C’est dans un hôtel parisien que nous rencontrons Sfera Ebbasta. Une journée promo comme une autre si ce n’est que Rockstar, son deuxième album studio, est sorti il y a un peu moins de deux mois et qu’aucun concert n’est prévu dans la capitale française. Le rappeur italien était de passage à Paris pour enregistrer avec SCH ; une session dont il partagera les dessous sur Instagram, bouclant une boucle initiée quelques années auparavant : “Paris signifie le début de ma carrière à l’international parce que la première fois que je suis allé à Paris, c’était pour faire le morceau avec SCH. Donc quand j’y reviens, je m’y sens comme chez moi.”
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Comme chez lui donc, Sfera nous accueille. Superstar dans un pays de modeux, le jeune rappeur, mannequin à ses heures perdues, est fidèle à l’image qu’on se fait de lui. Faisant honneur aux marques italiennes, il arbore un survêt’ à flammes clouté Moschino, des sneakers Balenciaga et un masque de ski porté à l’envers de chez Moncler. Une tenue que la Fashion Week parisienne qui se tenait à ce moment-là aurait sûrement approuvée. Plus tard, et à notre demande, l’Italien se fera une joie d’exhiber sa paire de grillz et ses nombreux colliers en or et diamants dont les pendentifs sont autant de références à sa discographie : un cœur pour “Cupido”, son feat avec Quavo, une guitare électrique pour “Rockstar” ou encore le sigle “BHMG”, soit Billion Headz Money Gang, le nom du crew qu’il a monté avec son beatmaker Charlie Charles.
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À 25 ans, le jeune homme qui a découvert le rap avec Eminem et 50 Cent est actuellement le rappeur le plus important d’Italie. Avec son deuxième album Rockstar, il a transformé l’essai initié avec le succès de Sfera Ebbasta, son premier projet studio. Double disque de platine en un mois dans un pays où le streaming est moins développé qu’en France ou aux États-Unis (les critères de certification sont aussi plus bas avec 100 000 équivalents ventes pour un double disque de platine contre 200 000 en France), il s’est inscrit comme le premier rappeur italien à placer tous ses titres dans le top 10 streaming national. Des chiffres impressionnants qui font de lui une véritable rockstar.
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“Un bon gars des mauvais quartiers”
Chiffres à l’appui, Sfera n’hésite pas une seconde quand il nous affirme : “La trap en Italie, c’est moi.” Dans cette phrase, on décèle une assurance à toute épreuve gonflée par les ventes mais surtout une vérité “historique”, puisque Sfera a été le premier rappeur à mettre la trap au goût du jour en Italie.
Bien avant la douceur de “Cartine Cartier”, son feat avec SCH qui lui a permis de tâter le terrain européen, le premier succès de Sfera Ebbasta remonte à 2015. À l’époque, le jeune Milanais âgé de 23 ans dévoile le single “Panette”, extrait du street album XDVR. Produit par Charlie Charles, beatmaker lui aussi originaire de la banlieue de Milan, le son est un morceau trap au BPM lent.
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Une véritable nouveauté pour une Italie complètement ringarde et dépassée en termes de rap. Pour contextualiser l’état de la scène rap italienne à l’arrivée de Sfera, Noisey explique d’ailleurs : “C’est comme si le paysage français était encore dominé par Akhenaton et Rockin Squat, et que Kekra et SCH débarquaient du jour au lendemain.” En imposant ce style nouveau, Sfera a aussi importé les codes qui lui sont associés comme la codéine qu’il explique avoir commencé à consommer à 18 ans. Toute l’esthétique du projet XDVR est d’ailleurs imprégnée du violet du liquide et de références au précieux “Sciroppo”.
Dans “Panette”, dont le clip a été visionné plus de 7 millions de fois, Sfera compare son enfance à la vie qu’il mène à l’époque, entre délits et galères, nouvelles richesses et précarité. Un discours pas vraiment révolutionnaire qui correspond selon lui à “la vie des gars d’aujourd’hui”. Il se distingue alors en apparaissant comme un des seuls artistes italiens à mettre en lumière le quartier, comme le prouve son morceau “Ciny”.
Plus gros tube de XDVR, le titre est un hommage à Cinisello Balsamo, petite ville périphérique du nord de la banlieue milanaise dans laquelle il a grandi et qu’il a renommé “Ciny”, la désignant en dessinant un C avec sa main – “La C con la mano è da dove veniamo”, qui signifie : “Le C avec la main, c’est là d’où nous venons.” Dans le clip, on voit le rappeur déambuler dans son quartier en hoverboard accompagné des gamins du coin.“Je suis un bon gars dans un mauvais quartier. Mais par “mauvais”, je veux dire dégradé. Je ne veux pas faire passer Ciny pour le Bronx. Dans la vidéo de “Ciny”, vous ne voyez pas de fusils ou de drogues, mais seulement des enfants qui jouent dans la rue”, explique-t-il à l’époque. Une vidéo qui fait la différence :
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“Je n’étais pas le premier à filmer dans mon quartier mais à ce moment-là en Italie, les vidéos que tu voyais avaient perdu ce côté revendication de quartier. Moi j’estime l’avoir ramenée au goût du jour.
Après “Ciny”, quasi tous les rappeurs italiens ont commencé à nommer leur quartier, à faire leur vidéo en dessous de leur tour. En Italie, le nom de la ville c’est “Ciny” (pas Cinisello Balsamo). Je te jure personne ne connaissait et maintenant tu peux aller en Sicile, les gens savent de quoi tu es en train de parler.”
“Prolétaire devenu aisé”
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S’il affirme y retourner de temps en temps (“J’y retourne de temps en temps quand je peux mais pour être honnête, ça fait longtemps”), les tours de briques ternes de Ciny semblent derrière lui. Pour son premier album studio nommé Sfera Ebbasta, Sfera, accompagné de Charlie Charles, a pris le temps de peaufiner et d’expérimenter de nouvelles sonorités. Le single “Figli Di Papà” et son refrain reggaeton constituent le tube de ce nouveau projet plus mélodieux et moins codéiné que le précédent. Le jeune homme y développe une nouvelle esthétique faite de fringues de grandes marques italiennes et de clips tournés aux États-Unis ou encore à Paris. Dans une interview pour Rolling Stone, il explique :
“En Amérique, il y a des gens qui font des vidéos dans leur quartier du premier au dernier clip sans jamais avoir à sortir de là. En Italie, en revanche, au bout d’un moment, ça peut vite sembler répétitif. L’année dernière, j’en ai fait quatre à Cinisello. Cette année, si je le faisais, ils m’accuseraient de ne plus avoir d’idées.”
Loin d’être un ramassis de titres commerciaux, le projet navigue pour autant avec justesse entre plusieurs ambiances, amarrant en terre française à deux reprises avec SCH – unique featuring de l’album – sur les titres “Balenciaga” et “Cartine Cartier”. Dans ce premier album, Sfera évoque son succès nouveau et les changements qui ont suivi, notamment dans sa vie amoureuse (“Bang Bang”), et sa méfiance à l’égard de ceux qui veulent le voir tomber. Il revient aussi sur la précarité qui l’a accompagné une grande partie de sa vie ainsi que sur le quotidien des quartiers italiens (“Pour chaque mère qui fait trois emplois/Voici un père qui n’a pas de travail/Un fils qui reste dehors la nuit”, scande-t-il dans le titre “Visiera a Becco”). Des références qui rendent le rapprochement avec SCH, “le prolétaire devenu aisé”, plus évident.
“Nous sommes le futur et le présent/À cause d’un passé de faim et de soif”, écrivait-il dans “Equilibrio”. C’est cette idée de ne pas s’oublier qui domine le premier album de Sfera. Sur des sons modernes qui traversent les frontières, le rappeur développe des textes qui parlent à beaucoup de jeunes Italiens : “J’aime le côté “intégrateur” de ma musique. Beaucoup de jeunes Arabes et Slaves qui vivent en Italie m’écrivent aussi (pour me dire qu’ils se reconnaissent dans ma musique) et cela ne peut que me remplir de fierté.“
Sfera reste fidèle à ses origines modestes mais aussi à Billion Headz Money Gang, le crew qu’il a monté avec Charlie Charles, son unique beatmaker depuis le début. Une fidélité peut-être typiquement italienne quand on pense au Dark Polo Gang qui ne travaille presque qu’avec Sick Luke. En tout cas, une recette bien intégrée qui lui a permis de finir disque d’or.
Le “trap king” à la conquête du monde
S’ensuivent des tournées internationales, des séances de dédicaces et un engagement sans limite des fans qu’il montre dans sa video “Vida da Rockstar” et qui lui permet de constater que le rap est le nouveau rock. Alors quand vient le moment de trouver un nom à son deuxième album, le rappeur, qui pensait le titre Trapstar trop réducteur, le nomme finalement Rockstar, posant avec une guitare électrique sur la pochette. Encore une fois, les références à son passé ne sont pas loin puisqu’il s’agit aussi d’un hommage à son père, féru de rock :
“Mes parents étaient séparés. Ma mère écoutait beaucoup les chanteurs et auteurs italiens comme Battisti. Mon père écoutait du rock américain et anglais du type Jimi Hendrix ou les Rolling Stones. Le tatouage de guitare que j’ai sur mon bras, c’est un hommage à mon père et à Jimi Hendrix, qui était son artiste préféré. Woodstock, Lynyrd Skynyrd… Il est né dans les années 1950, sa vibe, c’était ça.”
Un album composé en pleine tournée et en seulement trois mois, qu’il décrit comme plus spontané que le précédent : “Pour cet album, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour me poser. Les chansons sont venues de manière spontanée alors qu’avec le premier album, on avait passé plus de temps à réfléchir sur quelles chansons faire ou ne pas faire.” Malgré l’urgence, les ambitions de Rockstar étaient importantes. Le rappeur explique : “Les attentes avec Rockstar étaient différentes car je ne me serais pas émerveillé d’un disque d’or. Je parle bien évidemment de mes attentes personnelles car je veux grandir, je veux croître.”
Avec Charlie Charles, il compose alors un album plus pop et léger marqué par la flûte tropicale utilisée sur “Bancomat”, le synthé ensoleillé de “Rockstar” et la guitare flamenco de “Tran Tran”. Les fans de trap plus classique ne sont pour autant pas mis de côté avec des morceaux comme “Serpenti a Sonagli” ou encore “XNX”. Le temps des onze titres du projet, le jeune homme raconte sa vie de superstar avec des textes plus “egotripé” et paresseux que les précédents. Il faut dire que l’ambition de cet album se situait bien ailleurs.
Si Sfera a réalisé énormément de featurings en Italie (avec le Dark Polo Gang, Ghali ou encore Guè Pequeno), le rappeur a toujours été attiré par l’étranger. En France, il écoute bien entendu SCH, mais aussi Booba, Lacrim (à qui il a accordé le remix de “Figli di Papà”) ou encore Sadek. Pendant notre rencontre, il nous a d’ailleurs fait écouter un remix de “Mwaka Moon” qu’il avait enregistré.
Pour cet album, sa curiosité internationale se fait plus poussée puisqu’en plus d’une version italienne classique, Sfera a édité une version internationale de Rockstar dans laquelle apparaît un featuring italien avec DrefGold et cinq featurings internationaux : le plus puissant avec l’Américain Quavo, un autre avec Rich the Kid, l’Anglais Tinie Tempah, l’Allemand Miami Yacine ou encore le Portoricain Lary Over. Une façon comme une autre de conquérir le monde – deux de ces titres se sont d’ailleurs placés dans le top 100 mondial –, mais aussi de souder l’Europe :
“J’aimerais bien qu’on crée une situation en Europe similaire à celles des États-Unis, où tout le monde est connecté. Au lieu de compter sur ta nation, pouvoir compter sur tout le monde en Europe en ce qui concerne aussi bien le streaming, les ventes, les concerts… Ce serait un autre game si toute l’Europe se réunissait, on se tirerait vers le haut.
Ici, c’est vrai que c’est plus compliqué qu’aux États-Unis car il y a la barrière de la langue mais on peut faire en sorte que le son gagne, soit assez fort pour que ça marche. Un truc qui sonne bien, ça défonce partout.”
À bon entendeur…
Photos : @gianlucabrisi
Traduction par Gianluca Brisigotti
Rockstar, le second album studio de Sfera Ebbasta est disponible depuis le 19 janvier 2018.