Made in France nous plonge dans le quotidien d’une cellule djihadiste sur le point d’attaquer Paris. Glaçant de réalisme, le film devait sortir en salles le 18 novembre, soit cinq jours après les attentats qui ont touché la capitale. Rencontre avec son réalisateur, Nicolas Boukhrief.
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Trois jeunes de banlieue, Driss, Christophe et Sidi fréquentent assidûment une mosquée radicalisée. Ils attendent le retour d’Hassan, leur leader parti en Afghanistan pour rencontrer les responsables d’al-Qaida. Lorsqu’il revient, avec des ordres précis en sa possession, le groupe décide de passer à l’action.
Samuel, journaliste infiltré au sein de cette cellule, va être le témoin de leur dérive. Ce scénario, Nicolas Boukhrief l’a écrit il y a quatre ans, bien avant les attentats de 2015. Sans se douter que son film connaîtrait un étrange destin.
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Au soir du 13 novembre 2015, lorsque Abdelhamid Abaaoud – l’instigateur présumé des attentats de Paris– prend le métro à Montreuil pour se rendre dans le secteur du Bataclan, les affiches de Made in France couvrent les murs des stations de la ligne 9. On y voit une tour Eiffel qui se mélange à une kalachnikov.
Ironie du sort, Made in France doit sortir en salles quelques jours après, le 18 novembre. Le film sera déprogrammé, pour finalement n’être disponible qu’en VOD à partir du 29 janvier. Nous avons contacté son réalisateur, Nicolas Boukhrief, pour qu’il nous en dise plus sur ce film qui a bien malgré lui été rattrapé par l’actualité.
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Konbini | La genèse de Made in France date d’avant les attentats meurtriers qui ont ensanglanté la France en 2015. Comment vous est venue l’idée de faire un film sur le djihadisme ?
Nicolas Boukhrief | Ça vient de loin. La première fois que j’ai pensé à ce sujet, c’est quand j’ai vu Khaled Kelkal se faire tuer à la télévision. C’était le responsable des attentats de Saint-Michel en 1995, il agissait pour le compte du GIA algérien. Après une traque qui avait duré un mois, il est mort cisaillé par les rafales des forces d’intervention devant les caméras de M6. C’était tellement proche des images que j’avais pu voir dans les films américains, ceux de Chuck Norris par exemple, avec le barbu hystérique qui meurt les armes à la main.
Mais là, il y avait quelque chose de plus troublant encore, parce que ce type était français. Qui était Khaled Kelkal ? C’est la première question que je me suis posée. Environ un mois après, je lis l’interview d’une jeune femme qui avait rencontré Kelkal en prison avant qu’il ne se radicalise. On pouvait décrypter avec précision la dérive islamiste d’un délinquant de base.
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J’ai commencé à me documenter sur ce sujet. Et puis il y a eu le gang de Roubaix, que beaucoup de gens ont oublié aujourd’hui. C’était un gang djihadiste qui était en activité dans le Nord et qui a tué plusieurs personnes. Il était dirigé par deux Ch’tis. C’était la première fois qu’on voyait des convertis décider de commettre des attentats. Je me suis dit que ça devenait intéressant et que je pouvais enfin traiter ce sujet sans qu’il y ait d’amalgame possible.
Et puis, quand l’affaire Merah est arrivée, j’ai ressenti une réelle urgence. Il fallait que je parle du djihadisme car il devenait évident que ce n’était que le début. Je voulais essayer de raconter et de comprendre ce qui était en train de se passer. J’ai commencé à enquêter. Et je me suis vite rendu compte que les médias étaient très en-dessous de la vérité. Il y avait beaucoup plus de choses sur le Net que ce qu’on pouvait lire dans les journaux. Le danger était sous-estimé.
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Les policiers que j’ai rencontrés m’ont dit qu’ils étaient convaincus que la France était sur liste rouge et que ça allait exploser dans les mois ou les années qui arrivaient. Il ne fallait pas être sorcier pour voir à quel point le décalage était grand entre l’indifférence des médias et des politiques et la réalité de ce qui se passait sur le Net.
Malheureusement, l’affaire Merah a été sous-évaluée. Il n’y a pas eu 4 millions de personnes qui ont défilé en hommage aux victimes. Un retard s’est créé à ce moment sur la prise de conscience d’une nation par rapport à un vrai problème de société.
À travers de ce film, est-ce que vous vouliez documenter la radicalisation ?
Il n’y avait pas à proprement parler une volonté journalistique de ma part. J’ai été influencé par un cinéaste qui s’appelle Samuel Fuller. C’est un cinéaste qui, certainement parce qu’il a été lui même journaliste, a toujours construit ses films autour de faits de société avec comme sujet principal la faillite de la société américaine sur un phénomène précis. Ça a donc joué.
Ce n’est pas forcément simple d’enquêter sur le djihadisme. Comment avez-vous procédé ?
Le djihadisme est aujourd’hui une matière à la fois archaïque et très moderne. Pour sa partie moderne, il y a énormément d’informations disponibles sur le net. Et puis je viens de province, j’ai parlé avec quelqu’un dont le petit frère était en train de basculer dans une vision radicale de sa religion. Ce qui ne veut pas dire que ce petit frère va nécessairement devenir un djihadiste. Mais qu’il est en train de transformer l’agression qu’il reçoit de la société en une vision très puritaine de sa croyance.
Ça a été une source précieuse d’informations. Après, je me suis arrêté au stade de l’infiltration. Je n’ai pas essayé de rentrer incognito dans les mosquées clandestines. Ça ne m’aurait de toutes façons pas appris grand-chose. Les prêches qu’on peut entendre dans ces mosquées sont déjà sur la Toile. J’ai en revanche rencontré des policiers qui travaillaient sur des affaires liées à la radicalisation. Toutes ces informations sur le djihadisme existaient déjà il y a quatre ans. Ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est qu’on s’y intéresse autant !
“Pour moi, c’était comme si je faisais un film sur les jeunesses hitlériennes”
Il y a certainement des infos qui ne sortent pas dans les médias et qu’on ne trouve pas non plus sur le Net. Les cellules de renseignement ne laissent pas filtrer les informations réellement sensibles !
Peut-être. Mais je voulais faire un film qui parle du bas de l’échelle. Pour moi, c’était comme si je faisais un film sur les jeunesses hitlériennes ! Pour comprendre l’état d’esprit de ces jeunes, il y a des pages et des pages de forums sur le Net avec des discussions sur le bien-fondé d’un islam radical. Quand on fait un film comme Made in France, les informations sont faciles à trouver.
On savait que des gens partaient en Afghanistan. On connaissait les filières, les pays par lesquels ils passaient… On voit bien que ce sont des gens majoritairement issus des quartiers sensibles. Les sept heures de discussion de Mohamed Merah avec le Raid avant qu’il ne soit tué sont disponibles sur Internet. Pour savoir qui était cet individu, sept heures c’est quand même un bon début
Je voulais retranscrire l’humanité ou, disons, l’inhumanité de ces gens. Dès qu’un terroriste passe à l’action, vous avez sa fiche qui sort et on sait tout de sa vie. On sait à peu près tout des frères Kouachi aujourd’hui, et des autres aussi. Il y a souvent une enfance cassée, une absence du père, des enfants qui ont été abusés, à qui on a menti, qui sont désillusionnés. Du coup, dresser leur portrait n’est pas très difficile.
Et puis, il y aussi la part de fiction que je m’autorise. Les informations qu’on ne connaît pas sont en lien avec la géopolitique, c’est à dire le haut de l’échelle. Je n’arrive toujours pas à savoir qui achète le pétrole de Daech, ou combien de civils ont été tués par les frappes françaises.
Vous pensez avoir fait un portrait relativement fidèle d’une cellule djihadiste aujourd’hui en France ?
Ce n’était pas mon but au départ. Mais la réalité a tellement rattrapé mon film ! C’est un scénario qui a été écrit il y a quatre ans et, au fur et à mesure qu’on progressait dans la réalisation du film, des faits se sont avérés parfaitement justes ! Il y a une réplique dont je suis très fier. À un moment donné, un des personnages rappelle à celui qui est sans doute le plus fanatique de la bande qu’il est breton ! Et six mois plus tard, je lis dans la presse que le converti le plus dangereux en Syrie est un Breton. C’est un détail, mais ça a été tout le temps comme ça.
Les personnages ont 20 ans, et je me suis dit que ça devait leur arriver parfois de fumer des joints. J’ai demandé à un expert de l’islamisme qui m’a dit qu’un djihadiste ne ferait jamais ça. Et lors des analyses toxicologiques pratiquées sur les terroristes de novembre, les résultats ont prouvé qu’au moins un d’entre eux fumait des joints. J’ai fais le portrait de jeunes gens qui basculent dans le djihad. Mais ces jeunes gens auraient pu basculer dans le terrorisme d’extrême droite ou d’extrême gauche à une autre époque.
“Je ne connais personne d’heureux qui se radicalise. Se radicaliser est le résultat d’une frustration ou d’une violence qu’on a reçue”
Le point commun de tous ces gens c’est qu’ils sont paumés et qu’ils réagissent à une violence qui vient de l’extérieur ?
En effet. Je ne connais personne d’heureux qui se radicalise. Se radicaliser est le résultat d’une frustration ou d’une violence qu’on a reçu. C’est ce que je voulais raconter. Pour autant, il ne s’agit pas d’excuser quoi que ce soit. Il ne s’agit pas de juger non plus. Mais le but, c’est d’essayer de comprendre.
Le monde envoie une telle violence à cette génération que certains d’entre eux, dont beaucoup sont probablement très déséquilibrés, voire un peu sociopathes, reçoivent cette violence et la traduisent en se radicalisant. Comment peut on en arriver là ? Ils ne sont pas nés terroristes. Ce ne sont pas des bébés qui sont nés armés jusqu’aux dents. Il s’est bien passé quelque chose dans notre société pour que ce genre de monstre apparaisse.
Dans le film, vous ne parlez pas de ce qui mène ces jeunes à devenir des terroristes…
En effet, mais je ne pouvais pas faire un film de quatre heures ! Je suis parti de l’idée que si le film commençait quand ils sont déjà radicalisés, cela me permettait de montrer ce no man’s land idéologique dans lequel ils évoluent et qui leur fait faire n’importe quoi. Sans bien connaître le Coran d’ailleurs. Il y a vingt ans, ces jeunes terroristes se seraient pris pour Tony Montana. Il y a trente ans pour les Brigades rouges. C’est une question d’époque.
“Mon film était considéré comme stigmatisant, anecdotique ou anxiogène”
Vous avez eu beaucoup de difficultés à faire ce film ?
Les financements n’ont pas été simples à trouver. En France, il y a des capitaux publics et des capitaux privés. J’ai compris assez vite que mon film n’intéresserait pas les investisseurs privés. Mais me faire bouler dès le début par les investisseurs publics sur ce sujet là, qui était urgent, j’ai trouvé ça inquiétant. Mon film était considéré comme stigmatisant, anecdotique ou anxiogène.
D’autres disaient au contraire que ça rendrait les terroristes sympathiques. Heureusement, Canal+ nous a soutenus à fond, sinon le film n’existerait pas. Ainsi que le producteur Clément Miserez, de Radar Films. Ils ont rogné sur leurs salaires, moi aussi, et on a finalement obtenu un petit budget, mais qui était suffisant.
Quelle a été votre réaction le soir du 13 novembre ?
Le 13 novembre au soir, j’ai été horrifié comme tout le monde et en même temps, comme la plupart des policiers avec lesquels j’avais discuté, je n’étais pas surpris. Je savais que ça finirait par arriver. L’actualité a rattrapé le film. Beaucoup de gens pensent que Made in France est prémonitoire simplement parce qu’il parle d’une cellule djihadiste qui frappe à Paris. Ce qui est prémonitoire, c’est d’avoir parlé du djihadisme.
Car, malheureusement, les gens bien informés savaient que ça arriverait un jour. Avant moi, Philippe Faucon avait fait un film qui s’appelle La Désintégration, il y a quatre ou cinq ans, sur le même sujet. Donc non, Made in France n’est pas prémonitoire vis-à-vis ce qui s’est passé à Paris en 2015. Ce qui est vrai par contre, c’est que les profils que je décris sont très proches des djihadistes qui sont passés à l’action en janvier et en novembre. Ce film est avant tout juste.
“On savait que la France commençait à être sur liste rouge”
Vous aviez le sentiment que ce type d’attentat allait inévitablement se produire un jour ?
Quand tu t’intéresses à ce sujet, tu vois bien que la fièvre monte. Les politiques aussi ont fait monter la tension. L’interdiction du voile, même si elle est légitime, a été vécue comme une déclaration de guerre. On savait que la France commençait à être sur liste rouge.
Je pense que quand Mathieu Kassovitz a fait La Haine, il n’a pas été surpris quand dix ans après, les banlieues ont explosé. J’ai hâte que mon film sorte enfin, car j’ai besoin de me libérer de tout ça. À chaque fois qu’on dit Bataclan, je pense à des gens en train de mourir. Comme beaucoup de monde, bien sûr. Mais moi, ça fait quatre ans que je vis avec ça.
Ce qui est vraiment intéressant dans Made in France, c’est qu’on voit qu’il y a un problème à l’intérieur même de notre société.
Le film est là pour dire exactement ça ! Mohammed Merah n’est pas né psychopathe. Il s’est passé quelque chose dans sa vie en France pour qu’il en arrive là. On répond par des bombardements à ce problème, mais on devrait aussi parler de prévention, d’éducation, de responsabilisation des familles. Comment faire pour que le discours d’auto-interrogation de la société française soit à la même hauteur que le discours d’agression ? Si le cinéma peut humblement servir de vecteur pour poser ces questions là, c’est déjà pas mal.
La France chercherait à repousser tout sentiment de culpabilité, selon vous ?
Il y a eu un abandon des pauvres par les élites, à un moment donné, dans un passé pas si éloigné. Par réaction, ces pauvres cherchent à mordre. Ce qui me trouble énormément, c’est qu’on parle beaucoup de guerre, mais on ne parle pas de conscience ni d’humanisme.
Il y a aussi beaucoup de racisme. Menacer d’enlever leurs passeports aux binationaux, c’est leur dire qu’ils ne sont pas réellement français. C’est clairement stigmatisant, parce qu’on ne parle pas de gens qui auraient à la fois la nationalité allemande et française. Pour les imams intégristes, c’est du pain bénit ! Rappelons que cette mesure est censée être une punition à destination de gens qui sont tellement fanatisés qu’ils sont prêts à se faire exploser. Ça ne va strictement rien empêcher. C’est clairement du racisme.
Les hommes politiques n’ont pas les bonnes réponses ?
J’aimerais entendre un discours de réflexion et pas seulement d’agression. On dit que nous sommes en guerre. Nous sommes confrontés à une guerilla. Il n’y a pas de tanks et d’avions à nos frontières pour nous envahir.
Si vous deviez résumer en quelques mots le message du film ?
Tout est dans le titre. Malgré tout l’effroi qu’on peut ressentir devant de tels actes, essayons de comprendre la nature humaine de ceux qui les commettent afin de mieux cerner le problème et de ne pas rentrer dans un état de guerre où l’on ne voit que des ennemis. Essayons de rester humanistes et pacifistes et ne basculons pas dans l’hystérie guerrière.