La ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, le ministre délégué chargé de l’Industrie Roland Lescure, la présidente de la région Île-de-France Valérie Pécresse, et plein de députés : depuis samedi, beaucoup de personnalités politiques (des macronistes ou de droite, on ne va pas se mentir) sont en boucle contre la réalisatrice Justine Triet, qui vient de remporter la Palme d’or du Festival de Cannes avec Anatomie d’une chute.
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Encore hier, ce mardi 30 mai, la ministre de la Culture venait se justifier de son tweet et de sa réaction sur le plateau de Quotidien.
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En cause ? Le discours de la réalisatrice dans lequel elle a attaqué le gouvernement, dans un premier temps sur la gestion de l’État de la crise sociale qui a découlé de la réforme des retraites mais aussi sur la posture de ce dernier qui, selon elle, “casserait l’exception culturelle française”.
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On lui reproche entre autres, plus que son discours sur la répression des manifestations, de surtout cracher dans la soupe en attaquant un système qui financerait ses films et le cinéma de manière générale – à coups de subventions et d’aides de l’État et donc, en sous-texte, avec nos impôts.
C’est un raccourci qui pourrait nous laisser penser que l’État est un grand mécène altruiste, ce qui est loin d’être le cas, et surtout qui prouve une méconnaissance profonde du financement du cinéma français.
On essaie d’éclaircir tout ça en se penchant sur le cas d’Anatomie d’une chute pour comprendre le financement dans sa globalité.
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Le CNC, le mirage qui effraie tant
De manière générale, un film français est financé par trois entités publiques, et la plus connue est le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). En effet, sans aide du CNC, il est quasi impossible de monter un film. Or, on pense souvent que le CNC, puisque c’est un établissement public, est financé par nos impôts. Mais pas du tout !
Le CNC est autonome financièrement et indépendant – et ce, depuis sa création en 1946. Il est financé par trois biais, comme expliqué ici par Radio France. D’abord, grâce à une taxe sur les tickets de cinéma vendus. En résumé, quand vous allez au cinéma et que vous achetez une place, 10,72 % de la somme que vous venez de balancer reviennent au CNC, que ce soit pour une production américaine, un blockbuster à la sauce Marvel, un film français ou un film de n’importe quelle autre nationalité. Quoi qu’il en soit, 10,72 % sont prélevés pour financer le CNC.
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En 2022, alors qu’on n’avait pas repris les couleurs exactes d’avant la crise du Covid-19, on enregistrait tout de même 152 millions d’entrées en salle sur cette seule année. Avec un ticket moyen dépassant les 7 euros, on vous laisse faire le calcul…
Cela étant dit, beaucoup citée en exemple d’indépendance, cette part du budget issue des tickets vendus ne représente que 17,5 % du budget global du CNC (!). 17,5 % proviennent également d’une taxe sur les services vidéo physique (prélevée sur chaque vente de DVD ou Blu-ray) et en ligne (VOD ou abonnement à des plateformes). Quid des 70 % restants ?
Le gros du fonds de soutien au CNC provient, et ce depuis 1986, de taxes sur les “éditeurs et distributeurs de services de télévision”, soit les chaînes. Je vous vois venir : “Mais France Télévisions, ce sont nos impôts qui le financent !” Oui, mais la taxe est calculée en fonction des recettes publicitaires. Donc niet. C’est le cinéma financé par le cinéma, peu ou prou.
Écran Total nous explique par ailleurs que le film de Justine Triet a profité d’une aide du CNC, de la fameuse “avance sur recettes” de 500 000 euros. C’est une aide qui vient en amont et qui, comme son nom l’indique, est une avance. Donc le CNC peut, comme le rappelle Le Monde, se rembourser une partie avec les recettes en salle du film – selon le quotidien, l’organisme peut récupérer entre 25 % et 80 % de ce qui a été avancé, en dehors de 50 000 euros de franchise.
Morale : le CNC, ce n’est pas nos impôts.
Les crédits d’impôt et autres prêts
Le CNC a un autre pouvoir : celui, via un comité d’experts indépendants, d’octroyer ou non un crédit d’impôt. Pour faire simple, un crédit d’impôt est une somme soustraite à vos impôts par l’État. L’exemple cité sur le site service-public.fr est celui-ci :
“Vous avez droit à un crédit d’impôt de 700 € pour vos frais de garde d’enfants. Si vous devez seulement 500 € d’impôt, les services fiscaux vous remboursent alors le surplus de 200 €.”
En 2004, une loi a permis la mise en place d’un crédit d’impôt pour les producteurs. Celui-ci est bien évidemment cadré. Pour y avoir droit, il faut que le film soit tourné en langue française, réalisé principalement en France et que la postproduction soit en grande partie gérée en France. Conditions sine qua non pour y être éligible.
De manière générale, il a été instauré pour inciter les tournages à se faire en France, pour promouvoir le territoire et créer de l’emploi. On notera aussi qu’il permet généralement de couvrir 20 % des coûts de production, soit l’équivalent de la TVA. C’est le cas du film de Justine Triet, qui a reçu un crédit d’impôt de 1,2 million d’euros, pour un budget de 6,2 millions – soit 19,35 %.
Et encore une fois, ce n’est pas de l’argent qui tombe des finances publiques directement dans la poche des producteurs mais une déduction fiscale qui soulage les coûts de production. Un manque à gagner pour l’État, compensé par la création d’emploi – ou le fait de faire travailler des artistes sur le territoire français, en plus des dépenses directes de tournages.
Pour faire plus simple : selon le Ciclic cité par Capital, les 120 millions d’euros de crédits d’impôt alloués au cinéma français en 2017 en ont rapporté… 880 millions.
Cela va de pair avec un autre aspect des aides souvent pointé du doigt – et souvent à tort. Dans le rapport (un peu lunaire, on ne va pas se mentir, mais on en reparlera plus tard) rendu le 17 mai 2023 du sénateur LR Roger Karoutchi, actuellement vice-président du Sénat, sur le financement public du cinéma, ce dernier considère dans les interventions de l’État “les prêts octroyés ou garantis par l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (Ifcic) et Bpifrance”.
Ce qui est vrai, il s’agit d’une intervention de l’État. Sauf qu’on parle de prêt. Donc l’argent est voué à être remboursé. Encore une fois, ce n’est pas un don ni même concrètement une aide ou un financement à proprement parler – c’est pour ça que la nomenclature change quand apparaît cette donnée en deuxième page du rapport.
Toujours pas nos impôts, donc.
Les aides des départements et des régions
C’est le gros de l’argumentaire des anti-Triet – cf. Valérie Pécresse citée plus haut. Et c’est vrai, les régions et les départements participent largement à la production des films. Sauf qu’une fois encore, ces aides sont avant tout des investissements. Pareil que pour le crédit d’impôt, pour obtenir une aide de la région Île-de-France (la région qui investit le plus), il faut qu’une partie de son tournage soit en Île-de-France.
Concrètement, sur Anatomie d’une chute, la production a reçu, selon Écran Total, 150 000 euros d’aide non remboursables par la région Nouvelle-Aquitaine, 90 000 euros par le département de la Charente-Maritime et 270 000 euros d’aide à la coproduction par l’agence Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma. Arrêtons-nous sur ce dernier chiffre.
France 3 Auvergne-Rhône-Alpes nous informe que ce tournage a, une fois encore, été très rentable pour la région. En effet, selon le directeur de ladite agence, Grégory Faes, les 270 000 euros ont permis de rapporter 700 000 euros en dépenses directes (hôtels, techniciens, tournages divers). Et ce, sans parler de l’aspect publicitaire d’afficher une région dans un film. Et puis, qui dit coproduction dit pourcentage sur les recettes en salle en cas de succès au box-office.
Triple bénéfice, donc, pour un investissement souvent présenté comme un don. Si on pousse à un certain extrême, rappelons tout de même que le passage à Paris du tournage du dernier Mission: Impossible a provoqué 35 millions d’euros de retombées.
C’est ici de l’argent public, et donc nos impôts, certes, mais qui fait tourner l’économie locale et qui est utile aux collectivités.
Les chaînes de télévision, le chaînon manquant
Si on enlève les fonds privés (boîtes de distribution, sociétés de production, et autres Sofica, etc.) qui n’ont rien, mais alors rien à voir avec vos finances, il reste une grosse partie à traiter : les chaînes de télévision. Privées ou publiques, elles sont légalement obligées de financer une majeure partie des productions hexagonales – indexé sur un pourcentage de leurs revenus. Mais là, il faut éclaircir le sujet, car ça devient un peu compliqué.
Il y a une loi, importante dans le paysage de la production audiovisuelle en France : la chronologie des médias. Il s’agit, pour la faire courte, d’un mécanisme qui cadre les diffusions des productions filmiques après leur sortie en salle. Cette règle impose un calendrier strict qui est, comme le rappelle Numerama, celui-ci :
“Un film peut sortir en DVD/Blu-ray ou en VOD 4 mois après sa sortie en salle.
Un film peut être diffusé par Canal+ ou OCS 6 mois après sa sortie en salle.
Un film peut être disponible sur Netflix 15 mois après sa sortie en salle.
Un film peut être disponible sur les autres plateformes (Disney+, Prime) 17 mois après sa sortie en salle.
Un film peut être diffusé sur une chaîne gratuite 22 mois après sa sortie en salle.”
Pourquoi ? Cela dépend de l’investissement dans le cinéma. Historiquement, Canal+ a depuis longtemps investi de manière conséquente dans le cinéma français. Et de manière générale, l’investissement des chaînes est obligatoire, et ce calendrier en découle – pour l’avantage conséquent qu’a Canal+, chaîne payante, à avoir les films aussi tôt, celle-ci doit financer à hauteur de 12,5 % de son chiffre d’affaires dans le cinéma français, contre 3,2 % pour TF1 ou M6.
Par exemple, pour le film de Justine Triet, on trouve deux chaînes de télévision : Canal+, qui a mis 1,2 million sur la table pour un pré-achat du film – comprendre que c’est Canal qui aura l’exclusivité 6 mois après la sortie salle, et ce, pendant 9 mois –, et France 2, qui a dépensé 900 000 euros. Et encore.
Dans ces 900 000 euros, il y a une moitié qui est une aide à la coproduction – donc la chaîne peut avoir droit à une partie des recettes du film – et l’autre qui sert au pré-achat du film, ce qui fait que la chaîne sera la seule, pendant un certain laps de temps, à pouvoir le diffuser sur sa chaîne puis sur sa plateforme gratuite (le service public). Ce n’est donc pas une subvention mais un achat.
Il n’empêche que ces 450 000 euros proviennent donc, pour le coup, en partie de nos impôts. Mais c’est un peu plus compliqué que ça, évidemment…
Un système vertueux et en péril
Cela n’a pas toujours été exactement le cas. N’oublions pas qu’en 2009, Nicolas Sarkozy a fait voter une loi supprimant la publicité entre 20 heures et 8 heures sur les chaînes du service public. Manque à gagner direct ? Selon Franceinfo, sur la période 2009-2013, on parle de 745 millions d’euros qui ont disparu…
Concrètement, cela veut dire que la majeure partie du budget vient, bien plus encore qu’auparavant, de l’État. En l’occurrence, chaque année, le gouvernement donne environ 2 milliards d’euros à attribuer à la programmation (cela veut dire les émissions, les reportages et les productions cinématographiques ou de séries). La somme déversée pour le pré-achat du nouveau film de Justine Triet ne représente donc que 0,2 % du budget alloué à France Télévisions, qui investit sur 60 films par an (sur les 280 de la production hexagonale).
Le problème dans tout ça, c’est que oui, le service public est une chance. C’est l’occasion d’avoir de la culture disponible pour tout le monde, accessible “gratuitement” – et souvent des films que des chaînes privées gratuites n’achèteraient pas forcément. C’est un acteur indispensable de l’écosystème actuel qui, pour rappel, génère de la création d’emploi. En 2010, le secteur de l’audiovisuel représentait tout de même 238 500 emplois.
Or, ce que décrit Justine Triet, c’est la mise en danger de tout ce système. C’est, avec la suppression de la redevance télévisuelle (qui finançait jusque-là le service public), une fragilisation de France Télévisions et de tout ce qui en découle. Comme celle-ci est désormais financée en partie par une fraction de la TVA, le service public est bien plus dépendant des régimes en place. Et si demain l’État veut sucrer de moitié le budget de France Télévisions (et donc de la part dans son investissement dans le cinéma français), les conséquences seront désastreuses, mais personne n’y pourra rien.
Petit à petit, les différents gouvernements ont cherché à amputer le service public de son indépendance. Et cela va de pair avec une volonté de casser un modèle “d’exception culturelle française”. Si on revient deux minutes sur le rapport du sénateur Karoutchi cité plus haut, celui-ci montre les chiffres à leur avantage, grossissant très largement la part de l’intervention de l’État dans un secteur qu’il présente comme “à bout de souffle” – on appréciera la référence…
Le but de ce rapport ? Proposer des moyens de baisser ou de rentabiliser l’investissement de l’État. Une merchandisation, comme évoquée par Justine Triet, donc, et qui ne date pas d’hier, comme le rappelle dans ce fil Twitter la journaliste de Libération Sandra Onana.
Déjà en 2019, des députés LREM demandaient que le CNC investisse davantage dans des films qui feront plus de 50 000 entrées. Peu ou prou au même moment, deux rapports officiels (dont un signé par un certain Dominique Boutonnat, déjà proche du président Macron et pas encore président du CNC) “alertaient” sur le fait que l’on ferait trop de films en France, sous couvert de leur mauvais score – oubliant au passage qu’il s’agit là peut-être plus d’un souci de diffusion et de distribution que de pur snobisme du public, comme le rappelaient dans une tribune dans Le Monde, en réponse à ces rapports, près de 800 professionnels, qui craignaient “une merchandisation de l’art”, comme le rappelait Robin Campillo, encore chez Quotidien ce lundi 29 mai.
Quoi qu’il en soit, rappelons que l’on parle de rentabilité et de productivité pour un secteur artistique, que ce soit au niveau régional, au niveau du CNC ou dans les investissements des chaînes et autres. D’où la notion, contestée par Libération dans une tribune, de néolibéralisme dans le discours de Justine Triet. Et c’est vrai : notre modèle n’est pas parfait mais il est vertueux et sert d’exception dans le monde – même le grand média américain Variety encensait, pendant le Festival de Cannes (au passage, le plus grand festival du septième art du monde), notre système de production.
Sa mise en danger est réelle et le discours de Justine Triet le rappelait à juste titre, contrairement à ce que la plupart des commentateurs ont pu dire/écrire.
N.B. : oui, le gouvernement a soutenu le secteur du cinéma pendant la crise du Covid-19 – comme beaucoup de secteurs. Certains estimeront que ce n’était pas assez, mais il faut le relever malgré tout.
N.B. 2 : nous n’avons pas inclus dans les coûts budgétaires, contrairement à d’autres, le système d’intermittence du spectacle – dont le déficit est financé par les cotisations chômage –, parce que cela ne rentre pas dans le budget des films à proprement parler et parce que ce serait réducteur (tous les salariés de cette industrie ne sont pas intermittents et les intermittents travaillent dans bien plus d’arts que le cinéma).