“J’étais au pied du mur” : rencontre avec ces artistes qui jonglent avec un job alimentaire

Publié le par Pauline Allione,

© 20th Century Fox Television

Dans un milieu où la précarité règne, de nombreux·ses artistes sont obligé·e·s de porter une double casquette – et parfois même celle du McDo.

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En 2022, Charlotte Bresler est diplômée de la Haute école des arts du Rhin. Mais contrairement à la plupart des jeunes diplômé·e·s qui envoient CV et lettre de motivation pour exercer leur métier, son premier réflexe est d’enfiler un tablier dans un restaurant alsacien. Un choix avant tout financier, en réponse à la précarité du statut d’artiste. “Je n’avais pas d’argent pour payer mon loyer, j’étais au pied du mur”, remet la bédéiste, qui trouve à la restauration ses avantages, dans un tel contexte.

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“J’aime bien conjuguer ma vie d’artiste avec ce taf, je fais des shifts de six heures donc je ne suis pas claquée quand je rentre et je peux fractionner mes journées comme je l’entends.” Comme elle, de nombreux·ses jeunes artistes se voient obligé·e·s de chercher une stabilité financière dans un second job. Parviennent-ils pour autant à trouver un équilibre entre une pratique artistique créatrice et le cadre productiviste d’un petit boulot ?

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Jongler avec le temps

De la choucroute à la BD, il n’y a donc qu’un pas, que Charlotte Bresler franchit ponctuellement, lorsqu’elle n’est pas en résidence. Si son service au restaurant commence à 18 heures, elle est opérationnelle dès 10 heures pour dessiner et imaginer des histoires à raconter case par case. C’est finalement en jonglant entre deux activités qui requièrent un investissement radicalement différent – accueillir, servir, courir entre les tables ; dessiner, créer, raconter des histoires – que la jeune illustratrice trouve une forme de complémentarité bénéfique.

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“Quand je vais au taf, j’ai le cerveau vide et je suis contente de bouger. Mon corps entre en jeu, je ne suis pas seule chez moi sur mon bureau. C’est le jour et la nuit, à 18 heures je prends mes affaires, je m’habille et je passe la soirée à causer à des inconnu·e·s sans penser à mon travail d’illustratrice.” Entre les touristes affamé·e·s et les effluves de munster, l’artiste oublie ses angoisses financières autant que la pression à créer.

“J’ai le sentiment d’avoir raté un palier”

Cet équilibre est toutefois difficile à trouver, comme peut en témoigner Lou-Anna Ralite. Installée à Paris, la photographe travaillait parallèlement en tant que pionne dans un lycée, mais ne parvenait plus à mener ses projets comme elle l’entendait : peu à peu, son job alimentaire a commencé à grignoter le temps disponible pour sa pratique artistique. “Je pensais à des personnes à contacter, à des lieux dans lesquels me rendre, quand je voyais une belle lumière dehors, je pensais aux photos que j’aurais pu prendre… Mais quand j’étais disponible pour tout ça, j’avais juste envie de me reposer.”

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Deux jours après la rentrée des classes, elle décide finalement de ne pas embrayer sur une nouvelle année au lycée. “J’ai conscience de me mettre dans une situation encore plus fragile financièrement, mais c’est le moment ou jamais de prendre ce risque”, avance la photographe, qui espère pouvoir vivre pleinement de son art dans un avenir proche. “J’ai bientôt 30 ans, c’est difficile d’admettre que je n’ai pas encore trouvé une stabilité financière. J’ai le sentiment d’avoir raté un palier et d’être de plus en plus éloignée des fantasmes de réussite que je pouvais avoir à 20 ans.”

Galères administratives et créativité sapée

La question de l’espace mental disponible est centrale, lorsqu’il s’agit de jongler entre une pratique artistique et un job exécutif dont l’enjeu est pleinement ancré dans le réel. Quentin Fromont, artiste plasticien résident au Consulat Voltaire à Paris, a opté pour un job alimentaire dans lequel il n’est pas interchangeable, et propose ses services de retouches photo à des marques de luxe. “À l’origine, je cherchais un job pour gagner de l’argent et me dégager du temps pour aller à l’atelier, mais il s’avère que mon job a eu un impact positif dans ma pratique. J’ai progressé sur Photoshop, j’ai appris à mieux maîtriser les images que je fabrique, à travailler sous forme de layers, à aller plus en profondeur dans les images et les finitions…”, observe l’artiste.

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Cette montée en compétences ne lui fait pas pour autant oublier le quotidien de free-lance, qui ne manque pas d’altérer sa créativité. Les plus : une plus grande flexibilité, la possibilité d’arranger son agenda à sa sauce, la liberté de se mouvoir. Les moins : des charges de travail aléatoires d’un mois à l’autre, des revenus incertains, la comptabilité à gérer, les galères de l’Urssaf. “Mon travail me permet parfois d’aller plus loin dans mes images mais au fond, il sape ma créativité. Si j’ai une mission de retouche de cinq jours, je suis complètement coupé de ma pratique et pendant ces cinq jours, je fais des tâches très répétitives. J’essaie de réfléchir et d’écouter des podcasts en travaillant mais généralement, je dois réaliser mes missions vite, travailler sous pression. Être en free-lance ajoute beaucoup à ma charge mentale, c’est très précaire mais je dois toujours me tenir disponible.”

“On n’est plus aux Beaux-Arts à produire pour le fun”

Le constat est aussi ambivalent pour Charlotte Bresler. Si la bédéiste aime le travail mécanique du restaurant qui lui permet d’être plus productive au moment de dessiner, c’est finalement en résidence d’artistes, lorsqu’elle est entièrement concentrée sur ses œuvres, que sa pratique peut réellement évoluer. “Lorsque je jongle avec mon boulot de serveuse, je réponds essentiellement à des commandes et je dois être efficace. Je ne passe pas par toutes les prises de tête que j’ai actuellement en résidence, et qui me ralentissent en termes de production pure. En ce moment, je réfléchis beaucoup, je dessine peu et je pense que ma pratique évolue différemment. J’ai le temps de me cultiver, de lire et de voir des films sans être stressée par la thune”, détaille l’illustratrice.

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Dans cette précarité générale qui accompagne souvent le quotidien des jeunes artistes, Quentin Fromont se sait quant à lui chanceux de gagner plus qu’en restauration, de ne travailler que quelques jours dans le mois, de pouvoir investir de l’argent dans sa pratique… “Même si je me retrouve avec un statut de profession libérale, un statut d’artiste-auteur et une comptabilité à gérer, j’ai beaucoup de chance d’avoir ce taf-là. Ça parasite ma créativité mais on n’est plus aux Beaux-Arts à produire pour le fun, il y a un enjeu professionnel.” Une fois les artistes sortis de la bulle protectrice de l’école, la pratique artistique revêt effectivement une nouvelle dimension, connectée à des enjeux concrets et matériels. À chacun·e de naviguer dans la jungle du monde du travail selon ses opportunités, ses besoins et la capacité plastique de son cerveau à switcher d’une activité à une autre. Jusqu’à pouvoir enfin vivre d’art et d’eau fraîche”.