Il y a The White Lotus, il y a Succession, il y a les photographies de Tina Barney. Mais il y a aussi Entre-soi, l’essai sociologique et photographique de Monique Pinçon-Charlot et Gwenn Dubourthoumieu, qui étudie à la loupe le “séparatisme des riches”. Cette expression fait évidemment référence à la “loi séparatisme” adoptée par l’Assemblée nationale en juillet 2021, qui, sous couvert de valeurs républicaines instrumentalisées et de lutte antiterroriste, n’a servi qu’à institutionnaliser l’islamophobie. Les deux co-auteur·rice·s se réapproprient le terme pour renvoyer à un séparatisme social qui n’intéresse que très peu les gouvernements : celui des classes dominantes. Quel est leur mode de vie ? Comment s’occupent-elles ? Où se retrouvent-elles ? À quoi ressemble ce quotidien réservé à une minorité discrète mais omnipotente ? Comment le privilège se reproduit-il à l’infini ?
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Ces questions, auxquelles Monique Pinçon-Charlot répond dans son ouvrage, rencontrent les photographies que Gwenn Dubourthoumieu a saisies pendant dix ans. Leur intention ? “Transmettre la force et la complexité de la violence des rapports de classe.” Cet entre-soi se manifeste à travers des gestes, rituels et traditions, qui se déploient dans plusieurs chapitres retraçant le mythe du “sang bleu”, “le temps long de la prédation”, les cercles fermés et la rue à regagner pour lutter. Sur les photos, on voit celles et ceux que l’on nous vend comme “l’élite” prendre des cours de maintien, valser au Bal des Parisiennes, nouer une cravate en jabot, s’affronter lors d’un match d’escrime, courir après le gibier, taper dans une balle de golf, regarder des chevaux passer et se retrouver dans des clubs consacrés à l’automobile.
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“La célébration de ces êtres à part se fait en circuit fermé, dans des niches d’entre-soi qui s’encastrent les unes dans les autres comme des poupées russes. La proximité sociale permet une complicité rassurante et heureuse, le dissemblable menaçant par sa seule présence le rappel de l’arbitraire des privilèges. Les cercles pour les adultes, les rallyes pour les jeunes, la chasse à courre pour tous, et la sociabilité mondaine dans la vie quotidienne renforcent ce sentiment d’excellence qui légitime leur droit à exploiter, grâce aux titres de propriétés hérités des ancêtres, ceux qui ‘ne sont rien’, selon l’expression même d’Emmanuel Macron, président de la République”, commente en introduction l’autrice et sociologue.
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Infiltration
Gwenn Dubourthoumieu est parvenu à s’immiscer dans ces réseaux de la “haute société” par le biais d’une certaine Amélie de Roumefort, membre du Maxim’s Business Club, qu’il a rencontrée grâce à un ami congolais avec qui il travaillait pour “une ONG spécialisée dans le déminage humanitaire”. Cet ami a fini par entrer dans une prestigieuse école privée de Nanterre, financée en partie sur fonds publics par les Hauts-de-Seine, et par rencontrer Amélie de Roumefort. Pour cette longue enquête construite sur les travaux de Monique Pinçon-Charlot et de son mari Michel, le photographe n’a jamais voulu tomber dans l’écueil de la moquerie. Il ne s’agissait pas de ridiculiser ou caricaturer les classes dominantes, mais de les figer telles qu’elles sont, de mettre en images “les stratégies délibérément mises en place au sein des élites pour préserver l’entre-soi”, rapporte-t-il à Marianne dans un entretien.
Résidant en France depuis 2012, Gwenn Dubourthoumieu avait à l’origine à cœur de dépeindre la crise économique. Plutôt que de documenter, comme la tradition le demanderait, des personnes précarisées, il a fait le choix inverse, c’est-à-dire “réaliser un travail documentaire photographique sur les catégories de la population qui ne souffrent pas de la crise, voire, certains diront, qui en profitent”. “Cette tradition photojournalistique explique en partie pourquoi les travaux documentaires photographiques sur la haute société sont rares en dehors […] des journaux people. Une autre raison tient sans doute à la difficulté inhérente de mener des investigations […] auprès de personnes qui occupent des positions dominantes, qui disposent de pouvoirs étendus, et qui cultivent la discrétion sur leur mode de vie et leurs richesses accumulées”, complète-t-il auprès de Marianne.
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Si ces cercles ne sont pas si faciles à infiltrer pour les photographes, ils ne le sont pas plus pour les sociologues. Dans une interview pour Made in Perpignan, Monique Pinçon-Charlot analyse : “Les difficultés d’accès à cette aristocratie de l’argent et la timidité sociale conduisent les chercheurs à privilégier les recherches sur les classes laborieuses, avec en plus l’avantage d’être en phase avec les attentes des institutions et de leurs financements. Tout se passant comme si les dominants n’avaient pas vocation à être soumis à l’investigation sociologique.”
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Entre-soi, de Monique Pinçon-Charlot et Gwenn Dubourthoumieu, est publié aux éditions Pyramyd.