La dernière fois que j’ai vu Luke Pritchard, leader charismatique des Kooks, c’était à l’occasion d’un concert du groupe. Nous sommes en 2011, j’ai alors 17 ans et la ferveur pour le quatuor britannique bat son plein. Sur scène, sa performance survoltée ne laisse planer aucun doute quant aux activités plus ou moins licites qui se déroulent en coulisses. Dans la foule, les filles déchaînées (alors en majorité) usent de tous les stratagèmes pour mieux apercevoir leurs idoles. Comprimée contre les barrières de sécurité, je compte sur les pauses entre chaque chanson pour reprendre mon souffle, regrettant progressivement le choix – que j’ignorais si risqué – du premier rang. Ce soir-là, j’y ai laissé ma veste, une poignée de cheveux et probablement quelques années de vie.
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Lorsque, sept ans plus tard, la silhouette longiligne du chanteur se dessine en haut des marches du Studio Gibson où nous avons rendez-vous, l’appréhension de retrouver un artiste désabusé par les excès se dissipe. Visiblement assagi, le jeune homme ne semble avoir gardé de ses 26 ans que ses légendaires boucles brunes et ses yeux bleus perçants (qu’il baissera au moindre compliment). Du haut de ses 33 ans, fruit dans une main et bouteille d’eau dans l’autre, le chanteur affiche une maturité déconcertante. Dans une démonstration de la politesse qui fait la fierté de l’Angleterre, il se présente tout sourire à l’équipe et anime la conversation avec entrain.
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Un tableau qui laisse mon “moi adolescent” un temps songeur, avant que Luke Pritchard – soudain tourné dans ma direction – ne me rappelle à nos obligations d’adultes : “Let’s go, sunshine ?”. Une invitation à démarrer l’interview sous forme de joli clin d’œil à leur projet du même nom. Sorti ce vendredi 31 août, Let’s Go Sunshine, le cinquième album studio du gang originaire de Brighton (“son meilleur”, selon ce dernier), est aussi solaire que son nom. Et si les membres de The Kooks tirent sur la corde nostalgique des gamins des 90’s avec le même brio que sur celles de leurs guitares, ils comptent bien démontrer que leurs années de gloire ne sont pas derrière eux.
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“Voir des gamins découvrir notre premier album dix ans après, ça a été un réel boost de confiance”
Konbini | Vous aviez un peu disparu des radars ces derniers temps… Que s’est-il passé ?
Luke Pritchard | Suite au départ de nos membres originaux [le bassiste Max Rafferty a quitté le groupe en 2008. Le batteur Paul Garred est parti l’année suivante à cause d’un problème de santé, puis définitivement en 2012, ndlr], on a perdu un temps notre dynamique de groupe… À tel point qu’on a pensé plusieurs fois à arrêter. À côté de ça, il y a eu quelques accrocs… On a quitté notre label après notre quatrième album Listen [sorti en 2014, ndlr] et j’ai vécu une très mauvaise expérience avec une fille, qui m’a quitté pour un autre. Ce n’était pas très cool comme période. Ça aurait pu être bénéfique, parce qu’on dit que l’on doit être triste ou heureux pour écrire des chansons, mais je n’étais ni l’un ni l’autre. Je ne savais pas ce que je voulais dire, où je voulais aller…
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On a passé plusieurs mois à travailler avec Inflo [producteur de hip-hop avec qui ils ont travaillé sur Listen, ndlr], mais rien n’était concluant : on avait de très bonnes mélodies, mais elles n’allaient nulle part… On était perdus. On en était même à se demander : “Putain, mais c’est quoi The Kooks ?” On a finalement tout lâché pour la tournée [de l’album The Best of… So Far, sorti en 2017, ndlr]. Quand elle a pris fin, on a rencontré un nouveau producteur et on a recommencé.
Au milieu de tout ça, qu’est-ce qui vous a convaincus de tenir ?
Les fans… Sans vouloir tomber dans la niaiserie [rires]. Ils nous ont offert un soutien inconditionnel. On ne s’y attendait vraiment pas. Au final, on a surtout compris qu’on n’était rien sans notre audience. Et puis voir des gamins découvrir notre premier album dix ans après, ça a été un réel boost de confiance !
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Cette audience, vous l’avez vue évoluer avec vous ?
Oui et non ! C’est marrant parce qu’on pensait que la foule allait vieillir avec nous, mais on remarque que nos concerts restent assez “teens”. Ce ne sont juste pas les mêmes jeunes qu’à nos débuts ! Ceux d’aujourd’hui nous ont découverts grâce aux plateformes de streaming… C’est étrange mais c’est cool. Très cool, même. Parce que vous avez forcément envie que votre musique soit intemporelle et parle à toutes les générations.
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“La bonne musique sera toujours la bienvenue dans l’industrie”
J’ai lu quelque part que vous décriviez Let’s Go Sunshine comme l’album de la “dernière chance”. Un album pour “vous sauver”. Ça sonne un peu fataliste, non ?
Je pense que l’idée derrière ce nouvel album, plus que celle d’une “dernière chance”, était de trouver la définition de ce que nous sommes vraiment. Et comme ça faisait longtemps qu’on était dans la musique, on voulait surtout refaire nos preuves. On s’est battus avec l’ambition de faire mieux et on s’est mis la pression, de l’écriture à l’arrangement.
Avez-vous eu l’impression que la musique que vous proposiez n’était plus forcément la bienvenue dans l’industrie musicale ?
Disons que l’industrie a beaucoup changé depuis nos débuts : avant, les groupes étaient populaires [rires]. En une fraction de seconde, ils ne l’ont plus été. Nous avons été remis à notre place et avons un peu galéré… Mais tous les grands artistes ont connu des hauts et des bas dans leur carrière. C’est réconfortant… et motivant ! La preuve : cette période de doute s’est finalement transformée en chansons.
Dans le business, ce n’est pas tant une question de genre musical que de tendance. Mais je pense – j’espère – que la bonne musique sera toujours la bienvenue. C’est vrai que les radios ont contribué à homogénéiser le son lorsqu’elles se sont tournées vers les DJ… Et en même temps, je comprends pourquoi : ils sont très créatifs ! Aujourd’hui, on retient surtout que c’est un milieu exigeant où règne beaucoup de compétition et qu’on est toujours là, prêts à en débattre.
Votre quatrième album, Listen, sonne comme une parenthèse dans votre discographie… Est-ce qu’il ne reflétait pas une envie de coller aux tendances, justement ?
Si, évidemment ! C’est un projet assez drôle, il sonne un peu “non fini”, comme une démo ou un premier album légèrement artsy. On n’est pas devenus fous, hein ! On a juste bossé avec Inflo, un producteur plus jeune que nous qui vient du hip-hop anglais. C’était fun, dangereux et inspirant. Ça nous a permis de nous sentir à nouveau dans le vent, quitte à se perdre un peu en chemin. J’en suis fier, mais c’était différent. Ce n’était pas The Kooks.
Vous avez l’impression de vous être retrouvés sur Let’s Go Sunshine ?
Oui, parce qu’on l’a produit avec la volonté d’être honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes. Pour ce faire, on a jeté un coup d’œil à nos anciens albums. Pas pour s’en inspirer en se disant “ça marchait mieux pour nous commercialement à cette époque, on devrait y revenir” ! L’idée était de prendre le temps de se regarder dans le miroir et de se dire “ça, c’était nous”. Après cette introspection, Let’s Go Sunshine est venu tout seul.
J’imagine que le choix du titre n’est pas anodin ?
Effectivement ! C’est une manière de revendiquer cette étiquette de “groupe pop un peu solaire” qu’on nous a longtemps collée négativement. On est fiers d’avoir produit un disque joyeux et motivant ! Sachant qu’en plus de ça, tout n’est pas “sans pression” [jeu de mots avec le morceau “No Pressure”]. Il a une réelle profondeur : chaque chanson est une réflexion. La dernière fois que j’ai été aussi honnête dans les paroles, c’était sur notre premier album. Celui-ci est très personnel… sans être non plus autocentré ! [Rires.]
Vous dites embrasser aujourd’hui l’étiquette de “groupe pop”… C’est un peu court comme définition !
C’est vrai. Mais au fond, c’est le problème des cases : c’est forcément réducteur, en plus d’être approximatif. On nous a beaucoup définis comme “indie”, par exemple. C’est un mot que je n’aime pas, sûrement parce que je n’ai jamais vraiment su à quoi il se rapportait… Parce que “indie”, c’est “indépendant”. Donc ça devrait vouloir dire qu’on fait quelque chose d’alternatif, en dehors du mainstream, non ? Or, on est dans le mainstream, puisqu’on est pop !
Le problème, c’est que l’on a tendance à affubler une connotation négative au mot “pop”. Or ça vient simplement de “populaire”. Et il n’y a rien de mal à l’être ! Les Beatles l’étaient !
Exactement ! Quitte à nous définir précisément, je dirais que nous sommes un groupe de “pop rock progressive alternative”. Mais c’est un peu long pour l’étiquette [rires].
“On ne peut pas oublier une personne sans tomber amoureux d’une autre”
Sur le morceau “Kids”, vous dénoncez les travers de la société contemporaine. Sans affirmer que c’est “l’album de la maturité”, est-ce que vous ne seriez pas un peu plus pessimistes – pour ne pas dire moins naïfs – qu’à vos débuts ?
Je vois ce que tu as fait là [en référence à “Naive”, leur plus gros succès, ndlr] ! [Rires.] Pas vraiment. Plutôt l’opposé en fait ! Je me sens beaucoup plus calme et moins anxieux qu’avant. J’ai toujours eu du tempérament, mais on dirait qu’il s’adoucit avec l’âge et l’arrivée des cheveux gris [rires].
Après, il y a toujours des bagages. Mais j’essaie progressivement de les abandonner. J’ai toujours eu énormément de colère en moi, contre la vie, la société… Le fait que notre génération ramasse les putains de pots cassés de la précédente… L’écrire dans “Kids” m’a permis de me défouler. Le processus entier de l’album a été cathartique : dès que je mettais les mots sur ce que je ressentais, le sentiment partait et j’étais apaisé. C’est ce qui est génial dans la musique au fond. C’est une libération.
De quoi avais-tu besoin de te libérer en particulier ?
D’un chaos sentimental. L’album entier reflète ce que j’ai traversé à ce niveau-là ! Au début de l’écriture, j’étais très remonté contre cette fille qui venait de me quitter pour un autre. On le sent parce qu’on y retrouve pas mal de chansons énervées : “Kids” est un premier doigt d’honneur, “Not Fully Close” en est un autre et “Swing Low”, un dernier… On retiendra qu’il vaut mieux se défouler dans la musique qu’ailleurs ! [Rires.]
Et puis au milieu de l’album, je suis tombé amoureux d’une autre fille [la chanteuse Ellie Rose, aujourd’hui sa fiancée, ndlr] et j’ai écrit la suite dans la magie des premiers mois. J’ai eu envie de faire un Rubber Soul moderne [album des Beatles sorti en 1965, ndlr], quelque chose de vraiment romantique. Beaucoup disent qu’ils écrivent leurs meilleures chansons quand ils sont tristes, mais le bonheur a apporté énormément d’énergie sur cet opus.
Pour être honnête, Let’s Go Sunshine a surtout été le moyen de laisser partir quelqu’un de mon passé. Je le réalise seulement maintenant, particulièrement sur le morceau “Fractured and Dazed”… La leçon que j’ai retenue, une fois l’album terminé, est qu’on ne peut malheureusement pas oublier une personne sans tomber amoureux d’une autre.
“Si je pouvais parler à mon ‘moi plus jeune’ aujourd’hui, j’aurais pas mal de choses à lui dire”
Sur cet album, on note des références à Bob Dylan (“But I’m just blowing in the wind”), Serge Gainsbourg (“Initials for Gainsbourg”) et The Who (“The Kids Are (Not) Alright”) dans les paroles, l’influence des Beach Boys ou des Beatles dans la mélodie… Il y a définitivement quelque chose avec le passé, non ?
Je pense que ça illustre surtout notre philosophie, qui consiste à “chercher l’inspiration dans le passé pour en faire quelque chose de moderne”. C’est la meilleure forme de créativité. Faire du tout neuf reste assez facile, mais réinventer la tradition… c’est intemporel ! Et puis ça permet de perpétuer un héritage important. C’est ce que j’ai fait de manière plus personnelle sur “Honey Bee”, où j’ai placé ma voix sur cette chanson écrite et enregistrée par mon père [décédé alors que Luke était enfant, ndlr].
On sent pourtant une once de nostalgie sur “Fracture and Dazed”, où tu écris “Shadows of youth, never a greater sorrow” (“Il n’y a pas plus grand tourment que les ombres de la jeunesse”)…
C’est vrai, et merci de l’avoir remarqué ! Mais non, étonnamment, nos années folles ne me manquent pas du tout par exemple. Je préfère la sobriété [rires]. Il faut dire qu’on a quand même fait beaucoup de mauvais choix à l’époque… On était très jeunes quand Inside In/Inside Out est sorti [en 2006, ndlr] et je pense qu’on n’était pas préparés à toute cette folie.
On était des gamins un peu timides, auxquels la gent féminine ne prêtait pas attention… et on l’a contrebalancé. D’un coup, tout a été très intense : il y a eu beaucoup d’interviews, de filles, d’alcool, de drogues… On s’est laissé distraire et c’était une erreur.
J’ai eu la chance d’en sortir au bon moment, en comprenant qu’un album implique beaucoup de travail et qu’on ne peut pas se pointer au studio bourré tous les jours. Même si c’était drôle parfois, si je pouvais parler à mon “moi plus jeune” aujourd’hui, j’aurais pas mal de choses à lui dire.
Parmi ces erreurs, il y en a une que vous regrettez particulièrement ?
Je dirais Glastonbury [le groupe s’y est produit en 2007 et 2014, ndlr]. D’un côté, c’était génial. Mais de l’autre… Nous n’étions pas forcément dans notre état normal… Et c’est vraiment dommage de ne pas être entièrement présent dans un moment pareil. À cette époque, j’avais beaucoup de problèmes, de sentiments que je n’arrivais pas à gérer…
Il m’arrivait de passer des soirées à prendre de la cocaïne tout seul et à me dire que j’étais pitoyable. J’avais surtout beaucoup de mal avec cette vie sur la route. En tournée, on buvait pour contrer l’ennui en se disant “encore un putain d’aéroport, encore un putain de quai de gare”… C’était horrible. Et en même temps, c’est ce qui nous permettait de monter sur scène et d’être heureux… Donc on en garde un souvenir doux-amer.
Assez parlé du passé dans ce cas… Parlons plutôt du futur ! Comment tu l’imagines ?
J’espère avoir assez d’inspiration pour continuer à écrire des choses pertinentes et faire au moins dix albums. C’est drôle, parce que même si tout change très vite dans la vie, on appréhende toujours la musique sur le long terme… C’est à ça qu’on reconnaît une passion, j’imagine ! Au final, à ce niveau-là, je pense que la meilleure réponse c’est : “On verra !”
Let’s Go Sunshine, le cinquième album studio du groupe The Kooks, est disponible depuis aujourd’hui, vendredi 31 août 2018.