Ibi Zoboi est l’une des auteures jeunesse les plus en vogue des États-Unis et son roman American Street a été finaliste du National Book Award dans la catégorie “Littérature Young Adult”. Yusef Salaam est l’un des membres les plus influents des “Exonarated 5”, ces cinq adolescents accusés à tort de l’agression, au cœur de Central Park, de la joggeuse Trisha Meili, dont l’histoire tragique avait été racontée dans la série d’Ava Duvernay Dans leur regard. Ensemble, ils font paraître Mes coups seront mes mots, un roman conçu comme un long poème envoûtant où un jeune adolescent noir raconte sa descente aux enfers dans les entrailles du système judiciaire américain. Rencontre avec deux artistes militants en mission.
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Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Yusef Salaam : On s’est rencontrés pour la première fois à l’université, presque dix ans après ma condamnation à sept ans de prison pour un crime que je n’avais pas commis.
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Ibi Zoboi : Ce livre est notre première collaboration. Yusef est un ami et un homme que je respecte profondément. Je n’avais que onze ans quand l’affaire de Central Park a éclaté. Cela m’a dévastée, j’ai voulu tout lire et tout voir à ce sujet, pour essayer de comprendre une telle injustice. Aujourd’hui, j’ai mis tout mon cœur dans ce projet, pour essayer de rendre compte ce que Yusef a traversé grâce à la fiction.
Comment le livre Mes coups seront mes mots est-il né ?
Ibi Zoboi : J’étais en train de faire la promotion de mon roman American Street lors d’un festival littéraire et j’ai croisé Yusef qui faisait une lecture et dédicaçait son livre de poésie. Dans ce livre, il y avait un poème intitulé « I Stand Accused » qu’il avait écrit à 16 ans et qu’il avait déclamé au moment de son jugement. Quand j’ai découvert ce poème, j’ai eu la conviction qu’il fallait faire de cette histoire et de ce sujet un roman pour les jeunes générations. Je voulais que cette tragédie personnelle, qui, malheureusement, arrive encore à beaucoup d’autres enfants aujourd’hui aux États-Unis, puisse être racontée dans un livre. Je voulais que le héros, comme Yusef, soit un jeune poète, un jeune artiste pris au piège de la machine judiciaire.
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Yusef Salaam : L’histoire d’Amal est différente de la mienne mais elle est traversée par l’injustice que j’ai connue. Écrire ce livre avec Ibi a été une expérience merveilleuse. J’ai pu partager certaines vérités avec la jeune génération et capturer les sentiments qui m’ont traversé à travers ce jeune garçon.
Comment avez-vous travaillé ensemble pour façonner ce texte ?
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Ibi Zoboi : Yusef avait de nombreux souvenirs et de nombreuses réflexions à partager après l’injustice qui l’a frappé. Il ne m’a pas partagé beaucoup de détails sur son procès et son incarcération mais il me parlait beaucoup des sentiments qui l’animaient alors, de ce que ça fait de se retrouver dans cette situation. J’ai donc décidé d’écrire ce roman sous forme de longs poèmes qui racontent le voyage émotionnel d’Amal Shahid, un adolescent de seize ans, accusé à tort d’un crime qu’il n’a pas commis.
Racontez-nous le destin d’Amal ? Que dit-il de l’Amérique d’aujourd’hui ?
Yusef Salaam : Une nuit, Amal s’est retrouvé au mauvais moment au mauvais endroit, au beau milieu d’une bagarre entre Noirs et Blancs. Arrêté par la police, pris au piège de la terrible machine judiciaire, il est condamné pour agression. Ce roman n’est pas un drame de Cour de Justice mais le voyage émotionnel d’un jeune adolescent et artiste afro-américain qui utilise sa voix pour s’opposer aux injustices raciales qui secouent son pays. Cette histoire met en lumière la faillite du système judiciaire américain et son caractère discriminatoire. Mais c’est aussi le récit d’un système éducatif défaillant qui laisse nos enfants sombrer sans broncher.
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Avec ce roman, vous vous adressez à une nouvelle génération plus militante, déterminée à révolutionner les mentalités ?
Ibi Zoboi : Absolument ! Avec les réseaux sociaux, les jeunes générations sont un puissant porte-voix et comptent bien se faire entendre pour que les choses changent. Plus besoin d’espérer qu’on leur tende un micro, ils ont directement accès au monde et aux responsables en charge. Notre travail, en tant qu’écrivains pour les jeunes adultes est de se faire l’écho de ce qu’ils sont en train de dénoncer, de les soutenir et d’amplifier leurs protestations.
Avec cette idée que l’art peut être vecteur de changement ?
Yusef Salaam : L’art n’est pas seulement une forme d’expression, c’est un moyen de convaincre. Les métaphores, les symboles, les allégories sont autant d’armes pour véhiculer des idées puissantes. Quand un jeune lecteur ou un lecteur tout court d’ailleurs entre en connexion avec nos personnages et nos histoires, ils se rendent compte qu’ils ne sont pas seuls au monde. Ils peuvent se glisser dans la peau d’un autre et voir le monde avec son regard.
Quel a été l’impact du livre aux États-Unis ?
Ibi Zoboi : Le livre a figuré parmi les best-sellers du New York Times pendant des semaines. Il a figuré sur de nombreuses listes des meilleurs livres de l’année 2020. Nous avons remporté le Walter Award nommé en hommage à Walter Dean Myers, un des monstres sacrés de la littérature jeunesse américaine et le prix du Meilleur ouvrage de littérature jeune adulte par le L.A Times. Plus important encore, nous avons échangé avec beaucoup de collégiens et de lycéens et eu des discussions riches et passionnées à propos des histoires de Yusef et d’Amal.
Cette nouvelle ère post-trump vous donne-t-elle des motifs d’espoir ?
Yusef Salaam : C’est un combat quotidien long et fastidieux et nous sommes infiniment reconnaissants envers les activistes de terrain, les politiciens et les artistes qui essayent ensemble de faire bouger les choses et de faire progresser le combat pour la justice et l’équité.
Avec le temps, votre colère s’est-elle apaisée ?
Yusef Salaam : Bien sûr j’ai connu la colère au début. Mais avec le temps, j’ai réalisé que ce chemin de croix devait avoir un but. Je suis toujours en colère contre cette injustice et toutes celles auxquelles des adolescents comme moi doivent faire face chaque jour mais je ne suis pas aigri. Je n’ai pas de ressentiments, c’est un vilain poison. Laissez aller la rancœur est une libération. Je garde uniquement la rage de me battre.