“Je suis fascinée par l’apocalypse” : Juliet Casella peint la fin de son monde, du nôtre et les angoisses qui nous habitent

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Dominika Troicka ; © Juliet Casella

"Dans mes œuvres, il y a ce parallèle énorme entre la destruction du monde et de mon monde au même moment."

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Elle monte, elle monte, elle monte. Juliet Casella est une artiste pluridisciplinaire en pleine ascension dont les œuvres ont saisi nos regards cette année. Quand j’entre au Couvent, dans le 3e arrondissement marseillais où elle travaille dans son atelier, un message inscrit en grandes lettres m’accueille : “Je suis une mauvaise herbe de celles qui poussent à travers le béton.” Le ton est donné dans ce paradis pour artistes : les cigales chantent, les ventilateurs soufflent, les guinguettes sont prêtes et l’air est politique.

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Comme dans une peinture de David Hockney, ce décor ne détonne pas avec les œuvres solaires et aquatiques de Juliet Casella. Résidant à Marseille depuis quatre ans, elle en a profité pour développer ses domaines artistiques : la vidéo, le collage, l’installation, mais surtout la peinture. Dans les tableaux de Juliet Casella, il y a de l’eau, du bleu, des mers qui montent, des corps inertes flottant dans une piscine, de la nourriture transformée, des casques VR, un “futur baisé”, des avions qui s’abattent comme des pluies torrentielles, des robots qui errent, et tout un tas de trucs qui plairaient au cinéaste David Cronenberg.

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Juliet Casella, Mortal Dinner.

“Ça m’étoufferait de ne faire qu’une seule chose”

Quand elle était petite, Juliet Casella vouait un culte à Charmed, adorait Shakira et regardait en cachette les “cassettes interdites” d’Alien. “Ma famille ne vient pas d’un milieu artistique, j’ai été autodidacte dans tout ce que je fais aujourd’hui, donc j’ai une culture très populaire. J’ai commencé le collage à 7 ans avec des magazines. Je découpais et j’assemblais des images que je collais sur les murs de ma chambre. C’était déjà un acte pop. C’est devenu un énorme collage qui est toujours là, ma mère ne veut pas les retirer car elle se dit que si un jour je perce, ça sera le début de mon minimusée”, rit-elle, assise sur un banc d’une des guinguettes du Couvent où notre entretien a lieu.

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Si Juliet Casella a commencé très jeune sa pratique artistique par le collage, elle s’est vite ouverte à d’autres disciplines comme la peinture, il y a trois ans, pour ne pas se sentir à l’étroit : “Ça m’étoufferait de ne faire qu’une seule chose. C’est comme quand t’es ado, tu fais du rock, t’adores le rock, et puis tu deviens adulte, et tu te demandes : mais est-ce que je vais vraiment faire du rock toute ma vie ?” rit-elle. Juliet Casella n’a pas de limites, puisque son travail fait se rencontrer le monde de l’art, de la mode, de la musique.

Juliet Casella, Bad Trip (2023) à gauche, et Elon Musk dream life (2023) à droite.

Juste la fin du monde

Juliet Casella fonctionne par phases. Récemment, elle est passée d’un cycle sur l’enfance à l’adolescence. “Peut-être que mon travail grandit avec moi”, admet-elle. À travers son installation vidéo First Kiss, placée dans un cadre avec des pics, elle aborde une destruction très personnelle : les premiers baisers, les premières relations sexuelles.

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“Pour moi, il n’y avait pas de consentement. J’ai 31 ans, quand j’avais 15 ans, ça n’existait pas. C’était assez terrible comme découverte de la sexualité. Dans la vidéo, deux ados s’embrassent, on entend les baisers mélangés par moments à une musique de métal hyper violente. Le son est là pour déranger le public, pour qu’il ne regarde pas l’œuvre innocemment”, dévoile-t-elle.

Ses œuvres parlent aussi beaucoup de société, d’apocalypse : la guerre, l’urgence climatique, l’impact de l’image et du monde numérique sur nous, les droits humains. “Mon travail est satirique et comique, jusqu’aux titres. La toile Elon Musk dream life est un bon exemple. J’aime que le titre éclaire le public et le fasse sourire, comme pour ramener un peu de lumière. J’utilise aussi la couleur pour ça. Le côté pop, c’est l’hameçon, et après, en réalité, on se prend une claque.” À l’image de son collage Texas Lovers, où elle dénonce l’homophobie au Texas, qui “était prêt en 2022 à condamner” les couples LGBTQIA+ pour leurs relations considérées comme “non naturelles”.

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“Dans mes œuvres, il y a ce parallèle énorme entre la destruction du monde et de mon monde au même moment”

Quand je lui avoue que je perçois, à titre personnel, beaucoup d’angoisse dans ses peintures, et que je me demande d’où lui vient cette appétence pour la fin de notre monde, elle me confie : “Ma mère est malade depuis trois ans, et dans mes œuvres, il y a ce parallèle énorme entre la destruction du monde et de mon monde au même moment. Qu’est-ce qui n’est pas en destruction là ? Qu’est-ce qui se construit ? Est-ce que de la fin des choses naissent d’autres choses ? J’ai besoin de mettre ça sur la toile. En ce qui concerne la planète, je suis fascinée par l’apocalypse : on a eu notre chance, on l’a gâchée. Un reset ne ferait pas trop de mal à la Terre.” Dans toutes ces fins possibles qu’elle dépeint, où l’humanité s’éteint, se nichent ses propres peurs et des drames intimes.

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Technosensible

Quand elle crée, Juliet Casella ressent son environnement. Son processus de création est très instinctif, et le plus souvent, elle lit ses tableaux après les avoir faits. “Je laisse mon inconscient me guider. Par exemple pour The Scorpio’s Kiss [visible en ce moment à la galerie Sobering, à Paris], je venais de me séparer de quelqu’un à ce moment-là. C’était une relation toxique, à l’image du poison du scorpion, l’univers de la fête, les verres, et ce corps qui écrase l’autre. J’étais en train de vivre cette période de rupture, et sans le savoir, j’étais déjà en train de la peindre. Il y a beaucoup d’artistes qui essayent de donner un sens à chaque œuvre, mais je pense que l’œuvre s’explique d’elle-même, elle parle de choses que tu ne sais pas encore toi-même.”

Dans sa pratique, Juliet Casella fait défiler les images devant ses yeux, emmagasine des flux et les digère par le pouvoir de la composition. Cette démarche peut amener à une saturation : “J’étais tellement obsédée par les images que j’étais aussi obsédée par les images des autres, à scroller sur Instagram. Je me noyais. Ça te lobotomise. Il fallait que j’en fasse quelque chose, que j’utilise ces heures à regarder des images. Quand je les peins, ça reprend du sens, je suis très loin de tout pendant des heures, je suis dans le réel.”

“J’étais en train de vivre cette période de rupture, et sans le savoir, j’étais déjà en train de la peindre”

Pour apporter ses œuvres à leur public dans une société toujours plus virtuelle, Juliet Casella joue avec la performance de soi et les codes narcissiques imposés par les algorithmes : “Si je mets une photo de moi sur Instagram, il y a plus de likes que si je mets juste l’œuvre. Et les puristes de l’art vont me dire qu’il n’y a que l’œuvre qui compte mais non, il faut vivre avec notre époque. Faut s’adapter plutôt que de rester dans son carcan. J’aime l’idée que mes images soient cyberséduisantes, car ça aidera les gens à s’arrêter pour les regarder, et j’ai pour but de toucher tous les âges et toutes les classes sociales. J’utilise la couleur pour attirer l’œil sur des sujets plus sombres.”

Acrylique, IA, tablettes, aérographe : mélange des genres

L’artiste française flirte avec l’intelligence artificielle depuis quatre ans. Pour ses collages et peintures, elle chine ses photos sur Google, les réseaux sociaux, et demande parfois à des IA de lui générer des modèles. Car il n’y a pas une seule peinture qu’elle ait faite qui ne soit pas un collage numérique. L’IA lui sert pour ses croquis. Quand Juliet Casella pense à une image, elle ne la dessine pas, elle la génère main dans la main avec l’aide d’une intelligence artificielle.

© Lou Vegas

Cette pratique du collage, qu’elle utilise entre autres comme modèle pour ses peintures, va bien plus loin : “Je ne produis pas moi-même mes photos parce que ce qui m’intéresse dans le collage, c’est que ce soit des histoires qui viennent d’autres personnes, d’autres réalités et d’autres regards que le mien. Je me suis intéressée à la place de l’image dans notre société, dans laquelle nous sommes noyé·e·s chaque jour dans un flux de milliers d’images. À quoi bon en créer des nouvelles ? Elles existent déjà toutes, et maintenant avec l’IA, c’est sans limite, incontrôlable. Je préfère composer avec ce qui existe déjà”, détaille l’artiste “fascinée par l’idée de la collaboration avec la machine”.

Pour cette diplômée des Beaux-Arts de Cergy, le collage est alors une manière d’offrir d’autres récits, d’autres points de vue, de faire émerger une histoire à partir de la saturation massive à laquelle nous exposent les réseaux sociaux. Il faut dire qu’elle a un don inné pour la composition harmonieuse, et cette recherche d’harmonie prend tout son sens quand elle nous confie avoir quitté Paris parce que l’émulation artistique y était trop anxiogène.

“À quoi bon créer de nouvelles images ? Elles existent déjà toutes, et maintenant avec l’IA, c’est sans limite, incontrôlable”

© Donnia Ghezlane-Lala/Konbini

Cette lenteur salvatrice, Juliet Casella l’a trouvée dans la peinture et dans le Sud marseillais : “C’est une façon de replacer mon travail dans une temporalité plus longue, même si la base est une maquette-collage. Je me suis rendu compte que je commençais moi-même à produire frénétiquement beaucoup d’images avec le collage, alors que la peinture me demande beaucoup plus de temps. J’apprends une nouvelle technique, j’apprends la patience, c’est purement méditatif. Je replace mon travail dans un espace-temps plus sain. Le collage, c’est la capitale et sa vitesse. La peinture, c’est le Sud et sa douceur”, explique l’artiste qui prépare un séjour au Japon pour se remplir de nouvelles inspirations.

“Mais les deux me font du bien, cela dépend de quoi j’ai besoin sur le moment”, poursuit-elle, ajoutant qu’elle utilise de l’acrylique “pour son effet plat”, un aérographe “pour apporter du volume”, et qu’elle peint, en artiste connectée qui se respecte, avec une tablette devant sa toile, qui lui montre le modèle à suivre. L’artiste avoue avoir pourtant eu des réticences par rapport à la peinture car elle trouvait ce médium élitiste. “Je me sentais trop pop, j’avais le syndrome de l’imposteur, comme si la peinture appartenait à une élite, mais je me suis dit qu’il fallait que je fasse ce que je voulais et que j’ose. Ça a été libérateur.”

En fin d’entretien, Juliet Casella, qui dévoilera prochainement un projet de peinture et robotique ainsi qu’une première exposition solo à Paris, a du mal à se projeter. Elle me dit que malgré toutes ces fins du monde, l’amour restera capital. S’il reste un peu d’amour, à l’avenir, il sera bon de se plonger dans les eaux de ses tableaux. Parce qu’il fait tout bleu dans les peintures et dans les yeux de Juliet Casella.

Juliet Casella, Desperate Robots.
Juliet Casella, Baby Satan à gauche, et Cry Me A River à droite.

Les recos de Juliet Casella :

  • Un film ? Medusa Deluxe, de Thomas Hardiman
  • Une série ? Malcolm, de Linwood Boomer
  • Un album ? Powders, d’Eartheater
  • Un livre ? Les Lichennes, de Marine Forestier
  • Un artiste ? Antoni Tàpies