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Tobie Hatfield est le frère cadet de Tinker Hatfield, le designer incontournable de Nike à l’origine de la Air Max 1, de la Air Jordan ou encore de la Nike Mag (pour ne citer qu’elles, car il a conçu plus d’une trentaine de modèles). Il est aujourd’hui le directeur de l’Innovation Kitchen, au sein du campus de Nike, à Beaverton (Oregon).
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Cette tête pensante indispensable de la grande firme américaine a retracé pour nous son parcours, et nous a décrit les enjeux principaux de son métier et les évolutions de Nike depuis son arrivée.
Konbini | Est-ce que vous pouvez revenir rapidement sur les débuts de votre carrière ? Comment avez-vous atterri à Nike ?
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Tobie Hatfield | J’ai grandi en Oregon en faisant beaucoup de sport – j’étais sauteur à la perche. Comme tout athlète passionné, je voulais faire les Jeux olympiques ! Une fois arrivé à la fac, je me suis dit que j’allais plutôt devenir coach. C’est à ce moment-là que Nike m’a approché.
J’ai longtemps refusé, jusqu’au jour où mon père a été touché par le cancer. Ça faisait déjà dix ans que j’avais quitté ma région natale : j’avais envie de rentrer chez moi et donc j’ai accepté. J’ai passé neuf entretiens en une semaine, et le vendredi ils me proposaient deux jobs. J’ai choisi celui qui était ici, à Portland, avant même que le campus de Beaverton ne soit construit.
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J’ai commencé au sein de l’équipe des matériaux. Je suis ensuite devenu développeur, puis j’ai eu la chance de découvrir tout le processus pour créer une chaussure. Je suis finalement revenu au pôle de l’innovation et du développement et je me suis retrouvé à avoir ma propre salle d’échantillonnage.
Bill Bowerman m’a accordé sa confiance et m’a donné l’opportunité d’avoir une pièce rien que pour moi, où je pouvais faire tout ce qui me passait par la tête. C’est d’ailleurs là que j’ai imaginé la première Air Presto.
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Pouvez-vous nous décrire la création d’une chaussure de sport ?
Le processus varie selon la chaussure, car chaque projet est totalement différent. Au sein de l’Innovation Kitchen, il peut y avoir des projets qui se réalisent plus vite que d’autres. S’ils ne demandent pas des technologies de pointe, on peut les réaliser en six mois.
Puis il y a d’autres projets, qui peuvent prendre jusqu’à dix ans voire plus. Par exemple, pour la Flyknit ça a pris 13 ans et la première Nike Shox 17 ans. En ce moment, je suis sur un projet dont je ne peux pas encore vous parler — et ça fait déjà sept ans que je travaille dessus. Je préfère prendre mon temps : ce n’est pas encore prêt, mais j’espère que ce le sera dans les cinq ans à venir !
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Et puis des fois, même si le produit est prêt, on préfère le sortir plus tard. C’est notamment ce qui arrivé avec la Air Presto. On aurait pu la sortir en 1998, mais on a fait exprès de la mettre sur le marché seulement en 2000. C’était un modèle avec de nouveaux éléments, donc on voulait d’abord proposer deux autres baskets qui dévoilaient certaines caractéristiques de la Air Presto.
Combien de personnes travaillent à la création des chaussures ?
Au tout début, ça peut être qu’une seule personne – moi, ici, en l’occurrence. Puis, au fur et à mesure, quand la chaussure évolue, tu dois t’entourer car tu as besoin d’avis extérieurs. Ensuite, quand le produit commence à être marketé, ça peut réunir 230 personnes.
Quelle est l’idée derrière l’Innovation Kitchen ?
Tout a commencé dans cette cuisine. C’est ma salle d’échantillonnage, en fait. On l’a nommée ainsi pour deux raisons : toutes les idées de Bill Bowerman lui sont venues dans la cuisine de sa femme, et aussi parce qu’on se considère un peu comme des chefs de resto (sauf qu’on fait des chaussures).
Le processus est le même : on mélange des ingrédients, on essaye et on recommence en enlevant et en rajoutant certains éléments. Tout est millimétré, comme en cuisine. En fait, on essaye des milliers de choses avant d’arriver à la recette ultime !
Vous êtes à l’origine des emblématiques chaussures dorées portées lors des Jeux olympiques de 1996 par l’athlète Michael Johnson. C’était comment de voir ses créations aux finales des JO ?
Oui ! Ces chaussures et ces JO ont une connotation très spéciale pour moi : c’est un peu là que tout a commencé. C’est à ce moment-là que j’ai fondé mon équipe et que je suis véritablement devenu un innovateur et un designer. Ça a été un tremplin pour ma carrière.
Du coup, 23 ans plus tard, comment les matériaux des chaussures ont-ils évolué ? Sont-ils si différents qu’à vos débuts chez Nike ?
Oui, les matériaux sont différents et notre ligne Sprint Spikes a beaucoup évolué en 20 ans. Aujourd’hui, on va plutôt être amenés à retirer des matériaux inutiles afin de rendre la chaussure la plus simple et pratique possible.
Vous parlez beaucoup de l’aspect “physiologique” de vos créations : vous pouvez nous en dire un peu plus ?
C’est vrai, je distingue souvent deux aspects des chaussures. Il y a la perception de la chaussure : son esthétique. Et il y a l’aspect “physiologique”, voire “neurologique”, qui est directement lié au pied, les sensations différant selon les morphologies. Je prends ces différences très à cœur dans mon processus créatif.
Par exemple, le but principal de la Nike Free était de recréer une cohésion entre les coureurs ou marcheurs. On voulait que chacun d’eux retrouve la sensation d’être pieds nus. Une fois, l’un de nos athlètes m’a d’ailleurs confié ressentir les textures et les courbes du sol. Et c’est exactement ce que l’on recherche avec la Free : créer une expérience.
“Feel good, train good and compete good” !
Comment avez-vous accueilli toutes les évolutions technologiques de ces dernières années ?
Elles ont considérablement participé à l’évolution de l’industrie du footwear – je parlerais même de révolution ! Je travaille avec toute une équipe spécialisée dans ces nouvelles technologies, et ils sont d’une aide cruciale. Ils nous permettent de repenser la chaussure et résoudre de nouveaux problèmes. Ces avancées nous permettent d’avoir des matériaux plus intelligents et donc plus performants.
Aujourd’hui, la frontière entre sport et lifestyle devient de plus en plus floue. Quel est votre avis sur la question ?
Ça ne me dérange pas, au contraire ! On peut créer des chaussures d’un grand confort juste pour traîner avec ! Avec la Nike Free, on peut bénéficier des apports de la chaussure juste en marchant, par exemple. Mais dans mon travail, l’aspect esthétique vient dans un second temps. On travaille d’abord sur le fonctionnel !
Seulement, aujourd’hui, on a des clients qui vont s’intéresser en profondeur au produit et à son esthétique. Mais chez nos athlètes aussi le visuel est important. Comme on dit : “Feel Good, train good and compete good !”
Dans votre job, est-ce que vous suivez les tendances ?
Personnellement, je ne suis pas le meilleur pour suivre les tendances. Mais on a des équipes spécialisées qui vont nous aiguiller lors des dernières étapes pour rendre la chaussure peut-être plus tendance ou originale ! Ce n’est pas tant mon métier au final de faire des produits à la mode. Mais l’un va avec l’autre, car si on veut que les gens soient attirés par nos créations, il faut qu’elles leur plaisent !
Comment est-ce qu’on se renouvelle dans le game des sneakers ?
En fin de compte, c’est toujours le même processus. Dans mon cas, je demande toujours aux athlètes ce qui va et ne va pas. On apprend tout d’eux, et c’était déjà le cas avec Michael Johnson lors des JO de 96.
Zion just ripped his entire foot through a Nike basketball shoe. #Hulk pic.twitter.com/rT54MDN24t
— SportsChannel8: The Tweets (@SportsChannel8) 21 février 2019
D’ailleurs, quand la chaussure Nike de Zion Williamson s’est fendue en deux pendant un match de basket, que s’est-il passé le lendemain ?
On a fait une autopsie de la chaussure pour comprendre ce qu’il s’est passé. C’est la procédure lorsque n’importe quelle basket a un problème majeur comme celui-ci. On essaie de savoir si le problème vient du design ou de l’usine… Rien de différent de ce que l’on fait habituellement !
À quoi ressemble votre chaussure du futur ?
Si je le savais, je ne pourrais même pas vous le dire ! Mais plus sérieusement, je ne me pose pas tellement ce genre de questions. Je dirais que chaque problème ou besoin de nos athlètes permet d’esquisser nos futurs modèles. C’est pour ça que je ne peux pas vraiment le prédire et je pense que personne ne peut…
Et finalement, on dépend de la société, aussi. Une chose est sûre : je pense (du moins je l’espère) que l’on résout au fil du temps les problèmes que rencontrent nos athlètes, et c’est de cela qu’on puise notre inspiration !