24 ans déjà, et Louise Sauvard n’a pas envie de dire adieu à son adolescence. C’est trop tôt. Comme beaucoup de cette génération désenchantée et adulescente, la photographe française préfère vivre dans un entre-deux qui se défie des normes sociales. Ses projets photographiques reflètent ce coming-of-age qu’elle traverse, puisqu’elle vient de révéler Clueless, une série qui immortalise des chambres adolescentes. Car existe-t-il un meilleur lieu que la chambre pour raconter cet âge si délicat et secret ?
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Onyx, Odelia, Daniel, Ivan, gothique, kawaii, normcore, skateur… Dix jeunes lascif·ve·s et sublimes de Montréal ont accepté de poser parmi leurs objets fétiches, leurs posters de stars, leurs chaînes hi-fi et leurs artefacts aux grandes charges magiques. Rencontre avec une photographe qui, au-delà des apparences câlines de ses images, interroge nos manières de faire communauté, dénonce le manque de zones d’expression intime et milite pour une “dissidence sociale”.
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Konbini | Coucou Louise ! Comment as-tu eu l’idée de ta série Clueless ?
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Louise Sauvard | La série est apparue dans ma tête graduellement. Mes images se sont construites grâce à des rencontres et des intentions. Depuis l’adolescence, j’imagine des scénarios dans ma tête, et maintenant que je suis en capacité de les produire et d’organiser ma pensée en termes artistiques, je me jette juste dedans et j’explore les possibilités, comme dans une map dans un jeu vidéo. En général, mon travail explore les notions d’intimité et puis, par extension de cette intimité, la chambre. Pour le projet Clueless, ça a été différent de mon travail en France. J’ai eu la chance d’aller à Montréal faire un échange universitaire et ça a été un déclic pour moi.
Le Québec, surtout Montréal, semblait un endroit complètement polyculturel, bel et bien lointain, mais pourtant profondément familier. Je me suis tout de suite projetée artistiquement dans cette ville. Je me suis alors dit qu’il fallait que je travaille avec la même spontanéité à Montréal qu’à Paris. Le sujet reste le même mais les enjeux et le contexte varient selon des facteurs politiques ou culturels. Je ne connaissais personne sur place au début et plus j’étais à l’aise avec les personnes que je rencontrais et inversement, plus les images devenaient intéressantes et profondes, plus les liens se resserraient.
D’ailleurs, le titre est-il un hommage au film Clueless, sorti en 1996 ?
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Effectivement, ça fait carrément penser au film, mais c’était involontaire au début. C’était plus un sentiment que je ressentais. Puis je me suis dit pourquoi pas, ça ne dérange pas que ça se rapproche du film Clueless. Les gens en font l’interprétation qu’ils veulent !
“Le projet questionne nos manières de faire communauté dans les grandes villes où la culture dominante ne met pas en avant ce modèle, où les relations sociales sont court-circuitées”
D’où te vient cet intérêt pour l’espace intime qu’est la chambre ?
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J’ai choisi le cadre de la chambre car c’est un endroit sacré, comme un dernier lieu sur terre, une île, un espace où tout se passe, une ZAD, une enclave personnelle, une zone d’expression nécessaire pour se construire. Les chambres peuvent varier selon les cultures, voire ne même pas exister. Comment fait-on pour projeter son intimité quand il y a peu de place pour l’exprimer ? Ces dernières années, la chambre a revêtu une dimension de “pièce-icône” centrale, surtout dans la vie des jeunes ayant traversé les pandémies, et vécu et subi les évolutions des réseaux sociaux. Ce sont des métamorphoses des espaces et de nos modes de vie. Le développement constant des grandes villes entraîne une redéfinition des domaines de l’espace public et de l’espace privé, sans cesse actualisés et dépendants des situations sociales de ses habitant·e·s.
À travers mon exploration du domaine de la chambre à coucher, je place le curseur de l’intimité au rang du public, dans une démonstration frontale et assumée sans crainte d’exposer le réel et même de le détourner. Le projet questionne notamment nos manières de faire communauté dans les grandes villes où la culture dominante ne met pas en avant ce modèle, où les relations sociales sont court-circuitées et l’accès au logement de plus en plus difficile. Chaque projet sur les chambres a son contexte. J’ai réalisé Clueless en Amérique du Nord, puis Le Palace en 2024, à Paris, qui parle d’une résidence étudiante exclusivement réservée aux jeunes femmes. C’est également là où j’ai vécu. À travers des mises en scène, j’ai dressé un portrait intime et déroutant des résidentes – qui sont devenues mes amies – et de leur quotidien.
Penses-tu en amont tes shootings et comment as-tu recruté tes modèles ?
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Mes shootings sont souvent improvisés et pensés par dessins dans mes carnets. Je construis parfois ça comme un mini-storyboard, mais c’est vraiment du 50-50 spontané et réfléchi. Mes “modèles” sont plus des ami·e·s que je rencontre spontanément ou que je contacte pour leur proposer de participer et pour échanger sur ce thème de la chambre. Puis nous tissons des liens. C’est important pour moi, ce sont des êtres chers qui ont bien voulu me laisser interagir avec leur intimité afin de créer ensemble quelque chose qui va pouvoir rester.
“Tu pousses des portes, tu fais un voyage psychédélique, tu ne sais jamais à quoi t’attendre, comment la psychologie va venir recouvrir une surface habitable”
Agissais-tu sur le décor ou laissais-tu la chambre intacte ?
Les lieux, en général, je ne les connais pas à l’avance, ou alors on m’envoie des photos, mais ce n’était jamais trop prémédité, en tout cas pour Clueless ! Pour mon second projet, Le Palace, c’était le contraire, tout était millimétré. Après, ça ne veut pas dire que je laisse l’espace comme il est. Ça dépend de ma vision sur le moment, et de comment je vais raconter l’histoire à travers l’image. Parfois, je change plein de meubles de place ou j’en enlève, j’en rajoute. D’autres fois, j’arrive, et tout est déjà en place ! Je veux donner une dimension théâtrale, cinématographique aux images pour qu’on puisse s’y projeter ou imaginer des scénarios rêvés.
Par exemple, j’ai photographié Onyx, une adolescente au style goth alt de Montréal. Quand je suis arrivée dans sa chambre, j’ai pris une claque. Je me suis dit que ce n’était pas possible que ça soit réel. Les éléments étaient ultra trash, hardcore, morbides, et en même temps super attentionnés avec des détails kawaii. Je me suis dit : OK, là, je viens de rentrer dans une nouvelle dimension. Et c’est ça que j’aime, c’est comme dans Alice au pays des merveilles : tu pousses des portes, tu fais un voyage psychédélique, tu ne sais jamais à quoi t’attendre, comment la psychologie va venir recouvrir une surface habitable.
La chambre, ça symbolise quoi pour toi ?
Une sorte d’éternité pour moi. C’est comme une figure ou un lieu religieux. Je l’ai totalement intégré dans ma vision de ce qui est important et j’ai, comme au fil du temps, développé avec mes ami·e·x·s une sorte de néoculture, une vision édulcorée et alternative de la chambre.
“La chambre est une sorte d’éternité pour moi, comme une figure ou un lieu religieux”
À quoi ressemblait ta chambre d’ado à toi ?
Petite, ma chambre était rose et couverte de posters de Glee, des One Direction, de Rihanna, de Justin Bieber, ou de groupes de rock. Il y avait des trucs multicolores partout. Ensuite, ado, je n’ai pas eu trop de chambres à moi, c’était justement des lieux de passage impersonnels où je ne me posais pas totalement. Ça a été assez tumultueux, puis, il y a deux mois, j’ai quitté le Crous (qui était encore un lieu un peu impersonnel), et c’est aujourd’hui que je me rattrape en m’installant en colocation avec des copines et en construisant ma forteresse pour retrouver une énergie singulière, innocente et multicolore. Si je pouvais tout construire moi-même et définir un espace dans les moindres détails, je le ferais. Je pense à la Maison Horta à Bruxelles qui est un chef-d’œuvre du mouvement Art nouveau où Victor Horta a dessiné et produit lui-même les moindres détails de son habitation : les papiers peints, poignées de porte, luminaires…
Peux-tu nous parler des influences photographiques et cinématographiques qui t’ont nourrie pour Clueless ? On sent un peu de Xavier Dolan et de Sofia Coppola, évidemment…
J’ai beaucoup été influencée par les films de Gregg Araki, Gaspar Noé, Gus Van Sant, les photographies de Lauren Greenfield, Jeff Wall, Jet Swan, Jouko Lehtola, Claudine Doury, etc. J’ai fait un stage avec le duo d’artistes Elsa & Johanna aussi, qui se muent dans des rôles d’hommes et de femmes : elles font du drag à leur manière, et ça me touche particulièrement. J’aimerais tellement pouvoir travailler avec Petra Collins ou photographier Béatrice Dalle, Arca et Mylène Farmer.
Dans les films de Xavier Dolan, il y a la tendresse et la justesse, l’intensité des personnages. Dans ceux de Sofia Coppola, il y a la beauté des mises en scène et leur esthétisme. Par exemple, j’ai été impressionnée par le film Anora, de Sean Baker, qui est sorti récemment et qui a gagné la Palme d’or. Je ne peux pas occulter non plus mes références dans le milieu de la mode : j’adore Carlijn Jacobs et des marques comme Chopova Lowena, Alexander McQueen, Jean Paul Gaultier ou des marques indépendantes japonaises qui me transportent dans un univers tout-puissant où il est aussi possible de construire à travers le vêtement et la scénographie.
“La dissidence, c’est se dérober à la normativité, et dans le monde d’aujourd’hui, c’est profondément vital”
Tu parles de “dissidence sociale” pour qualifier ton approche du portrait et de déconstruction du genre de la sexualité. Pourrais-tu nous parler davantage de tes intentions artistiques ?
La dissidence, c’est se dérober à la normativité, et dans le monde d’aujourd’hui, c’est profondément vital. Je dis ça car j’évolue aussi dans un milieu où il y a souvent la fête, la techno ou le rock et qu’il y a, dans ces moments, des instants de vérité où les gens sont juste là pour être connectés les uns avec les autres, sans institutions parasites entre eux ou fond capitaliste. C’est eux qui choisissent et qui assument ce qu’ils font. C’est parfois maladroit, parfois audacieux, il n’y a pas de “bonne manière” de faire les choses. Il y a souvent des personnes proches de moi dont la santé mentale est fragile, et qui me permettent d’adopter une vision différente, une remise en question de certains modes de vie.
J’apprends de tout cela, et j’essaie de digérer cela et de le retranscrire à ma façon. À l’avenir, j’aborderai plus les sexualités ou le genre fluide qui sont des super-intimités, aussi très centrales dans l’ensemble de mon travail. Par exemple, pouvoir travailler et réfléchir à un projet commun avec des ami·e·x·s travailleur·se·x·s du sexe, ou à un projet de direction de la photographie sur un court-métrage indépendant réalisé par un groupe de femmes, etc.
Et justement, quels sont tes autres projets futurs ?
Grâce à ma série Le Palace, j’ai été lauréate d’une exposition solo à la galerie du Crous de Paris pour la saison 2025 et d’une exposition collective à la Tour Orion appelée “AFTER”, inaugurée en ce mois de décembre. En 2023, j’ai exposé pendant six mois dans les rues de Montréal, et c’était des photos de groupes de jeunes femmes dans leur chambre.
Vous pouvez suivre le travail de Louise Sauvard sur son compte Instagram.