Kery James : “Il n’y a pas de voyou dans le rap”

Publié le par Brice Miclet,

A voir aussi sur Konbini

(© Koria)

Publicité

Le nouvel album de Kery James est, une nouvelle fois, hanté par ses combats : les violences policières, l’esclavage, les politiques de luttes, le tout mêlé à des références littéraires. Plus osé que Mouhammad Alix, son précédent projet, ce J’rap encore montre un rappeur qui tient à montrer qu’il est toujours en place. Rencontre avec un artiste qui n’a rien perdu de son militantisme, mais qui prend aussi le temps de s’essayer à des voies musicales encore inexplorées dans sa discographie.

Publicité

Konbini | Le premier single de cet album est “PDM”, en featuring avec Kalash Criminel. Dans sa forme, on retrouve des similitudes avec “Musique Nègre”, qui était le premier single de ton précédent album, Mouhammad Alix. Est-ce qu’on peut voir cela comme une suite, ou le second volet d’un concept ?

Kery James | Le point commun entre ces deux morceaux est que Musique Nègre était une réponse à une phrase d’Henry de Lesquen, et que PDM est une réponse à une phrase de Donald Trump, qui a qualifié certains pays africains, ou Haïti, de pays de merde. En vérité, que ce soit de Lesquen ou Trump, ce ne sont pas vraiment des gens qui m’intéressent.

Publicité

Ils sont des prétextes pour parler de ma fierté d’être noir, pour apporter une critique des États-Unis qui sont bien souvent encensés dans le rap, ou dans le cinéma. Il y a même certains films hollywoodiens qui sont financés par l’armée américaine. Si tu regardes les films d’il y a vingt ans, les méchants, c’était les Russes. Aujourd’hui ce sont les Arabes. Et le héros est un blanc patriote. Ils continuent de dominer le monde par la représentation.

De Lesquen, Donald Trump, ou tous ceux que tu peux citer dans tes textes au cours de tes albums… Finalement, les punchlines dégueulasses des autres nourrissent les tiennes, non ?

[Rires] C’est vrai, ils me donnent des raisons d’écrire, mais si je pouvais ne pas parler d’eux, je le ferais volontiers.

Publicité

L’Amérique t’a fait rêver plus jeune ?

Bien sûr. À une époque, on se prenait carrément pour des Américains. Mais pas n’importe lesquels : on se prenait pour des Américains noirs. On se reconnaissait dans les rappeurs, on les imitait. Il y avait Public Enemy, etc., mais très vite, on a été influencés par le style gangsta, avec les tresses, etc. Snoop Dogg, Above The Law, MC Eiht… On était très West Coast. Puis, on a compris qu’on avait notre propre identité, notre propre histoire. On a commencé à l’assumer vers 1997-1998, quand on est arrivés avec ce style de mecs de cités françaises.

Aujourd’hui, l’Amérique ne te fait plus rêver ?

Publicité

C’est au-delà de ça, c’est devenu un pays qui est à l’origine de beaucoup trop de souffrances dans le monde, qui s’est bâti sur le sang des Amérindiens, grâce à un génocide. Tout ça est validé, et jamais les Amérindiens ne récupéreront quoi que ce soit.

Tu dis aussi dans ce texte : “Adama Traoré, Zyed, Bouna… Jusqu’où va-t-on suivre les Américains ?”C’est la voie que l’on est en train de prendre selon toi ?

Publicité

Oui, les violences policières sont de plus en plus nombreuses et fréquentes. Il faut savoir qu’il y a entre dix et quinze personnes tuées chaque année par la police dans des conditions qui ne sont pas claires, et que la plupart du temps, les policiers ne sont pas inquiétés. Il y a une forme de permis de tuer qui vient, à mon sens, du colonialisme. Certains sont considérés comme des Français de seconde zone qu’il faut mater de temps en temps. Je pense que tout le monde doit s’intéresser à cette cause, car cela va devenir tout simplement une guerre entre les plus riches et le peuple.

Et je ne suis pas sûr que la police sera alors du côté du peuple et des plus pauvres. Cette répression qui s’exprime davantage sur des populations maghrébines et africaines va ensuite s’exprimer sur toute personne qui s’oppose au pouvoir et au système. On le voit avec la mort de Rémi Fraisse en 2014 lors des manifestations contre le barrage de Sivens. C’était un jeune blanc. Je pense qu’à l’école de police, on n’apprend pas aux policiers à être des modèles, ce qu’ils devraient pourtant être aux yeux de la population. On leur apprend qu’ils sont la force, la loi, et qu’il faut les imposer.

Quand le responsable d’un grand syndicat de police vient sur une chaîne de télé et dit que “bamboula”, dans la bouche d’un policier, c’est à peu près convenable, ça en dit long sur ce qui peut se dire dans un fourgon de police ou dans un commissariat. Il y a dans ces espaces une forte présence de gens qui votent à l’extrême droite, et qui ont une forme d’impunité. Il n’y a aucune volonté politique d’arrêter ce problème.

Pourquoi, selon toi ?

Parce que je crois qu’ils pensent un jour utiliser ces policiers pour défendre leurs intérêts. S’il y avait une volonté, le problème pourrait être réglé rapidement. Il suffirait d’être ferme, de mettre des sanctions en place, mais non. Il faut que le peuple ait peur de la police, c’est la volonté dominante.

Sur cet album, on retrouve donc une nouvelle fois les sujets qui te tiennent à cœur : les violences policières, l’injustice face à la justice, les dégâts de la colonisation… C’est important pour toi de répéter ces thèmes, il faut cela pour que les gens te comprennent ?

J’ai surtout l’impression que si je ne le fais pas, personne ne le fera. Personne ne le fait dans le rap. Qui va porter la voix de ceux qui subissent ces injustices ? Je me sens responsable, il faut que je porte cette parole. Il me semble que tous les problèmes de discrimination, de racisme et de violence policière ne sont pas réglés, et qu’il faut en parler. Le rap est devenu aseptisé et complètement vidé de sa substance revendicatrice. Bien sûr, il ne faut pas que ce soit une posture, mais la plupart des rappeurs ne font pas ce boulot-là.

Quand tu vois le climat social qui empire en France, tu n’as pas de moment de découragement ?

Au contraire, plus les choses vont mal, plus j’ai de l’inspiration. J’ai toujours des choses à dire, et peut-être que les gens finiront par m’écouter finalement. Je ne suis pas découragé, j’ai l’impression que ce que je fais à une portée, que ça parle à certains, que ça change la vie d’autres. Sinon, je ne le ferais pas. Je crois avoir un impact envers ceux que j’espère représenter.

Ce matin, j’étais sur France Inter, j’ai pu porter ma parole, qui est libre, qui est directe. Ça n’aurait pas été possible il y a dix ans. Ça veut dire que ma parole commence à être entendue. Elle est donc aussi entendue par ceux qui ont peu de points communs avec moi, et qui seraient plutôt placés de l’autre côté de la barrière.

Tu sembles persuadé que le rap a un impact fort sur la vie des gens…

Bien sûr, ça ne fait aucun doute. Je ne compte plus les témoignages de personnes venant me dire qu’ils ont continué leurs études en écoutant Banlieusards, qu’ils ont évité de faire une grosse connerie en écoutant L’Impasse ou Deux issues. J’ai rencontré quelqu’un qui a recueilli l’histoire de plusieurs fans chez qui j’avais eu une influence, il est en train d’en faire un livre. Donc personne ne me fera croire que notre musique n’a pas d’impact.

Après, comme je le précise toujours, le rap n’est pas responsable de la discrimination sociale ou raciale, du chômage, ou du fait que l’on a rassemblé des gens d’origines africaines ou maghrébines dans des quartiers, qu’on les a laissés entre eux.

Qui dit impact dit responsabilité ?

Exactement. C’est comme la fameuse phrase de Spiderman [rires]. Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.

Tu estimes que les rappeurs ont perdu ce sens des responsabilités ?

Oui, mais surtout, ils n’en veulent pas. Ils sont d’ailleurs à l’image de la société. Les gens n’ont pas envie d’être responsables de quoi que ce soit, tout le monde pense à soi avant tout et à son bien-être. Personne ne veut se sacrifier.

Sur le titre “À la Idéal J”, tu expliques que les rappeurs s’inventent souvent des vies, n’ont vu des kilogrammes que dans leurs clips… Ça te gêne ce côté exagéré, ces codes, ou ce second degré ? Il n’y a pas quelque chose qui relève de l’exercice de style ?

Le problème, c’est le côté second degré, justement. Les rappeurs sont écoutés par des jeunes, des très jeunes, qui ont parfois 13 ans, et qui sont en pleine construction. Ils se font passer pour ce qu’ils ne sont pas, alors que nous, notre école du rap a toujours eu l’envie d’être vrai. Par exemple, pour moi, Orelsan est vrai, il raconte sa réalité, ce qui lui ressemble, il ne parle pas de kalachnikovs.

Ce second degré, ce côté cinéma, il faut une maturité, un certain recul pour le comprendre. Il ne faut pas se leurrer : à 13 ans, on n’a pas ce recul nécessaire. Et puis, il ne faut pas se faire d’illusions, il n’y a pas de voyou dans le rap. Quand t’es un voyou, t’es un voyou, c’est ta vie. Quand tu rappes, c’est que tu as la volonté d’exister, de te montrer, que tu as un certain talent pour l’écriture, une rigueur. Ce qui veut dire que tu as été au moins un peu à l’école pendant que les vrais voyous n’y étaient pas.

Peux-tu parler de ta collaboration avec Ouma sur le titre “Gang”, qui est certainement l’un des plus réussis de l’album ?

Oumar fait partie de la team de Médine. Il est très fort, je l’ai donc invité sur “Gang”, mais il a travaillé sur d’autres morceaux, sur des thématiques, il m’a proposé des textes… Ça n’est pas juste un featuring.

“Le mélancolique” est un morceau extrêmement surprenant, sur lequel tu chantes avec du vocodeur, qui a un côté presque pop…

J’avais envie de faire des chansons sur cet album. J’ai demandé à Toma, avec qui j’avais déjà travaillé sur Rue de la peine (2016) et En manque de… (2009), de me proposer des morceaux. Il est venu avec sa guitare, et il avait déjà écrit une partie de la chanson, j’ai été conquis. Il est fort possible que je m’oriente de plus en plus vers cette musique, il ne faut pas que les gens le valident trop s’ils veulent que je continue à rapper (rires).

Mais j’aime ça, c’est un nouveau style, je ne chante pas avec les mêmes codes que les jeunes qui chantent aujourd’hui. Il y a un côté chanson française très assumé, il y a de la place pour le texte tout en étant moderne… Faire un album de dix chansons comme ça, ça me dirait bien.

Sur le titre “Amal”, tu parles d’une femme qui a perdu son frère et qui se bat pour que justice soit rendue… Cette Amal en question, ça pourrait être Assa Traoré, la sœur d’Adama Traoré ?

C’est Assa Traoré, et toutes les femmes qui font face à l’adversité ! Dans le rap, on parle souvent de nos frères en prison, de ceux qui ont été tués. Mais quand il y a un mec en prison, il y a souvent une femme au parloir. Quand un mec se fait tuer, il y a une mère qui pleure. Je voulais parler d’elles, et surtout du fait que l’associatif dans les quartiers est souvent porté par des femmes. Elles sont la conscience du collectif.

Dans le dernier morceau de l’album, “Le jour où j’arrêterai le rap”, tu évoques Charles Aznavour, décédé le 1er octobre dernier… Tu l’as rencontré plusieurs fois, tu as même fait un duo avec lui, “À l’ombre du show-business”. Quel souvenir gardes-tu de lui ?

C’est quelqu’un qui a pris le temps d’écouter ce que je faisais. Il a perçu ma poésie, il était lui-même poète, un poète avec une histoire difficile d’ailleurs. Il a mis du temps à connaître le succès, et je pense être un peu sur le même schéma de carrière…

Tu trouves que tu as aussi mis du temps à percer ? Pourtant, on pourrait penser l’inverse non ?

Non, ça n’est pas allé si vite que ça, j’ai mis du temps. Sans prétention et sans fausse modestie, j’ai du succès, mais des gens qui ont beaucoup moins de talent ont plus de succès commercial. Le fait de tenir certaines positions m’a toujours empêché de franchir un certain cap à ce niveau.

Pour en revenir à Charles Aznavour, dans ma carrière, il ne m’est jamais rien arrivé par hasard. Je me suis battu pour tout. Mais ça, ça m’est tombé dessus comme ça. On a évoqué le truc vite fait : Oh tiens, et si on avait Charles Aznavour là-dessus, ça serait bien.” Et ça s’est fait.

Dans ce morceau, tu dis aussi que tu es coincé dans tes paradoxes. Quels sont-ils ?

C’est d’aimer le rap et de le détester en même temps. D’être artiste, de vouloir avoir du succès, mais de ne pas le supporter.

Tu as du mal avec le succès ?

Ouais, j’aimerais bien me promener tranquillement sans être reconnu par des gens. Mais il y a bien d’autres choses : le paradoxe entre avoir des valeurs religieuses qui m’indiquent que la modestie est une vertu, et en même temps chercher à être aimé par le public, à être le meilleur rappeur. Je suis plein de paradoxes. Mais ça se calme avec les enfants, on trouve une raison pour laquelle on fait les choses.