Sous un couvert arboré, un homme s’abrite derrière un petit rideau noir, tel un photographe tout droit sorti du XIXe siècle, pour tirer le portrait de soldats ukrainiens. Son appareil n’en est pas à son premier conflit : il a déjà fait la guerre de Corée. Une certaine fébrilité entoure la préparation du cliché. À la manœuvre, l’Ukrainien Arseniï Guérassimenko, photographe de métier, papillonne autour d’un Graflex, une machine imposante posée sur un pied. Il insère un film de la taille d’un livre dans la grosse boîte puis va d’avant en arrière pour effectuer les réglages.
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Ce photographe ne se destinait pas à couvrir des conflits. Adepte des photos de paysages et de mode, il s’est retrouvé devant le fait accompli lorsque la Russie a envahi son pays, le 24 février 2022. “Je voulais me rendre utile”, “faire quelque chose à mon niveau”, explique le trentenaire. “Je ne peux pas tirer avec un pistolet ou avec une mitraillette, mais je peux faire des photos. C’est ma contribution.” À une demi-douzaine de reprises déjà, il s’est rendu sur le front. Notamment près de Bakhmout, “l’endroit le plus effrayant” où il est “jamais allé”, du fait des “lourds bombardements”, raconte-t-il.
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“Symbolique”
Toujours à ses côtés, son Graflex Speed Graphic, petit morceau d’histoire à lui tout seul. Vieux de 70 ans, il avait été acquis par un photographe états-unien parti couvrir la guerre de Corée (1950-1953), lui a raconté l’homme à qui il l’a acheté en ligne. Maintenant, “c’est assez symbolique”, remarque-t-il, la vieille machine s’illustre dans un nouveau conflit, en Ukraine cette fois-ci, où elle capture “l’Histoire” en marche, “des moments de vérité”.
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Les Graflex, “qui peuvent nous paraître gros, peu pratiques et extrêmement lourds”, étaient autrefois “constamment utilisés par les reporters”, rappelle cet Ukrainien. “Marilyn Monroe, Al Capone, toutes ces histoires que nous avons vues dans des films… mais aussi le drapeau [états-unien] planté à Iwo Jima – sanglante bataille de la Seconde Guerre mondiale –, c’est le Graflex”, s’enorgueillit-il.
“Durant la guerre de Corée, il était déjà totalement démodé” face aux petits appareils à pellicules employés par des photographes tels que Robert Capa, Lee Miller, Gerda Taro ou Henri Cartier-Bresson, observe toutefois Florian Ebner, conservateur au Centre Pompidou, important musée parisien dédié à l’art contemporain. Car le Graflex requiert de changer de film à chaque prise, d’effectuer de longs réglages, ce qui empêche de “mitrailler”, d’être dans l’“action”, poursuit-il.
Mais ce “cérémonial” en lui-même, qui passe par un “processus collaboratif avec la personne photographiée”, à qui l’on demande d’être “statique” et de “poser”, donne un “cachet esthétique que l’on n’obtient pas avec un autre matériel”, estime pour sa part Bruno Serralongue, qui utilise le même genre d’appareil.
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“La qualité du flou, qui reste très net”, en arrière-plan est aussi “très différente” du rendu d’un appareil numérique ou argentique, ajoute ce photographe français, qui a passé des années à immortaliser à Calais des personnes migrantes tentant de rejoindre le Royaume-Uni.
L’un des clichés dont Arseniï Guérassimenko est le plus fier, réussi après une douzaine d’essais car il fallait actionner le Graflex juste au moment du tir, représente un soldat, prénommé Micha, debout sur un tank, à peine éclairé par une énorme gerbe de flammes. “Les gens me disent que cette image leur donne de l’espoir”, affirme Arseniï Guérassimenko, qui mentionne “les amitiés qui se créent” entre ses sujets et lui, grâce au Graflex. Micha a eu moins de chance. Il est mort au combat en mars. Mais “grâce à cette photo, son souvenir demeurera pour toujours, comme un symbole de son courage”, espère-t-il.