On a discuté avec la réalisatrice italienne la plus importante du moment : Alice Rohrwacher

Publié le par Flavio Sillitti,

© Tempesta

Après le sublime Heureux comme Lazzaro, la réalisatrice italienne revient avec un nouveau film gorgé de poésie, porté par le magnétique Josh O’Connor : La Chimère.

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Coup de cœur présenté au dernier Festival de Cannes, le film La Chimera d’Alice Rohrwacher nous plonge dans une Italie mystérieuse à la fois lointaine et proche, dans des endroits à la fois familiers et imaginaires, à la rencontre d’une bande attachante de tombaroli (ou “pilleurs de tombe”) dont le business ne survit que grâce au don mystique d’Arthur le Britannique, porté à l’écran avec finesse par la révélation Josh O’Connor, capable de localiser les trésors enfouis trois pieds sous terre.

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Le quatrième long-métrage d’Alice Rohrwacher, réalisatrice de talent que le maître Bong Joon-ho incluait en 2020 dans sa liste des dix réalisateur·rice·s à suivre, est une poésie tant narrative que visuelle, qui cache derrière des jeux de caméras audacieux et un casting impeccable des messages plus politiques qu’il n’y paraît, que la réalisatrice italienne a décortiqués avec nous le temps d’une rencontre fascinante.

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Konbini | La Chimère parle d’objets, d’antiquités et de trésors. Tu as une passion pour tout cela ?

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Alice Rohrwacher | Pas forcément, mais de toute façon, je ne pense pas que ce soit très intéressant de me raconter moi-même. Ce qui est personnel dans ce film, c’est mon envie de raconter le moment où le matérialisme s’est installé au niveau populaire. Jusqu’au début des années 1980, même lorsqu’on en possédait beaucoup, on portait une attention particulière aux objets. Ils n’étaient d’ailleurs pas que des objets, ils dégageaient une certaine présence.

Comme une âme ?

Oui, mais pas seulement. La nouvelle machine à laver, par exemple, c’était comme une entité avec qui on pouvait avoir une interaction. Ce n’était ni une chose ni une personne. C’était entre les deux, quelque chose de plus. Et puis est arrivé un moment où les choses ont perdu cette “présence” et sont devenues des choses, tout simplement. J’ai voulu faire un film qui racontait ce bouleversement à travers cette bande de tombaroli.

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Les tombaroli, c’est qui exactement ?

Ce sont les “tomb raiders” comme on dit en anglais, ou pilleurs de tombe. Dans les strates populaires, à partir des années 1980, de nombreux tombaroli italiens ont eu le culot d’aller voler les trésors sacrés des autres civilisations passées. C’étaient des trésors qui étaient contaminés par la mort, et que les tombaroli vendaient parce qu’ils n’avaient plus peur de rien et parce que toutes ces choses, aussi sacrées soient-elles, n’étaient que des choses à leurs yeux.

En quoi le récit des tombaroli nous apprend quelque chose de nos sociétés actuelles ?

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Aujourd’hui, plus que jamais, on considère les choses comme des choses : on les prend, on les jette. On ne pense pas au destin des choses, à ce qui leur arrive avant et après. Sauf que les choses ont un destin. Ton téléphone posé sur la table, il y a probablement une histoire horrible liée à sa fabrication et il y aura une histoire après son passage entre tes mains. Si les êtres humains et vivants ont un destin, les objets aussi ont un destin. Le moment où le matérialisme a triomphé dans le monde, et où les gens ont même eu le courage de piller des endroits sacrés, ça marque le moment où on a arrêté de croire au pouvoir des choses et à leur destin et c’est pour cela qu’on est capables d’utiliser notre téléphone sans trop se préoccuper de l’histoire qui l’habite, par exemple.

C’est une bonne ou une mauvaise chose, qu’on ne s’attarde plus sur ce destin des choses ?

Pour moi, c’est le désastre ! [rires] Je pense que l’on doit commencer à penser aux choses dans une autre perspective, prendre en compte le destin des objets que nous possédons et peut-être qu’on arrivera à être plus gentils et plus doux dans la création des choses et dans leur destruction aussi. Il faut réfléchir à la provenance des choses et à leur destination. Nous, on ne partage qu’un petit moment de la vie de la chose. Mais elle a une très grande histoire, elle vit après nous. Ce téléphone, il vivra après nous. J’avais l’intention de rappeler tout cela avec mon film.

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En ce sens, tu dirais que le film est engagé ?

Il y a un message engagé, oui. Je pense qu’on peut décrire le film comme une épopée sur l’arrivée du matérialisme, racontée d’une manière tragique, drôle, comique mais aussi poétique.

L’Italie, on l’a beaucoup vu représentée dans les films et en fiction et il y a beaucoup d’Italie différentes : l’Italie au soleil, l’Italie romantique, l’Italie plus politique. Toi, comment tu définis l’Italie que tu as voulu représenter dans La Chimère ?

Étrangère. Parce qu’il y a les yeux de l’étranger, avec le personnage de Josh qui est britannique. Mais aussi parce que l’actrice qui joue le personnage Italia dans le film n’est pas italienne.

Ah bon ?

Elle est brésilienne. [rires]

Et cette Italie étrangère, tu la reconnais quand même ?

Je ne sais pas trop. La force de ce pays, c’est qu’on comprend soi-même qu’on ne fait que passer, qu’on est nous-mêmes des étrangers sur la Terre d’un autre peuple. Il y a eu tellement d’autres civilisations historiques et belles qui sont passées avant nous, dont on connaît l’histoire et dont les traces sont encore visibles, enfouies en Italie, que ça nous rappelle que nous aussi, on va passer pour laisser place à une autre civilisation.

En parlant de civilisations, tu as choisi de raconter celle des Étrusques à travers leurs trésors. Pourquoi les Étrusques en particulier ?

J’aime le côté mystérieux qui les entoure. On sait que les Étrusques étaient capables d’écrire, mais qu’ils ont décidé de ne laisser aucune trace écrite de leur existence, de leur imagination, de leurs rêves. Ils n’ont rien laissé aux gens qui arrivaient après, alors qu’on observe que toutes les autres civilisations se sont préoccupées d’écrire pour exister à tout prix dans la postérité. J’ai trouvé ça très fort de la part des Étrusques et très mystérieux aussi. Surtout d’un point de vue moderne, sachant qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas capables de préparer une tarte tatin sans la montrer au monde entier. [rires] Les Étrusques, eux, ont décidé de garder leur culture pour eux et eux seuls et ont seulement disséminé quelques indices sous la Terre, à travers ces objets sacrés.

En regardant le film, on peut ressentir un certain conflit moral en se demandant si on est plutôt l’un des tombaroli qui voient les tombes comme des opportunités, ou plutôt comme le personnage Italia qui voit les tombes comme quelque chose de sacré. Toi, tu es qui ?

Je pense que je suis un peu plus proche d’Italia. C’est-à-dire que, pour moi, c’est interdit. Je ne parle pas d’une interdiction par la loi. Je parle plutôt d’une loi “magique”. Mais malgré le fait que je ne m’identifie pas à eux et leur manière de penser, je voulais quand même raconter l’histoire de cette bande d’hommes un peu drôle, fascinante. Je voulais le faire sans jugement, parce que finalement, ce ne sont pas des criminels.

Tu as rencontré des tombaroli ?

Oui. Quand on parle avec eux, ils sont très fiers de répéter qu’ils n’ont jamais fait de mal à personne, et qu’ils ne seront jamais capables de faire du mal physique à quelqu’un. Ils sont des criminels matérialistes, des criminels des objets. Ils ne sont même pas des voleurs, parce que les voleurs volent les choses des gens vivants, qui en souffrent par après. Pour eux, ils ne dérangent personne, surtout parce qu’en Italie, on se trouve dans un pays qui n’a pas mis en valeur sa propre richesse. Donc tous ces trésors donnent l’impression que personne n’en veut vraiment. Du coup, quand on les vole, on se sent moins coupable.

On ressent une certaine empathie de ta part envers les tombaroli. C’est le cas ?

Un peu. Je voulais quand même raconter l’histoire d’hommes victimes d’un système, qui sont contraints de faire ça pour rompre avec le passé. Le problème, c’est que le passé n’a pas été très gentil avec eux.

D’une certaine manière, peut-on dire que les archéologues sont des tombaroli ?

Non. Je crois beaucoup en la recherche archéologique. Le film est d’ailleurs dédié aux archéologues, à la recherche archéologique, parce que, selon moi, c’est la science la plus importante pour raconter notre fin. On a besoin de savoir qu’on va “finir” un jour, pour penser à ce qu’on va laisser derrière nous. D’une certaine manière, ce sont les archéologues qui nous le rappellent, c’est grâce à eux que l’on connaît les histoires des Égyptiens, des Étrusques ou des Romains. C’est pour cela que j’estime que les archéologues sont légitimes d’aller dans ces endroits interdits pour témoigner de cette fin.

Tu parlais de magie un peu plus tôt, est-ce qu’on en retrouve dans le film ? Le personnage d’Arthur, par exemple, a un don pour déceler les trésors sous la terre depuis la surface. Tu dirais que c’est un don magique ?

Aujourd’hui, quand on pense à un “don”, on pense forcément à quelque chose d’incroyable. C’est peut-être parce qu’on est drogués de cinéma américain et d’histoires extraordinaires. Quand tu me parles de magie, on pourrait supposer que le don d’Arthur vient d’un autre monde. Sauf que quand j’ai réalisé les interviews avec les tombaroli pour préparer le film, j’ai compris que chaque bande de tombaroli avait une personne qui pouvait sentir les endroits stratégiques où creuser. Pour eux, c’était tout à fait anodin, c’était comme dire de quelqu’un qu’il était poilu, ou qu’il avait un bon odorat. Pour eux, c’était normal, ce don ne s’inscrivait pas dans un autre niveau de l’existence et encore moins dans la magie.

Comment tu as dirigé Josh O’Connor pour rendre ce don à la fois fascinant et anodin ?

Je lui ai dit qu’il fallait que ce soit simple. Je lui ai fait comprendre qu’il y avait quelque chose de ridicule dans ces scènes de recherche, car il devait prendre le rôle de la vache à lait, derrière laquelle tous les tombaroli sont collés comme des mouches sur le miel. Ce qui est ridicule, c’est qu’ils ne sont pas fascinés ou intéressés par le don en lui-même, mais plutôt par ce que le don peut révéler. C’était beau de savoir que l’on peut parler d’un côté invisible de l’existence, sans tomber dans la rhétorique de l’extraordinaire et du magique. Même si, c’est vrai, on dit de ces personnes dotées du don qu’elles sont “mezzo mago”, ce qui signifie “à moitié magicien”.

Donc il y a un tout petit peu de magie quand même ?

Peut-être un petit peu ! [rires]

La Chimère sort en salles le mercredi 6 décembre, le même jour que la collection En quête d’émerveillement : les films d’Alice Rohrwacher sur la plateforme MUBI, composée de la filmographie complète de la réalisatrice italienne, à savoir Omelia Contadina, Futura, Les Merveilles, Four Roads, Corpo Celeste et Heureux comme Lazzaro