Le Cirque Tinder, épisode 2 : dick pics, ghosting et l’illusion du choix

Publié le par Pauline Ferrari,

Photo Illustration by Thiago Prudêncio/SOPA Images/LightRocket via Getty Images

Matcher c’est bien, se rencontrer et s’aimer, c’est mieux. Pourtant, face à une myriade de profils, on a souvent tendance à se la jouer stratège, et à garder nos options ouvertes…

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C’était un date parfait : on avait marché au bord de la Seine, une bière à la main, racontant nos vies et riant beaucoup. Comme disait Sheryfa Luna, il avait les mots, m’a rendu accro, je voyais déjà l’avenir dans ses bras. Mais lui ne le voyait pas de cet œil : après une nuit endiablée, ce fut le silence radio de son côté. Mon ego, lui, a été écorché.

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C’est une histoire assez banale, après tout. Le ghosting, c’est-à-dire le fait de disparaître et de ne plus donner de signe de vie, est une expérience assez commune à l’heure du dating 2.0. Pourquoi affronter l’autre quand on peut laisser un message en “vu”, voire bloquer, le tout en un clic ? On devient un numéro parmi d’autres, un profil face à des milliers d’autres, sûrement plus intéressants. “J’ai l’impression qu’on a un rapport beaucoup plus consumériste à l’amour et au sexe. Le geste du swipe invisibilise totalement les gens, tout va plus vite et on agit comme si on avait toujours un plan B”, me confie Mathis, 23 ans.

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Sur Tinder et consorts, les likes et les matchs défilent à l’infini. Si les apps de rencontre ont révolutionné notre manière de nous rencontrer et de percevoir l’amour (comme nous l’expliquions à l’épisode 1), elles ont aussi entraîné une tyrannie du choix : ce n’est pas pour rien qu’on a souvent comparé Tinder à un immense supermarché.

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Trop de choix tue le choix ?

Si vous vous inscrivez pour la première fois sur Tinder, l’avalanche de profils et la supposée facilité avec laquelle on peut se mettre à discuter peut donner le tournis. Ici, tout le monde est (a priori) célibataire, et peut-être attiré par vous. Et en fonction de ce que vous recherchez sur les applis, choisir de donner sa chance à un profil plutôt qu’un autre, à partir d’une photo et de quelques lignes, relève du pari sportif. “C’est un peu un catalogue, comme si on faisait nos courses au supermarché. On met direct une croix rouge comme si on reposait une tomate qui ne nous plaisait pas”, caricature Alice, 24 ans.

Mais a-t-on vraiment trop de choix ? Pour Aurore Malet-Karas, sexologue et docteure en neurosciences, “les algorithmes sont amenés à donner ce faux choix, cette illusion qu’on peut matcher avec tout le monde”. Alors même qu’a priori, on n’a pas envie de matcher avec tout le monde (surtout avec Kévin, qui recherche des filles “sportives, sans prise de tête”, qui a investi dans la crypto et qui pose en tenant un poisson mort). “La force de Tinder, c’est ce geste nouveau du swipe, qui crée une addiction et qui est rentré dans nos codes. Par ennui, on va distribuer des likes, comme si on scrollait sur Instagram”, poursuit la sexologue. “Je ne dirais pas qu’il y a trop de choix, c’est plutôt le bac à 2 euros de la friperie où on espère trouver une belle pièce” lance quant à elle Hannah, 31 ans. Je ne peux que lui donner raison sur cette dernière métaphore.

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Sabrine a senti qu’elle frisait le burn-out des rencontres quand elle a eu l’impression de “consommer les conversations”, raconte-t-elle. La rendant elle-même pointilleuse : “Dès qu’un mec me saoule ou fait une faute d’accord en confondant être et avoir, je supprime le match”. La possibilité de passer à un autre profil, peut-être plus attractif, n’est jamais loin. “L’autre n’est juste qu’une potentialité et on a du mal à savoir ce qu’on veut”, résume Aurore Malet-Karas. Malgré tout, le mythe de l’âme sœur persiste et rend presque angoissante notre recherche du parfait match dans une botte de profils : qui sait, en swipant trop vite, on passe à côté de l’homme/femme de notre vie.

“Coucou, tu veux voir ma bite ?”

D’autant que Tinder étant une entreprise dont tout l’intérêt est que vous restiez sur l’appli, son algorithme joue sur la frustration des hommes hétérosexuels, plus nombreux que les femmes inscrites, et qui se retrouvent submergées de messages et de propositions parfois très directes. “Les applications ont mis en lumière certains de nos comportements : les hommes font la cour, les femmes choisissent. On a la même chose en boîte de nuit, on a juste déplacé le problème”, résume Aurore Malet-Karas. Si le numérique n’a pas créé la violence ou la misogynie, il leur a donné d’autres outils, qui renforcent des comportements déjà problématiques.

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C’est le cas typique de la dick pic : si, aujourd’hui, Tinder ne permet plus d’envoyer des photos, il fut un temps où j’ai moi-même reçu nombre de photos non sollicitées de pénis. L’un avait même écrit en préalable : “Coucou, tu veux voir ma bite ?”, sans attendre ma réponse pour me partager une gracieuse (non) photo de son chibre. Si vous parlez aux femmes de votre entourage, quasi toutes ont été victimes d’incivilités numériques, des photos non sollicitées au ghosting. Ghosting qui ne touche pas que les femmes, d’ailleurs. “Une meuf que j’ai vue pendant plusieurs mois ne m’a plus écrit du jour au lendemain. Elle m’a finalement réécrit après pour s’excuser, mais ça m’a rendu triste un petit moment” se rappelle Malik, 28 ans. Face à la lâcheté, personne n’est épargné.

Alors on devient sceptique, on tente de se protéger en devenant plus critique. “On déshumanise du point de vue physique et on juge. À force de voir passer des profils, on se permet d’être critique car la personne en face ne sait pas ce qu’on pense d’elle” souligne Hannah. On déshumanise jusqu’à traiter de “coincée” une fille parce qu’elle ne veut pas envoyer de nudes, jusqu’à proposer un plan à trois avec son frère en plein date, ou même jusqu’à piller le frigo de son date en pleine nuit et se barrer en douce. Oui, les trois dernières expériences ont (malheureusement) été vécues.

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D’autant que nos relations s’étirent : si on se rencontre facilement, le passage au mode “couple” est bien plus lent que les générations précédentes. Mais les limites deviennent plus floues, à mesure que nos anciens partenaires et crushs restent à une story Instagram de distance et qu’il devient très simple de recontacter quelqu’un sur huit réseaux sociaux différents en moins de cinq minutes. Pour Aurore Malet-Karas, cela s’explique par le fait que “lors de la rencontre, l’autre n’est pas encore un partenaire mais une potentialité”. Les débuts de relations sont flous, on est face à de nouveaux codes : qui doit envoyer le premier message ? Est-ce que je dois répondre à sa story ? Est-ce qu’elle pense que je la stalke ?

Mais Tinder est-il forcément l’enfer sur terre, peuplé de fantômes, de mal élevés et de personnes qui s’ennuient ? “Ma théorie a longtemps été que si on y reste autant de temps, et si on y revient, c’est boosté par ce souvenir qu’un jour, on y a rencontré quelqu’un de génial… Sauf que quand on voit le temps perdu dessus, ça ne vaut pas forcément le coup” me raconte Ariane. Et peut-être qu’elle a raison : plongés dans le souvenir, on a envie d’y croire encore, juste une fois. Jusqu’au jour où tout ça craque, et c’est le burn-out affectif. Mais la dating fatigue, c’est pour un prochain épisode.