Vous vous souvenez de qui vous étiez à 12 ans ? Vous souhaitez parfois y revenir, en vain ? Peut-on vraiment renouer avec ses vies antérieures ? Dans son tout premier film, en salle le 15 décembre, la réalisatrice Celine Song, 35 ans, fait se bousculer toutes ces questions à travers la vie simple, sobre et éminemment bouleversante de Nora, immigrée coréenne à New York, dont la quiétude établie aux côtés de son mari Arthur se voit chamboulée par la visite de Hae Sung, l’ami d’enfance qu’elle a laissé en Corée à l’âge 12 ans.
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Cette histoire, c’est un peu celle de Celine Song, mais c’est un peu la nôtre aussi, pour des raisons qu’on ne s’explique pas vraiment. Beaucoup auréolent déjà Past Lives du titre du plus beau film de l’année et le long-métrage vient tout juste d’être nommé aux Golden Globes dans les catégories Meilleur film dramatique, Meilleur film en langue étrangère, Meilleure réalisation et Meilleur scénario, tandis que l’actrice Greta Lee est nommée dans la catégorie Meilleure actrice dans un drame.
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On a eu la chance de le décortiquer avec sa réalisatrice.
Konbini | C’est ton premier film. Comment on fait pour se sentir en confiance sur un plateau de tournage pour la première fois ?
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Celine Song | L’essentiel, c’est de te rappeler que tu connais les choses que tu as besoin de savoir en tant que réalisatrice : l’histoire, les personnages, les dialogues. Pour toutes les autres parties du job, tu peux compter sur tout un tas de gens qui l’ont fait un million de fois et qui bénéficient d’une expérience incroyable. Ces gens-là sont là pour toi, pour t’apprendre toutes ces choses que tu ne sais pas.
Tu ressors armée de ce premier film ?
Tellement ! Past Lives parle de la révélation personnelle que traverse une femme, en l’occurrence le personnage de Nora. J’ai moi-même traversé une révélation en faisant ce film !
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Laquelle ?
Avec ce film, j’ai appris que j’étais une réalisatrice de cinéma.
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Ce film est très proche de toi, il est presque autobiographique. Comment as-tu choisi l’actrice Greta Lee pour interpréter la protagoniste, Nora, et donc toi-même, d’une certaine manière ?
Alors, déjà, je te corrige : je n’attendais pas de Greta qu’elle me livre une interprétation de moi, ou une quelconque version de moi-même. Si cela avait été le but, je pense qu’il aurait été impossible pour elle de jouer la vraie vie de quelqu’un qui, en plus, doit la diriger sur le plateau. Cela aurait été trop étrange pour moi aussi. Je cherchais juste une Nora. Quand j’ai choisi Greta Lee, je lui ai demandé de trouver Nora avec moi et même si ce personnage est inspiré de mon expérience personnelle, je me devais de créer une entité à part entière. Il fallait la trouver, l’inventer, l’écrire.
Tu as décidé d’aborder l’attachement selon deux regards : l’enfance et la vie adulte. Quelle est la véritable différence entre les deux ?
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Ce qui est génial avec les enfants, c’est qu’ils ne sont pas nécessairement certains de l’essence du sentiment qu’ils ressentent. Dans le film, on a trois grands “au revoir” qui séquencent le film. Le premier, c’est celui des enfants, mais il ne fonctionne pas tout à fait, il ne fait pas vraiment sens. D’ailleurs, ils ne pleurent même pas dans cette scène, pour la simple et bonne raison qu’ils ne savent pas comment ressentir ce moment. Non seulement ils ne savent pas qu’ils tiennent l’un à l’autre, mais ils ne comprennent pas non plus qu’ils se disent au revoir. Ils sont privés de cet au revoir et ça constitue le véritable cœur du film.
Leur au revoir a finalement lieu 24 ans plus tard, à travers une longue scène tournée en plan-séquence. Pourquoi avoir choisi ce format pour cette scène clé ?
Le long plan-séquence me permet de jouer avec le temps. Je voulais absolument que l’entièreté du film, qui couvre tout de même 24 années de la vie de Nora, donne l’impression de passer en un éclair ; alors que la scène de l’au revoir, qui ne dure que deux minutes environ, ait l’air de durer pour l’éternité. C’est tout l’effet de ce silence entre les deux protagonistes, au moment d’attendre le Uber. Pour étendre ce moment au maximum, j’étais la seule à donner le départ pour le taxi et personne ne savait vraiment quand il allait débarquer dans le champ. Donc même sur le tournage, il y avait cet effet d’éternité. Mon intention était de créer ce sentiment de “Ça devient long, là, il arrive quand ?” tout en suscitant un “Attends un peu, c’était trop court” à l’arrivée du taxi.
On peut vraiment jouer avec le temps, en tant que cinéaste ?
Évidemment ! On peut s’amuser avec, il suffit de se creuser la tête. Pour la fameuse scène de l’au revoir final, mon directeur de la photographie est venu me voir pour me poser une question d’ordre pratique : dans quel sens marchent les personnages ? De gauche à droite, ou l’inverse ? J’ai instantanément pensé la rue comme une ligne du temps, la gauche représentant le passé et la droite représentant le futur. Lorsque Nora marche avec Hae Sung pour le ramener au Uber, elle se dirige vers le passé. Elle le quitte et marche vers la droite, le futur, où l’attend son mari.
Wow. Tu as trouvé de la poésie dans un élément pratico-pratique du film.
En quelque sorte, oui.
La scène de l’adieu se termine sur Nora en pleurs, mais on reste éloigné·e·s d’elle, on ne voit pas son visage. As-tu été tentée de rapprocher la caméra pour grossir le trait sentimental ?
Non. Même pendant le tournage, en regardant mon moniteur, j’ai toujours su que cette scène devait rester en plan large. C’était une question d’intimité, non pas seulement pour le personnage de Nora, mais aussi pour le public. Le fait d’être loin, pendant une scène si importante et intense, permet à tout le monde d’accueillir les émotions qu’implique le fait de dire au revoir à l’enfant de 12 ans à l’intérieur de nous. Parce qu’on a tous ce sentiment en nous. On sait ce que c’est, on sait qu’on ne va plus jamais avoir 12 ans à nouveau. Le cœur de cette partie de la scène, ce ne sont pas les larmes de Nora, c’est cette révélation.
Pas de doute, c’est une scène spéciale. Tu l’as ressenti au moment de la tourner ?
Il fallait qu’elle soit spéciale ! C’est différent. [rires] Tout ce qui précède la scène mène à ce moment précis. Tout le long du film, toute l’équipe savait que c’était la scène clé. Et puis, je les ai assez effrayés avec ça. [rires] Je leur disais que le film mourrait ou survivrait uniquement en fonction de cette scène. C’est une direction active, il fallait faire en sorte qu’elle soit spéciale, tout comme celle du bar qui arrive juste avant.
Ce qui me plaît le plus dans la scène du bar, ce sont ces deux hommes qui acceptent de faire partie de la vie de Nora, sans forcément tomber dans un quelconque jeu d’ego ou de compétition. C’est rafraîchissant.
C’est une forme de masculinité que j’aime chez les hommes de ma vie. Quand je pense à la masculinité qui m’attire, je pense à ce genre de choses et non pas à des attributs physiques ou que sais-je. Je trouve ça incroyable de savoir rester en retrait. Autant pour Hae Sung que pour Arthur, savoir se dire qu’ils pourraient prendre une situation comme celle-là personnellement, parce que certes c’est douloureux et compliqué, mais décider, à la place, de faire en sorte que Nora aille bien, parce qu’ils se soucient sincèrement d’elle. C’est tellement hot, tu ne trouves pas ?
La chose la plus sexy qui soit, même.
[rires] La chose la plus sexy qui soit, exactement !
Pourquoi cette scène de bar fonctionne ?
C’est vraiment dans cette scène que tout est dit. C’est là que toutes les questions sont posées, que tous les mystères sont résolus. C’est pour cela que les silences de la scène de l’au revoir peuvent fonctionner, c’est parce que tous les mots ont déjà été dits juste avant.
J’ai beau adorer les dialogues du film, ce sont les silences qui m’ont gagné. Quel est le plus difficile à scénariser, les mots ou leur absence ?
Les silences ne voudraient rien dire sans les dialogues, qui sont nécessaires pour faire entrer l’audience dans le sujet. Quand on ose un silence, il faut que le public se sente intégré à ce silence. Il faut qu’il comprenne de quoi parle ce silence, qu’il soit actif face à ce silence, qu’il puisse déchiffrer tout ce qui traverse l’esprit d’un personnage qui ne dit rien. Ce sont les mots avant et après qui donnent ce sens. Donc j’écris les deux de la même façon, interconnectés.
Pour revenir à la scène du bar, tu as réellement vécu cette situation, tu t’es retrouvée entre ton petit copain américain et ton ami d’enfance coréen dans un bar d’East Village à Manhattan. C’est d’ailleurs le point de départ du projet derrière Past Lives. C’était évident d’en faire un film ?
Ce n’était pas aussi évident, car évidemment, la conversation qui a lieu dans le bar, dans le film, n’a pas eu lieu dans la vraie vie. Tout est plutôt parti d’un sentiment réel, que j’ai ressenti en étant assise entre ces deux personnes qui incarnaient mon passé, mon présent et mon futur. Ils ne parlent pas la même langue, donc je traduis ce que l’un dit à l’autre, mais je me rends compte qu’au-delà de faciliter leur communication, je fais également communiquer deux parties de mon histoire, de moi-même. C’était un sentiment si fort que j’ai voulu savoir si j’étais la seule à ressentir ce genre de choses.
Et tu as une réponse ?
J’avais déjà une petite réponse, car j’avais déjà raconté cette anecdote à des proches qui, malgré leurs parcours de vie très différents, se reconnaissaient dans ce sentiment. Finalement, cela ne m’étonne pas que cette histoire si particulière qui m’est arrivée dans un bar d’East Village soit si universelle, car on sait tous ce que ça fait de se souvenir qu’on n’aura plus jamais 12 ans, qu’on ne pourra jamais réellement rentrer à la maison, ou en tout cas pas en étant la même personne.
La plupart des gens que je connais et qui ont vu le film le trouvent bouleversant et en sont sortis en larmes. Toi, tu pleures en le regardant ?
Non, il ne me fait pas pleurer.
Tu es la seule !
C’est très gentil ! [rires] Selon moi, ce que les gens trouvent dévastateur, c’est qu’ils approchent le film comme si c’était une énième histoire de triangle amoureux, alors que non. C’est l’histoire d’une femme moderne qui découvre qu’elle a tout un tas de vies différentes qu’elle aimerait vivre et qui se rend compte qu’elle n’a qu’une seule vie pour toutes les vivre. Il ne se passe rien de profondément bouleversant dans ce film. La seule chose bouleversante, c’est de comprendre que l’on vieillit, que l’on déménage, que l’on devient des personnes différentes. La seule manière de redevenir, le temps d’un instant, ces versions du passé, de revenir à ces “vies antérieures”, c’est à travers les yeux de celles et ceux qui nous ont connu à ces époques de nos vies.
Cette idée de vies antérieures, c’est le cœur de ce qu’on appelle le “In Yun” en Corée. Dans le film, Nora dit que c’est surtout un concept qu’on aborde pour flirter avec quelqu’un. Toi, tu l’utilises aussi seulement pour flirter ?
[rires] C’est certain que ça fonctionne pour draguer ! En mode “Non mais c’est forcément le destin, donne-moi ton numéro.” Mais il y a aussi une vraie profondeur dans l’idée du In Yun. Regarde, par exemple, toi et moi, aujourd’hui, on se rencontre dans le cadre de nos jobs. Ça pourrait s’arrêter là, on pourrait se dire que c’est un concours de circonstances, qu’il n’y a aucune connexion entre nous. Mais on pourrait aussi souligner le caractère incroyable et spécial de cette rencontre. On pourrait se demander qui nous étions l’un pour l’autre dans notre vie précédente.
Wow.
Je me demande qui nous serons dans notre prochaine vie, peut-être qu’on sera plus proches ? Peut-être pas du tout, que nos routes ne se croiseront plus jamais. Peut-être aussi qu’on a vécu quelque chose de très fort tous les deux il y a quatre vies ? De manière générale, je crois que c’est très fort de pouvoir appréhender chacune des connexions dans nos vies comme quelque chose de plus profond qu’il n’y paraît.
Past Lives — Nos vies d’avant sort en salle le 15 décembre prochain.