Comme il est agréable de se balader au milieu des peintures d’Anna-Eva Bergman, peintre moderne “inclassable” dont les œuvres d’“art d’abstraire” sont exposées au musée d’Art Moderne de Paris jusqu’au 16 juillet 2023. “L’expression artistique, c’est peut-être l’expression de l’écho qui nous reste de ce que nous avons vécu, exprimer l’écho du vécu”, estimait l’artiste norvégienne.
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Cet écho, nous l’avons retrouvé parmi ses fjords en feuilles de métal et ses montagnes abstraites, parmi ses grands aplats tantôt argent tantôt or qui invitent à la méditation, au repos, à un “voyage vers l’intérieur”, comme le promet le titre de l’exposition. Pour cet événement, revenons sur la carrière d’Anna-Eva Bergman en quatre faits marquants.
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Elle dénonçait les régimes totalitaires
Norvégienne de naissance, Anna-Eva Bergman a accédé à la nationalité allemande en 1929 grâce à son mariage avec Hans Hartung, grande figure de la peinture abstraite, lui aussi. Si elle a commencé sa carrière avec des dessins à l’humour tranchant, très vite, l’Histoire la rattrape : Bergman vit dans une Norvège occupée par les nazis et cette période de sa vie la marquera à jamais. “Elle connaît plusieurs démêlés avec les autorités du IIIe Reich et hait ce régime qu’elle brocardera dans une autobiographie non publiée écrite entre 1940 et 1945 : Une bagatelle suédo-norvégienne“, indique le musée.
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À ses 30 ans, le traumatisme de la guerre teinte peu à peu son art et son quotidien : elle signe des articles et des dessins pour la presse et voyage de ville européenne en ville européenne, de France en Italie. Témoin de la “folie meurtrière des totalitarismes”, elle signera plusieurs œuvres dénonciatrices de la montée du fascisme. Dans Futur national-socialiste, elle représente des véhicules formant des croix gammées, dans lesquels “les passagers se meuvent tranquillement, comme inconscients de ce processus qu’ils sont en train de mettre en branle”. Dans cette œuvre, la peintre critique le lavage de cerveau opéré par le régime nazi.
Elle ne limite d’ailleurs pas ses peintures-pamphlets à l’Allemagne : dans El generalissimo, elle caricature Franco en chef d’état-major aux prémices de son règne, alors qu’elle avait quitté l’Espagne, où elle séjournait, depuis quelques années. Opulent, grotesque, disgracieux et animal, il est ici représenté dans tout l’éclat de son alcoolisme : un verre vide devant lui, se curant les dents et tripotant quelques pièces de monnaie.
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Dégradant la figure du dictateur, elle met en évidence le décalage entre son noble statut social et sa vulgaire attitude. “Bergman reste attentive à l’évolution du fascisme dans ce pays miroir de son vécu de l’émergence du nazisme en Allemagne”, informe le musée dans un cartel. En 1952, Bergman se trouve en Allemagne pour exposer ses œuvres et enquête sur “les artistes persécutés par les nazis comme Willi Baumeister ou Karl Schmidt-Rottluff”.
Elle truffait ses œuvres de feuilles de métal
Elle maîtrisait la feuille de métal comme personne. Elle commença cette pratique avec la feuille d’or et la décoration d’un hôtel à Larvik, au sud de la Norvège. Utilisée dans les retables des églises norvégiennes du Moyen Âge, cette matière l’a amenée à exceller dans son genre, qu’elle ne définissait pas en tant qu’art abstrait mais plutôt d’art “non figuratif” ou “d’art d’abstraire”.
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Que ce soit de l’or, de l’argent, de l’aluminium, du cuivre, de l’étain, du plomb ou du bismuth, la feuille de métal lui permet d’apporter en lumière, reflets et en incandescence. Le public doit changer d’angle pour recevoir toutes les nuances de ses tableaux et en percevoir l’entièreté.
Au fil des années, elle perfectionne sa technique et s’approprie davantage ce médium, en utilisant par exemple des bols d’Arménie (préparation argileuse de couleurs) qui lui servent à polir ses feuilles à l’aide d’une pierre d’agate, à fixer avec un vernis gras le métal et à obtenir une dorure à la mixtion.
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En 1950, elle passe ensuite à la tempera (une émulsion de peinture à base d’œuf, graisse ou autres matières), pour jeter son dévolu, dans les années 1960, sur la peinture vinylique et acrylique. À l’aise dans sa technique, elle parvient même à travailler la feuille “dans la matière même de l’œuvre en arrachant les feuilles de métal pour faire apparaître des strates sous-jacentes ou en apportant du volume et de la texture à la matière picturale avec la modeling paste”, détaille le musée.
Elle représentait, de manière abstraite, une nature…
La plupart de ses œuvres reflètent les trésors de la nature qui l’inspirent, la fascinent, la passionnent, dont elle tombe régulièrement amoureuse. Fjords bleus, beautés géologiques, aspérités des roches, textures des minéraux, formes aquatiques et montagneuses : tous ces paysages enchantent ses toiles depuis 1946, date qui marque une rupture dans son travail d’avant et pendant la guerre, comme un besoin d’évasion après l’horreur.
“Lors des étés 1949, 1950 et 1951, elle se rend à Citadelloya, dans le sud de la Norvège. Ces séjours occasionnent un profond renouvellement de son vocabulaire artistique avec la série des Fragments d’une île en Norvège, véritable acte de naissance dans sa maturité de peintre. Il faut ajouter dans ce processus l’importance cruciale d’un voyage dans le Nord du pays lors de l’été 1950, où elle fait l’expérience du soleil de minuit le long des îles Lofoten”, raconte le musée parisien.
Dans son tableau Pluie, elle étudie “la relation entre les couleurs et le nombre d’or dans les tableaux de maîtres” et témoigne de ses recherches sur le futurisme et le cubisme à travers des paysages. Sa maîtrise des couleurs, de leur éclat et des textures crée une quasi-synesthésie dans l’appréciation de ses œuvres. Elle représente des vagues, et même l’abstraction du vent, du mistral, et reproduit l’effet atmosphérique de l’humidité à la surface de ses toiles. Pareil dans Rêves bleus et Grand rond, des tableaux inspirés de ses paysages intérieurs et de ses réflexions existentielles. “Peindre abstrait, c’est décrire la vie des couleurs, leur conformité aux lois de la nature, leur rythme et leur forme”, pensait-elle.
… qui invitait au mysticisme et à la méditation
C’est là toute la force des œuvres d’Anna-Eva Bergman, qui lient émotions et pigments, sensations et matières, mémoire et couleurs. Après le traumatisme de la guerre, l’artiste cherche son apaisement ailleurs : dans une contemplation de la nature qui tend vers le mysticisme et la spiritualité. Elle dédie son temps à de “nouvelles préoccupations esthétiques, philosophiques et mystiques […] sur la qualité rythmique de la ligne, sur la symbolique des couleurs”, explique le musée.
Dans son tableau Der Hochschwebende (“celui qui surplombe”), l’artiste renvoie directement à une force supérieure spirituelle sans la nommer, en dehors de tous courants religieux. Cette entité prend une délicate forme circulaire dorée. Entre ses sombres cratères, ses mystérieux monolithes et ses stèles sacrées, la peintre dépeint beaucoup d’objets célestes dans son travail, évoquant la magie des légendes et mythes qu’elle étudie.
Ses feuilles de métal et les reflets éclatants qui irradient ses toiles sont là pour “atteindre un effet irréel” : elles incitent le public “à ressentir le silence intérieur que l’on ressent quand on entre dans une cathédrale”. À titre d’exemple, son œuvre Grand océan et ses vaguelettes invitent le public à plonger dans une méditation synesthésique, en osmose avec la nature. Elle rend compte du “mystère cosmique” qui occupe ses pensées et renvoie à la notion philosophique de “sentiment océanique”, théorisée par l’écrivain Romain Rolland dans les années 1920, “pour qualifier la sensation d’unité avec l’univers ou ce qui nous dépasse, avec l’idée d’éternité”.
Chaque paysage nordique est un univers intime que l’artiste nous offre à voir, un ensemble “qui doit contenir sa propre vie intérieure”, rapporte le MaM. “Pour moi, [l’horizon] contient l’éternité, l’infini, le passage vers l’inconnu. […] L’horizon est la limite de l’expérience humaine […], une limite que j’essaie de dépasser, une expérience que je tente d’élargir. Au-delà de la frontière de l’horizon se trouve un domaine qui, quoique physiquement inatteignable pour l’homme, existe et dont on peut faire l’expérience. Peut-être ce vécu doit-il être appréhendé comme une pure expérience de la Nature, quelque chose d’atmosphérique, d’irrationnel, comme l’est la métaphysique, ou l’absolu”, analysait Bergman.