Les initiatives immersives autour des œuvres d’art pullulent. Qu’il s’agisse d’imaginer de gigantesques scénographies faites de sons et de lumières ou d’intégrer des odeurs à des tableaux, la proposition de plonger ses sens dans une œuvre d’art semble être une idée phare du XXIe siècle. Elle n’est pourtant pas si récente, et ses formes actuelles sont plutôt timides comparées à certaines pratiques en cours depuis des millénaires. Depuis l’Antiquité en effet, il existe un usage qui nous paraît plutôt farfelu aujourd’hui : celui de manger ou boire une œuvre d’art. En 2021, l’historien de l’art moderne Jérémie Koering publiait chez Actes Sud un ouvrage dédié à l’iconophagie, sujet plutôt oublié de nos jours.
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Les formes et les motivations de l’iconophagie sont diverses : il pouvait s’agir, comme dans l’Égypte antique, de boire l’eau qu’on faisait ruisseler le long d’une représentation picturale ou de lécher une image “en vue d’une guérison”, retrace le spécialiste auprès du Monde. Au micro de l’émission L’Art est la matière de France Culture, il ajoute qu’il est également question de se rapprocher ainsi de la sainteté, en ingérant des iconographies religieuses comme un “acte de foi”.
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À la Renaissance, explique Jérémie Koering, “le corps est le creuset de la création” : “Il y a une espèce de transité de l’un à l’autre.” Les iconophages se nourrissent alors littéralement d’œuvres, alimentent le corps et l’esprit en un processus d’“assimilation des maîtres”. Certaines images sont mangées dans un but social, afin d’“instituer des communautés ou partager une même conception du monde par la consommation collective d’une image”, détaille l’auteur. La pratique est alors si raisonnée que certaines images sont “destinées à être ingérées”, précise France Culture.
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Une pratique risquée
Si la pratique ne doit pas coller aux mesures d’hygiène actuellement en vigueur, elle n’est également pas sans risque pour les œuvres d’art qui, à force d’être grignotées, léchées, bues, croquées, finissent par réduire, jusqu’à disparaître. Lors de son voyage en Italie entre 1580 et 1581, Michel de Montaigne évoque les dangers de l’iconophagie pour les œuvres d’art.
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De passage à la Santa Casa, la maison de la Vierge, il découvre que les parois recouvertes de fresques de l’édifice font le bonheur de certain·e·s fidèles qui “grattent” les pierres et les “arrachent” afin de s’en repaître : “À un moment donné, les autorités religieuses s’en inquiètent et se disent qu’à ce rythme-là, la maison va disparaître et qu’il faut interdire ces pratiques”, raconte Jérémie Koering. Pas d’inquiétude pour les pèlerins, ils finiront par trouver leur bonheur en remplissant des bols de la poussière ramassée chaque jour au sol des fresques.
Si aujourd’hui, malgré l’existence de mets figuratifs, l’iconophagie est réprouvée, Jérémie Koering souligne la façon dont la pratique met en lumière “le rôle fondamental des images dans notre rapport au monde”. Après 6 000 années de pratique, l’iconophagie nous donne de la nourriture à penser quant à notre propre rapport contemporain boulimique d’images et de contenus.
Les Iconophages de Jérémie Koering est disponible aux éditions Actes Sud.
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