Enclume à la main, la poétesse Sara Mychkine déconstruit et réinvente le vieux monde

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Sara Mychkine

"La poésie, c’est créer un langage quand le réservoir de mots ne suffit pas."

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“Quand j’écris, j’ai le sentiment d’être vue.”

Portrait. “J’ai besoin d’écrire.” C’est sur cette phrase que Sara Mychkine a démarré notre entretien, avant même que je n’active le dictaphone. Ce “besoin”, le sien, elle l’a exprimé avec verve, comme s’il s’agissait d’une vérité évidente. Quelques jours plus tard, j’occupais un voyage en train en lisant son recueil de poèmes L’Éthé, qu’elle m’avait offert à l’issue de notre rencontre. “Vivre poétesse, c’est briser les cercles du temps, brûler l’enfant, l’adolescente, j’ai l’enclume dans une main et je frappe”, écrit-elle.

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Ces vers cristallisent à eux seuls toute la démarche poétique de l’autrice que je venais de rencontrer. À 24 ans, l’enclume à la main, Sara Mychkine frappe le vieux monde, le déconstruit, le rebâtit, le réinvente. Diplômée d’une double licence de droit et philosophie à la Sorbonne et d’un Bachelor en médiation culturelle, elle étudie aujourd’hui à l’École du Louvre en arts paléochrétien, copte et byzantin, en suivant à côté les cours sur les arts de l’Islam.

Série de photo-poèmes “Une histoire de peaux criée sur le regard”. (© Sara Mychkine)

Pour notre rendez-vous, l’autrice est venue en compagnie de nombreux objets intimes qu’elle a posés sur la table qui nous séparait. Autour d’elle, la revue haïtienne DO KRE I S dédiée aux cultures créoles dans laquelle elle a été publiée ; L’Éthé, qu’elle me dédicacera plus tard ; et l’exemplaire des Frères Karamazov de Dostoïevski, abîmé, appartenant à son grand-père qui l’a acheté à ses 18 ans.

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Il y a aussi une photo de famille encadrée, prise lors d’une galette des rois dans l’appartement qui l’a vue grandir. Je la regarde dans le silence et je pose quelques timides questions. “C’est la seule photographie affichée dans mon appartement. C’était un jour où ma grand-mère est venue nous visiter à Paris. Je n’ai aucun souvenir de mes 0 à 15 ans, on m’a raconté ce moment”, remarque-t-elle. Pourtant, pour comprendre ce qui l’anime, il faut revenir à cet endroit même, dont elle n’a plus de souvenirs.

Sara Mychkine entourée de ses objets intimes, Paris, janvier 2023. (© Konbini)

“La poésie, c’est créer un langage quand le réservoir de mots ne suffit pas.”

Sara Mychkine a grandi jusqu’à ses cinq ans dans le quartier de Château-Landon, à Paris. Elle écrit son premier poème à 10 ans, sur les arbres de son jardin. “Mes parents étaient déjà morts, quand j’ai écrit ce poème, c’est comme ça que je suis venue à la poésie, c’est pour ça que je ne parlais pas beaucoup, aussi. La poésie, c’est créer un langage dans le langage, quand le réservoir de mots ne suffit pas à exprimer ce qu’on ressent. C’est une manière d’être au monde qui est très belle”, narre-t-elle.

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“Les Arbres de mon jardin” lui offraient alors une respiration ; ils lui permettaient d’exprimer des émotions qu’elle ne parvenait pas extérioriser. “L’écriture a toujours été une corde, une corde pour me rattacher à la réalité. À ce moment-là, j’étais coupée du monde. Dès que j’ai écrit ‘Les Arbres de mon jardin’, je réexistais dans le monde, avec les arbres de mon jardin”, retrace-t-elle en se rappelant l’enfant très silencieuse qu’elle était. “Je ne parlais que quand on me posait des questions. J’avais une poupée qui s’appelait Fanfan, que je traînais partout avec moi, à qui je parlais. Je déambulais partout sans parler, à part à Fanfan”, se souvient-elle.

Discussion entre Sara Mychkine et son éditrice Marie Desmeures, à propos de son premier roman.

L’apprentissage de la lecture fut une “grande révélation” pour l’autrice. Comme beaucoup d’élèves brillantes, elle s’ennuie à l’école. Parmi ses idoles, elle comptait sa mère pour sa capacité “d’amour infini” et l’auteur russe Fiodor Dostoïevski – grâce à l’édition des Frères Karamazov de son grand-père. À 18 ans, elle écrit son premier roman et à 24 ans, elle en compte cinq. Ils parlent tantôt de la Palestine, tantôt de l’amour et de l’enfance.

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À 23 ans, repérée sur Instagram, elle voit son premier recueil de poèmes, L’Éthé, publié aux éditions Frison-Roche Belles-Lettres. En février, son premier roman sortira aux éditions Le Bruit du monde. Ses thèmes d’enfance ne l’ont jamais quittée : elle parle aujourd’hui, “d’identité, d’être et de devenir, du racisme, du colonialisme, de double culture, d’amour, toujours, de [ses] parents, et des fantômes transgénérationnels”.

Couverture de L’Éthé, de Sara Mychkine, aux éditions Frison-Roche Belles-Lettres. (© Ismaël Fiant-Salim)

“J’ai toujours l’impression d’écrire pour mon père ou pour ma mère.”

“On ne peut pas sortir de soi-même quand on est artiste, on parle toujours de soi, mais à travers soi, on est multiple. J’ai toujours l’impression d’écrire pour mon père ou pour ma mère”, confie-t-elle. Profondément intime, L’Éthé fait référence au fleuve de l’oubli, dans la mythologie grecque, et à l’été, saison de la “renaissance”. “Il y a plein de fois où tu meurs mais aussi plein de fois où tu nais. C’est un recueil chronologique, qui part de mon enfance jusqu’à la jeune adulte que je suis en train de devenir, qui parle de mes parents et de mon identité. C’est écrit dans le langage secret de la poésie.”

Sur la question de la mémoire familiale, la poétesse annonce commencer à explorer, sans se “brusquer”, les fantômes de son passé. Ses rêves occupent une grande place dans sa recherche du souvenir perdu : “Les rêves vont avec les émotions. Il y a vraiment cette idée que les traumatismes sont transmis de génération en génération et ça va avec la tragédie grecque, avec cette opposition destin/liberté. Mais si tu as quelque chose qui te conditionne avant, est-ce que tu peux faire un choix qui est fondamentalement libre ?”, questionne l’autrice d’origine tunisienne, en insistant sur le difficile travail d’excavation à mener pour les personnes venant de pays ex-colonisés.

Série de photo-poèmes “Une histoire de peaux criée sur le regard”. (© Sara Mychkine)

“Comment fait-on pour se créer une identité ? On part de rien, on ne sait pas qui on était avant qu’on ait été complètement déformés, tordus, humiliés par l’Histoire… Je veux recréer les mythologies intimes qui nous manquent et transmettre ça pour les générations futures, même si c’est de la légende, ce n’est pas trop la question. C’est pour notre génération qui a été amputée de plein de choses”, détaille-t-elle en faisant le lien avec les questions queers : “C’est une identité qui commence à prendre une place dans nos existences grâce à toutes ces histoires qu’on recrée et ces informations qu’on va chercher là où on peut. Après, on trace les fils et c’est suffisant.”

“Quand j’écris, j’ai le sentiment d’être vue.”

Écrire pour vaincre “l’oubli” et la disparition, écrire pour reconstruire son identité, écrire pour creuser dans sa mémoire familiale, pour déterrer les douleurs. Quand elle écrit, Sara Mychkine use d’un cahier de brouillon très scolaire, de 96 pages, à la couverture souple, à 90 centimes, souillé de taches de café. C’est sous cette forme primaire que naissent ses recueils et romans à paraître.

Les cahiers de brouillon de Sara Mychkine.

“J’ai besoin d’avoir l’impression de ne pas mentir quand j’écris, donc le rapport à la page, au stylo, au corps et au mouvement est important pour moi”, nous précise-t-elle avec ledit cahier posé devant elle. “Quand j’écris, je suis dans l’abandon. Je ne connais l’histoire que je veux écrire qu’au bout de 50 pages. C’est presque de l’autohypnose. La poésie permet une liberté car c’est fugace. Je pense en termes musicaux, je crée un patchwork d’émotions sans rationalité, sans audience, tandis que pour le roman, je m’adresse à un public. Je réfléchis en termes narratifs.”

L’écriture s’accompagne du salvateur “sentiment d’être vue”, pour celle qui cite les autrices Audre Lorde, Toni Morrison et les artistes Harmonia Rosales, Amanda Ba et Baya, comme les figures majeures qui dominent son univers, qui l’ont fait “se sentir exister”. “C’est ça, le côté magique avec la littérature, plus on est sincères par rapport à ce qu’on ressent ou vit, plus la personne qui nous lit y trouve une résonance et on tape quelque part”, complète l’autrice qui atteste écrire non “pour la foule” mais pour chaque lecteur·rice.

Série de photo-poèmes “Une histoire de peaux criée sur le regard”. (© Sara Mychkine)

“Je ne comprends pas comment on peut lire un essai de Frantz Fanon et continuer son chemin.”

À côté de la poésie, Mychkine déploie sa plume militante à travers des chroniques publiées ici et là, qu’elle nourrit constamment de lectures féministes et décoloniales. Autour de mon livre de chevet, Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, nous sondons sa mémoire pour retrouver son déclic militant. Oui, ça devait être Frantz Fanon aussi, une lecture qu’elle considère comme fondatrice : “Je ne comprends pas comment on peut lire un essai de Frantz Fanon et continuer son chemin. Dès que je lis quelque chose, tout change, je réinterroge tout mon quotidien.”

C’est son entrée à l’École du Louvre qui la pousse à “créer une Histoire de l’art qui soit féministe et décolonialiste”, à devenir “facilitatrice” en exposant “des figures de femmes racisées, occidentales ou non, pour qu’on puisse avoir cette constellation-là et un récit déconstruit, pour que les gens se sentent exister et comprennent que certaines structures déjà existantes sont problématiques”. Cette prise de conscience se heurte évidemment à ses cours magistraux. “Quand j’ai ces outils, j’ai l’impression d’avoir le contrôle et de pouvoir réécrire l’histoire de mon père, donner sens à mon existence.”

Portrait de Sara Mychkine. (© Ismael Fiant-Salim)

“Le monde est fondé sur un principe d’exclusion, je veux changer le paradigme.”

“Je veux sentir qu’on a le droit à l’existence, j’ai envie que toutes les personnes marginalisées puissent ressentir qu’elles ont ce droit-là. C’est une reconnaissance qui est accordée plus naturellement à des personnes qui se situent dans la norme sociétale. Le monde est fondé sur un principe d’exclusion, je veux changer le paradigme : transcrire le mouvement qui essaie de sortir et toute la lutte de ces personnes”, poursuit-elle.

À l’avenir, Sara Mychkine n’espère qu’une chose : un monde littéraire plus “vivant”, “diversifié”, “populaire” et que la jeune génération continue à “ancrer la poésie dans le monde contemporain, avec les réseaux sociaux, des performances, de la vidéo”, dans un “renouveau”. “Je ne comprends pas la dichotomie entre la littérature française et francophone, on écrit sous la même langue… Selon moi, il faudrait brouiller ces frontières. La littérature française raconte toujours le même récit, à en voir les émissions littéraires bondées d’hommes blancs bourgeois. Du coup, les gens qui lisent de jeunes poètes qui ne sont pas dans ces codes-là ont l’impression de ne pas lire de la vraie poésie”, commente-t-elle.

Couverture du roman De minuit à minuit, de Sara Mychkine, aux éditions Le Bruit du monde.

Plus concrètement, si la poétesse aime aborder l’avenir avec incertitude et liberté, des événements s’imposeront à elle dans les prochains mois. Comme la sortie de son premier roman, De minuit à minuit : “Une lettre d’une mère addict au crack, issue de l’immigration, qui s’adresse à sa fille, enlevée par les services sociaux”, un récit sur l’amour et ce qui a déterminé leurs deux existences.

Comme son envie de développer davantage ses ateliers d’écriture, ses lectures et ses performances : fin janvier, elle se reproduira au Bordel de la poésie. Comme sa dernière année à l’École du Louvre, le début d’autres apprentissages, et un voyage en Tunisie, son pays, qui se profilent. Comme l’écriture d’autres choses.

Nous finissons l’interview sur son passé, elle me dit qu’elle aimerait adresser un “merci d’exister” à son soi enfant. En remontant le Canal Saint-Martin, on échange des derniers mots, des indications pratiques sur l’envoi de photos qui serviront à illustrer son portrait, des dates butoirs, des remerciements. Sur le chemin du retour, en la quittant, en remontant les rues qui mènent à Gare du Nord, je ne pouvais m’empêcher de repenser au jardin qui peuple encore ses poèmes, aux arbres de son enfance qui pointent déjà, au milieu de l’hiver, leurs premiers bourgeons.

Série de photo-poèmes “Une histoire de peaux criée sur le regard”. (© Sara Mychkine)

Les conseils de Sara Mychkine pour publier un livre

  • Bien regarder et analyser les catalogues d’une maison d’édition convoitée, avant d’envoyer son manuscrit. Il faut viser juste, que le catalogue résonne avec vos thèmes et votre manière d’écrire.
  • Garder une distance par rapport à son œuvre.
  • Ne pas hésiter à envoyer son manuscrit à des maisons d’édition hors région Île-de-France, c’est souvent plus vivant. On a souvent tendance à envoyer à des maisons d’édition parisiennes.
  • C’est une aventure humaine, donc discutez avec des éditeur·rice·s, des auteur·rice·s, allez à des foires de livres.
  • Ne pas prendre les refus personnellement.
  • User des réseaux sociaux et ne pas négliger sa propre vitrine professionnelle.
  • Quelques adresses parisiennes précieuses pour vos rencontres : le cabaret poétique Mange tes mots, avec sa scène ouverte, le Bordel de la poésie, le Marché de la poésie pour rencontrer des pros. Suivez Le Guichet Poétique sur Instagram pour découvrir de nouveaux lieux.

La fiche d’identité de Sara Mychkine, poétesse, 24 ans

  • Lieu de l’interview ? Les Blédards, 161 Quai de Valmy, Paris, à quelques rues de l’appartement où elle a grandi.
  • Son signe astro ? Sagittaire.
  • Le meilleur moment de son année 2022 ? Ses vacances d’été, passées à lire et à dormir.
  • Comment elle aborde 2023 ? Comme une renaissance, avec son premier roman publié, De minuit à minuit.
  • Son rituel d’autrice ? Après avoir fini sa journée, autour de minuit, elle prend un café, fume une cigarette, retire ses lunettes et écrit.
  • Son livre de chevet ? Désorientale, de Négar Djavadi.

Les recos de Sara Mychkine

Sara Mychkine, qui signe la revue DO KRE I S. (© Jean-Érian Samson)

Vous pouvez suivre Sara Mychkine sur Instagram et son site.