Enfant, Samia Halaby s’amusait à peindre “comme beaucoup d’enfants”. Au contraire de la plupart des enfants, la petite fille voit les sons, qui revêtent couleurs et formes à ses oreilles. Au contraire de nombre d’enfants également, elle subit la guerre et la colonisation : “Enfant, je voyais les tensions du monde extérieur. Il y avait les couvre-feux et le bruit nocturne des balles. Les matins de nos derniers mois à Jaffa, je rassemblais les douilles tombées pendant la nuit sur notre balcon. Je réveillais mon père les mains remplies.”
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Pendant la Nakba, Samia Halaby a 11 ans. Elle et sa famille quittent la Palestine pour le Liban puis les États-Unis. Là-bas, elle continue de peindre, étudie le design à l’université. Aujourd’hui, l’artiste a 87 ans et elle n’a jamais cessé de peindre, de raconter sa terre natale et de donner la parole à ses compatriotes palestinien·ne·s. Ses pinceaux, ses crayons et, au bout d’un moment, son ordinateur lui permettent de voir et montrer le monde autrement.
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Des découvertes esthétiques et humaines
Comme une nécessité, elle interroge la réalité, défait ses formes et tord sa perspective. Pionnière souvent oubliée de l’abstraction, elle joue avec “la géométrie et la symétrie de la nature” depuis ses débuts, sourit-elle en visio, depuis son appartement new-yorkais :
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“J’ai suivi la trace commencée par les Constructivistes soviétiques dont j’admirais le travail et de qui j’ai lu avec grande attention les écrits. Je me suis basée sur leur travail et ai imaginé une abstraction qui imite les principes de la nature.
Je regarde le monde depuis un point de vue mouvant. Je veux comprendre comment le mouvement convertit et modifie les formes et les couleurs d’un état à un autre. Pour moi, l’abstraction n’est pas une invention sèche qui sort du cerveau humain mais plutôt le cerveau humain qui observe la nature et la réalité, en extrait certains principes et les utilise pour créer des œuvres abstraites.”
Elle souligne le lien intrinsèque entre la peinture et les sociétés dans lesquelles nous vivons. La translation picturale de la réalité nous permettrait ainsi “de nouvelles découvertes esthétiques” autant que des compréhensions inédites du monde qui nous entoure, de mises à mal de nos certitudes.
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La figuration ou comment “devenir un appareil photo”
Refusant tout enfermement, Samia Halaby n’a pas peur de parfois s’éloigner de l’abstraction. Au fil de sa carrière, elle a ressenti le besoin de travailler des œuvres figuratives afin de documenter des événements “non photographiés, que les médias bourgeois préfèrent oublier”. L’artiste s’est demandé “comment devenir un appareil photo”.
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Elle dessine notamment “le massacre de Kafr Qassem, de 1956, quand Israël a délibérément tué 49 travailleurs qui rentraient chez eux à la fin de leur journée”. Elle se rend sur place et rencontre les villageois·es et les proches des victimes afin de recueillir leurs témoignages : “Je voulais fidèlement rapporter ce qui s’était passé dans ce village. Je ne voulais pas créer une composition de symboles. Je me documentais consciencieusement, d’après une recherche attentive. Ce n’était pas une exploration de mon langage pictural comme avec ma peinture abstraite. C’est un usage réfléchi de l’histoire du langage pictural pour décrire un événement.”
Armée de ses crayons, elle immortalise les visages des victimes : “Je ne voulais pas montrer des piles de cadavres. Je ne voulais pas que les enfants et petits-enfants voient ça. Je voulais aussi les montrer avant qu’ils ne meurent, représenter la violence des balles, la réalité de l’effondrement des corps parce qu’on ne connaît les tirs et la mort que d’après ce que nous montre Hollywood.”
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Pour montrer les horreurs subies, la peintre ne montre pas que des visages. Nombre de ses œuvres représentent les oliviers, symboles de résistance de sa terre natale : “Quand le mur a été construit, des Palestiniens ont pu sauver certains arbres et les replanter dans la même orientation. C’était des oliviers réfugiés, des jeunes oliviers, des oliviers décapités. Ils ne donnaient plus toujours de fruits”, souffle Samia Halaby, qui n’oublie pas les oliviers qui n’ont pu être sauvés et sont devenus la possession de foyers israéliens. C’est aussi ces oliviers-là que l’artiste fixe sur ses toiles.
Exil et abstraction
Bien qu’éloignés de sa pratique abstraite, ces exercices de documentation interrogent les mêmes principes techniques, ceux de la compréhension des images, de leur composition et leur perspective. Munie de ses pinceaux, elle questionne le monde et ses représentations : “Je me suis demandé comment on voyait les choses. Par exemple, je me suis demandé ce qui se passerait si on supprimait les deux extrémités d’un cylindre et ses ombres : est-ce qu’on verrait toujours une forme ronde ? Cela m’a menée dans une recherche géométrique, une exploration de la perspective.”
Une pratique viscérale
Difficile de ne pas lier cette quête de “de la façon dont on voit les choses, l’horizon, l’espace” à l’expérience de l’exil et de la terre volée. “Il existe un lien entre mon abstraction et le fait que je sois Palestinienne, que ma maison m’ait été volée, que mes compatriotes soient constamment sous la terreur israélienne et états-unienne. Être Palestinienne et être considérée comme extérieure à la société états-unienne me permet d’avoir un point de vue extérieur sur l’intérieur – ce que ceux qui demeurent à l’intérieur ne peuvent pas avoir. […] Depuis l’extérieur, je suis libre de regarder où je veux, je vois que le monde est bien plus grand et que ceux qui restent à l’intérieur sont enfermés dans une cage pleine de privilèges, mais une cage quand même.”
Ses œuvres constituent des ponts entre les âmes et les sensibilités qui dépassent les différences de langue et de société : “Je m’inspire du monde dans lequel nous vivons toi et moi. Si tu aimes une de mes peintures, tu apprécies le fait qu’une artiste ait traduit en langage visuel quelque chose que tu connais. […] Une peinture peut être pornographique ou une illustration médicale. Ça peut être de la propagande raciste ou représenter la crucifixion du Christ, on peut l’utiliser pour dessiner un plan et construire des villes et des routes ; pour dessiner un missile qui détruira des milliers de vies ; pour une affiche présentant un message politique. Les peintures, les images, les dessins aident nos vies et nos mauvaises conduites mais, plus que tout, elles nous nourrissent et nous abritent.”
Pour Samia Halaby, ce n’est pas seulement que la peinture est utile ou agréable : elle peut être dangereuse ou apaiser les âmes, elle est indispensable et elle représente un élan vital, depuis toujours et à jamais.
Vous pouvez retrouver le travail de Samia Halaby sur son site et sur Instagram. Elle a publié en 2003 son livre Liberation Art of Palestine, un essai sur l’art palestinien de la seconde moitié du XXe siècle.