Il y a des défis, des challenges, qui s’imposent. Des décisions logiques et sensées, ou pas d’ailleurs, mais dont l’existence annihile la notion de choix. Et puis il y a ceux qu’on s’impose. Comme ça, sans raison autre que de se dire : “Je veux faire ça, je veux m’infliger ce truc.”
Publicité
Un beau matin de mars 2024, le dimanche 2 mars pour être plus précis, j’ai lancé un film que j’avais longtemps repoussé : Le Goût de la cerise, d’Abbas Kiarostami. Une célèbre Palme d’or, dont j’ai longtemps reporté le visionnage pour la regarder dans les meilleures des conditions. Un film sublime, qui m’a tellement bouleversé que j’ai commencé à m’interroger sur le reste des Palmes.
Publicité
Et là, une double évidence s’est présentée à moi :
- Il y a, avec Anatomie d’une chute, PILE 100 Palmes d’or (avant l’édition 2024, entendons-nous bien). Enfin presque : 101, avec la Palme d’or spéciale pour Le Livre d’image de Jean-Luc Godard en 2018, mais le film n’existe pas (jamais réellement sorti depuis, ni en salle ni en VOD), donc on décide de ne pas le considérer ;
- Je n’en avais vu que 38 sur 100.
Publicité
C’était donc décidé : je me devais de toutes les rattraper. Histoire de mieux comprendre l’histoire du Festival de Cannes. Histoire de compenser mon syndrome de l’imposteur nul considérant ma cinéphilie encore trop maigre. Histoire de rattraper des films culte. Histoire de me lancer un défi débile, chronophage et fatigant – ma passion.
La première difficulté de ce marathon de l’angoisse sera de les lister. Et là, première interrogation : comment peut-on arriver à 100 Palmes en seulement 76 Festivals ? Il faut avoir en tête les quelques curiosités du Festival de Cannes :
- La première édition en 1939 s’est arrêtée net du fait de la Seconde Guerre mondiale, mais une Palme fut donnée posthume lors de la 55e édition du Festival en 2002 ;
- En 1946, pour apaiser les relations internationales, le jury a décidé de récompenser un film par pays parmi les 44 (!) présentés. C’est ainsi qu’on s’est retrouvés avec 11 (!) Grands Prix cette année ;
- En 1947, on essaie de resserrer un peu la compétition et le palmarès. On aura malgré tout six Grands Prix mais par catégorie (comédies musicales, dessins animés, films d’aventures et policiers, films psychologiques et d’amour, et films sociaux) ;
- À cela s’ajoutent de nombreux prix ex aequo (oui parce que la Palme est créée en 1955, avant on parle de Grand Prix, bref), en 1951, en 1952, en 1961, en 1972, en 1973, en 1979, en 1980, en 1993, et, bon, en 2018, mais pour la Palme fantoche de Godard.
Publicité
Les calculs étaient donc bons. 100 Palmes. Après avoir vraiment galéré à mettre la main sur toutes, c’était parti pour deux mois intenses. Un marathon démarré le 2 mars et terminé le 28 avril.
Voilà donc notre classement objectif des 100 Palmes d’or, de la pire à la meilleure. Et certaines places risquent au mieux de vous surprendre, au pire de vous agacer.
#101. Le Tournant décisif, de Fridrikh Ermler (un des onze Grands Prix de 1946)
Le théâtre, c’est bien, mais sur les planches, pas devant la caméra. Ou alors le théâtre qui a quelque chose à raconter et a un propos intelligible, qui a de la vie, des acteurs qui y croient, des dialogues sensés, un peu de drame, d’enjeu – et une structure cohérente. Pas comme ce film de guerre, donc. Et encore, de guerre mais dont on ne voit du combat que cinq minutes au total sur 100. 95 minutes durant, donc, des capitaines et autres chefs militaires discutent de stratégies pour ne pas perdre Stalingrad aux dernières heures de la guerre contre le nazisme. Intérêt cinématographique proche du néant pour un film de propagande soviétique qui est le grand intrus des onze films récompensés en 1946, très clairement.
Publicité
#100. Les Meilleures Intentions, de Bille August (Palme d’or 1992)
Un téléfilm, très clairement. Qui peut se lever et dire que cette histoire d’amour, classique dans ses rebondissements et ses enjeux, concernant les parents d’Ingmar Bergman (!), l’intéresse franchement ? On en doute. Rien ne nous aide, de cette image vieillotte à sa longueur. Reste Pernilla August, que le commun des mortels identifie comme la mère d’Anakin dans la prélogie de George Lucas, qui est ici juste tout du long.
Publicité
#99. La Loi du Seigneur, de William Wyler (Palme d’or 1957)
Imaginez que vous avez Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson, Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman, Funny Face de Stanley Donen, un Wajda et un Fellini, et que vous donnez la Palme à un quelconque western bateau inintéressant au possible, qui n’a pour unique qualité que la présence d’un jeune Anthony Perkins et une oie qui malmène un gosse ? On l’a déjà oublié.
#98. M*A*S*H, de Robert Altman (Palme d’or 1970)
Juger les films sans prendre en considération l’époque à laquelle ils ont été faits est maladroit, et parfois une impasse critique. Le fait est que ce film est d’une misogynie et d’une homophobie qui le rendent difficilement regardable – et non, le film n’est pas un commentaire sur le comportement de l’armée, puisqu’il encense les personnages rétrogrades et se moque allègrement des femmes. Outre le fait qu’il n’est plus très drôle, pas spectaculairement incarné malgré le génial Elliott Gould ou mis en scène (alors qu’Altman enchaînera les chefs-d’œuvre par la suite), la Palme semble surprenante. Surtout quand on sait qu’il y avait en face Les Choses de la vie de Claude Sautet, et des films de Věra Chytilová, Ettore Scola ou Elio Petri. Une incompréhension, à l’époque, et aujourd’hui encore, même si l’on sait que cet avis va en agacer plus d’un.
#97. Deux Sous d’espoir, de Renato Castellani (Grand Prix 1952 ex aequo)
Une Palme qui prouve, une fois encore, que le prix ultime de Cannes ne permet pas nécessairement d’ancrer son film dans l’Histoire. On pourrait citer facilement sept films de la sélection officielle bien plus connus et reconnus que cette romance voulant s’inscrire dans le néoréalisme italien mais qui n’est, étrangement, qu’artifice – soit aux antipodes du mouvement. Rien n’est fluide, on ne croit à aucun personnage, et le destin du couple est plus que daté. Sans parler de l’aspect satirique complètement raté, où la pauvreté fait rire. Une erreur de casting, encore une fois – surtout quand on voit la Palme d’or ex aequo du cru 1952…
#96. Dheepan, de Jacques Audiard (Palme d’or 2015)
C’est fou et un peu triste que ce soit le moins bon des films d’Audiard (excellent cinéaste) qui ait récolté la célèbre Palme. Fantasmant la vie de trois Sri-Lankais fuyant la guerre pour débarquer en banlieue parisienne, où le faux patriarche récupère au final un job de gardien d’immeuble, le film est un ramassis de clichés. Parce qu’ils ont fui la guerre, la guerre revient à eux. À deux doigts de dire que la vie en banlieue est pire que leur vie d’antan. Gênant – et, en plus, pas très bien écrit.
#95. Le Monde du silence, de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle (Palme d’or 1956)
Malgré une concurrence vraiment, vraiment impressionnante, il n’est pas illogique que le documentaire de Cousteau, coréalisé par un certain Louis Malle, soit reparti avec la récompense ultime. C’était le premier long format du documentariste des océans, racontant les explorations du Calypso entre 1954 et 1955. À l’époque, les images fournies sont exceptionnelles. Et encore aujourd’hui, le travail sur la couleur, la lumière et le cadre impressionne. Le problème, c’est qu’il n’a pas “mal vieilli”. C’est bien pire que ça. Le documentaire est très compliqué à revoir. La violence, parfois vraiment intense, infligée aux animaux, l’explosion de corail… tout ça semble irregardable. Objet d’étude fascinant, donc (comment diable a-t-on pu être aveugles aussi longtemps ?), mais qu’il est compliqué d’apprécier pleinement aujourd’hui.
#94. La Porte de l’enfer, de Teinosuke Kinugasa (Grand Prix 1954)
À un moment donné, mettre tout sur le dos d’une autre époque est trop facile. Même il y a soixante-dix ans, on n’aurait pas dû trouver belle et romantique l’histoire d’un homme qui force une femme qui ne le connaît pas à se marier, quitte à vouloir tuer son mari et se montrer extrêmement violent. Alors oui, les couleurs sont très belles, Machiko Kyō est fascinante, et je vois bien la volonté de faire du Douglas Sirk dans du Japon médiéval, mais quand on voit que le film sort la même année que Les Sept Samouraïs, bon, on comprend qu’on est loin d’être au meilleur du cinéma japonais, hein.
#93. Ces messieurs dames, de Pietro Germi (Palme d’or 1966 ex aequo)
Trois segments humoristiques complètement datés, et absolument pas marquants. Pourquoi diable le jury lui a-t-il donné la Palme ex aequo avec le chef-d’œuvre de Lelouch Un homme et une femme, ne récompensant pas au passage Le Docteur Jivago de David Lean ? Sans doute qu’on préférait à l’époque l’humour potache et misogyne. D’autant plus que c’est aussi loin d’être le meilleur de Germi. Mamma mia…
#92. Sans filtre, de Ruben Östlund (Palme d’or 2022)
Ouais, une place qui va faire parler – à son échelle, hein. Rien qu’en interne, où tous les membres de la rédaction aiment le film. Malheureusement pour eux, c’est moi qui me suis infligé ce marathon de l’enfer, donc je place les films là où ça me chante. Et en ce qui me concerne, c’est un visionnage douloureux, agaçant, qui reste en travers de la gorge. À part un premier segment génial avec un superbe Harris Dickinson, le film est d’abord sympathique, puis faussement subversif, avant d’atteindre un niveau d’infamie inégalé (oui, la femme de ménage devenue maîtresse de la société est devenue pire que les riches d’antan, le pouvoir rend fou mais surtout les pauvres, les riches, on s’en moque gentiment, les pauvres, ce sont des monstres). Désolé mais face au reste de la compétition, cela ne fait aucun sens.
#91. Fahrenheit 9/11, de Michael Moore (Palme d’or 2004)
Drôle de Festival que celui de 2004. Alors qu’on a toujours reproché à Cannes de snober l’animation, on se retrouve avec Shrek 2 en compétition (chef-d’œuvre), et Ghost in the Shell 2: Innocence (sous-coté). Une sélection officielle avec quasiment rien à jeter, et des films culte en devenir – Old Boy, 2046, Nobody Knows. Mais le jury pouvait-il donner la Palme à quelqu’un d’autre que Michael Moore et son pamphlet contre Bush et son injuste guerre en Irak, qui est tant au cœur de l’actualité, moins de trois ans après le 11-Septembre ? Quitte à récompenser un film maladroit, au ton agaçant, contradictoire…
Vu son impact, il semble difficile de le classer aussi bas. Mais si on ne regarde que les qualités intrinsèques du long, il ne mérite pas mieux.
#90. Miss Julie, d’Alf Sjöberg (Grand Prix 1951 ex aequo)
C’est marrant, Sjöberg avait déjà eu une Palme six ans plus tôt – et elle est bien meilleure. Et cette année-là, il y a eu une Palme ex aequo pour un film, spoiler, bien meilleur. C’est même sans parler du reste de la compétition, allant d’All About Eve à Une place au soleil, en passant par Powell et Pressburger, Carné ou encore Buñuel. Mais non, la récompense est allée à cette adaptation d’une pièce de théâtre caricaturale à souhait, qui se veut politique mais n’est qu’antiféministe tout du long, avec une romance trop peu crédible et dont les enjeux émotionnels pêchent sévèrement, malgré un casting solide.
#89. Union Pacific, de Cecil B. DeMille (Palme d’or posthume de 1939)
Cas compliqué. Le film du légendaire cinéaste derrière Les Dix Commandements ou Cléopâtre est très peu connu, et pour cause : il n’a été récompensé qu’en 2002. Car, pour rappel, la toute première édition du Festival de Cannes devait se tenir en septembre 1939. Sauf qu’elle a dû être annulée du fait de la guerre qui venait de se déclencher. Lors du 55e Festival, les instances ont décidé de remettre un prix a posteriori à cette première version avortée. Et on comprend le choix de récompenser un film moins reconnu que, disons, par exemple, Le Magicien d’Oz (qui était nommé, oui, oui). Mais ce western sur la conception du rail de train traversant les États-Unis est loin d’être marquant pour autant. Pas mauvais du tout (DeMille, tout de même), mais très classique.
#88. Antoine et Antoinette, de Jacques Becker (Grand Prix 1947 – films psychologiques et d’amour)
Le quiproquo est mignon, mais tellement prévisible. Le duo fonctionne plutôt bien, malgré une écriture laborieuse (la jalousie insupportable du mari, le harcèlement à deux doigts d’être normalisé de l’épicier d’en bas, une résolution absolument évidente). Cela n’enlève pas quelques jolis moments, mais ne lui empêche pas la place de Palme très franchement mineure.
#87. La classe ouvrière va au paradis, d’Elio Petri (Palme d’or 1972 ex aequo)
Film compliqué, au message trouble. Comment un cinéaste d’extrême gauche a-t-il pu vouloir raconter l’aliénation par le travail en se moquant des syndicalistes, présentés comme des opportunistes qui lâcheront les employés à la première occasion et dont la seule libération sera donc le travail ? Certes, ces syndicats touchent du doigt au pouvoir et à la bourgeoisie, ce qui expliquerait leur comportement. Mais le message est trouble. Comme sa mise en scène, volontairement chargée, et sa musique, volontairement vertigineuse. Le fait est qu’on ne passe pas un très bon moment, trop concentrés à essayer d’analyser le propos, oubliant l’intrigue facultative et se perdant dans un film, au final, qu’on risque de vite oublier. Dommage.
#86. L’Enfant, de Luc et Jean-Pierre Dardenne (Palme d’or 2005)
De là à dire que Cronenberg, Von Trier et Jarmusch méritaient plus la Palme, il n’y a qu’un pas. Qu’on franchit volontiers. Et pourtant, on est loin de détester les frères Dardenne – vous verrez par la suite que Rosetta est bien mieux placé. Ce qui cloche ici est peut-être plus sur le fond que sur la forme, toujours aussi juste et puissante. L’écriture des deux frangins est censée nous permettre de prendre en pitié et en amour un personnage quasiment toujours détestable. Or, si la compassion fait son apparition à une ou deux reprises, difficile de ne pas détester ce personnage assez peu crédible – son manque d’humanisme pas loin d’être cliché nous sort du récit. Pas notre came, donc, mais on se sait en minorité là-dessus.
#85. L’Anguille, de Shōhei Imamura (Palme d’or 1997 ex aequo)
Compliqué. On pourrait se concentrer sur l’horrible féminicide du début évacué comme un simple geste de jalousie, pour nous demander de pardonner au personnage après qu’il a purgé sa peine. Mais si on se concentre sur une pure analyse filmique, ce qui cloche le plus dans ce film (bien en deçà de l’autre Palme ex aequo de cette année-là, Le Goût de la cerise) est sa construction et son écriture. Comme beaucoup de films asiatiques, on change de registre en permanence. Sauf que quand Bong Joon-ho glisse de l’humour dans l’horreur, il n’oublie pas sa trame principale. Ici, elle change sans cesse. Est-ce un film d’horreur qui devient un drame contemplatif qui devient de la comédie avant de devenir une histoire d’amour ? Et ce, sans parler de la fin ? Et tout ça sans cohérence, ni sans aller au bout de son projet à chaque fois. Connaissant le cinéaste, une déception.
#84. The Square, de Ruben Östlund (Palme d’or 2017)
Fut un temps où Östlund avait l’ego bien placé et savait mettre ses messages en sous-texte. Sans dire que Snow Therapy est subtil, mais plus malin que ce qui suivra. The Square est l’exemple même du film qui te crache son propos politique en pleine poire pendant 150 minutes. Ce qui ne l’empêche pas d’être intéressant par moments – pour un film écrit, malheureusement, comme un film à sketchs sans en être un, heureusement que certains segments fonctionnent, comme la fameuse scène de la performance ou de la capote. Mais difficile de ne pas voir une critique du monde de l’art faite par quelqu’un qui ne le connaît pas si bien. Un film qui se veut malin, et ne l’est que trop peu. Un film qui se veut gênant, mais qui est trop grossier pour vraiment l’être. Juste trop long, à la limite. Dommage bis.
#83. Feux croisés, d’Edward Dmytryk (Grand Prix 1947 – films sociaux)
Film noir un peu banal, qui a comme principale force de détourner la censure pour exploiter un propos politique chargé tout aussi fort pour l’époque – le cinéaste transformant le roman initial, où il est question d’homophobie, pour parler d’antisémitisme. On est en 1947, c’est fort. Sauf que c’est un peu tout. Pas de quoi sauver les meubles de ce whodunnit, bien ficelé mais classique au possible.
#82. Ziegfeld Follies, de Vincente Minnelli, Lemuel Ayers, Roy Del Ruth, Robert Lewis et George Sidney (Grand Prix 1947 – comédies musicales)
Le problème des films à sketchs, c’est qu’ils sont, par nature (hors cas extrêmement rare), déséquilibrés. C’est le cas de ce Grand Prix de 1947, qui a des moments de grâce (les séquences dansées, sublimes), et des moments gênants (les sketchs, qui tous à peu près tombent à l’eau et sont datés). Le résultat est donc bancal. Dommage, parce que quand il brille, il ne le fait pas à moitié.
#81. Padre Padrone, de Paolo et Vittorio Taviani (Palme d’or 1977)
Difficile de mettre celle-ci aussi bas. Roberto Rossellini est littéralement mort en défendant le film à qui il a donné, en tant que président du jury, cette Palme d’or – légende et rumeur contestée, mais vous aurez compris l’idée. Et dans le fond, l’adaptation des mémoires de Gavino Ledda est réussie. Mais la dureté du récit, fusionnée à la froideur de sa mise en scène, n’est pas aidée par la banalité de certains thèmes. On est durs, on le sait. Peut-être dû au fait qu’il était en face de véritables chefs-d’œuvre tels que Les Duellistes de Ridley Scott, Trois Femmes de Robert Altman ou Une journée particulière d’Ettore Scola. Peut-être qu’on ne voulait pas avoir en tête les images d’enfants copulant avec des ânes, avant de se faire frapper par leur père, encore, et encore, et encore. Peut-être.