Je me suis glissée dans le lit de l’artiste Tiffany Bouelle et voici tout ce qu’on s’est dit

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Pierre & Florent

Le temps d'une après-midi, la performeuse et peintre franco-japonaise accueillait des inconnu·e·s dans son lit. Et j’ai été invitée à y entrer.

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Samedi 6 janvier, à 18 heures, je me suis glissée dans les draps de Tiffany Bouelle, performeuse et peintre franco-japonaise qui invitait de parfait·e·s inconnu·e·s à la confidence, loin de tout public, à la galerie Porte B., dans le cadre de son exposition “Half”. Mon créneau était limité à dix minutes mais je me doutais que nous allions le dépasser, d’autant plus que j’étais l’une des dernières à passer. Quand j’arrive à la galerie, autour de 17 heures, je récupère quelques impressions auprès des femmes qui passaient avant moi. Toutes étaient unanimes : c’était un moment agréable, intime, doux et “une femme incroyable”. Parfois, je pouvais les entendre rire ensemble derrière la porte coulissante. 

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Puisqu’il s’agissait d’une performance, j’avais pensé mon entrée en amont. Ce jour-là, je portais une chemise de satin blanc pour qu’elle se marie bien à son lit de draps immaculés et soyeux, et j’avais apporté ma propre taie d’oreiller de satin, toujours, en blanc cassé. Alors que d’autres s’asseyaient ou préféraient s’allonger hors des draps, j’ai immédiatement retiré ma jupe pour m’y glisser. Entre nous, il y avait un micro, le sien, qui enregistrait toutes les conversations qu’elle venait d’avoir avec toutes ces femmes. J’ai aussi décidé de tout enregistrer des trente minutes que nous avons passées ensemble et j’étais assez anxieuse car nous étions filmées. Pour survivre, je me suis transformée en ce que je sais faire de mieux : en journaliste très curieuse et interrogative. Voici la retranscription sommaire de tout ce qu’on s’est dit. 

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Les consignes envoyées avant l’événement.

Des chuchotements…

J’arrive en chuchotant car je venais de quitter une pièce où il fallait rester silencieuses. Je lui explique pourquoi j’ai ramené ma taie d’oreiller en satin : parce qu’elle m’a un jour dit que le soin que les femmes apportaient à leurs cheveux reflétait, selon elle, leur amour de soi. Elle ironise sur le fait que j’ai surtout été ciblée sur Instagram : touchée. J’arrête de chuchoter parce que nous éclatons de rire. 

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Tu es épuisée ?

“Étonnamment, juste avant toi, j’ai vu une dame que je ne connaissais pas et ça m’a re-dynamisée parce que j’étais en train de m’endormir, comme quand tu as une conversation sur l’oreiller avec un·e amie. Juste avant la dame, j’ai vu une amie d’enfance avec qui il y a eu rupture. Cela faisait sept ans qu’on n’avait pas dormi ensemble. C’était une amie chez qui je dormais souvent quand j’étais célibataire. Depuis que j’ai un enfant, c’est moins évident d’aller dormir chez des amies. J’ai un rapport au sommeil complètement différent, il est devenu précieux et on ne m’invite plus à dormir. Mais je ne serais pas contre une pyjama party. […] On se connaît à peine et je t’ai mise dans mon lit ! […] Toi, tu dors encore souvent chez des amies ?”

Notre cocon. (© Galerie Porte B.)

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Je lui réponds que je continue à dormir chez des amies, à l’âge adulte, en couple ou célibataire, mais qu’avec la maternité, il est certain que cela changera. Elle me demande à quoi je m’attendais et je lui dis que je pensais que la galerie allait capitaliser sur l’aspect “opération de communication” qu’un tel événement peut offrir, et que j’étais étonnée qu’il n’y ait pas de public, de lives Instagram, que c’était très précieux.

Tu as mis une toute petite liste de noms dans ton lit…

“J’ai choisi les gens que je mettais dans mon lit [parmi les réponses à l’événement]. Je n’avais pas envie de me retrouver avec n’importe qui, peu importe le contexte. J’ai proposé, puis j’ai choisi. Même si je ne savais pas qui c’était, je suis quand même allée me renseigner d’où vient la personne… Est-ce que tu sacralises ton lit ?”

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Un peu, mon lit est ma sécurité. Dans l’introduction de l’exposition, il est écrit que le lit est un espace politique et en lisant le texte, je ne reconnaissais pas la définition que je me fais de cet objet. Je lui dis que pour moi, le lit est plutôt un lieu de violence masculine et intrafamiliale, et que les lits des autres femmes me paraissent toujours très sécurisants.

© Pierre & Florent

Tu allais souvent dans le lit des autres ? 

“Je crois qu’on se débarrassait un peu de moi… Ils s’arrangeaient entre parents pour ne pas qu’un groupe de parents ait gardé l’enfant de l’un plus que l’autre. J’ai le souvenir que j’allais souvent chez les mêmes amies et qu’on alternait les nuits. Et on m’envoyait aussi en vacances chez ces amies, chose que j’appréciais moins, pour le coup.”

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Est-ce que ton enfant a déjà quitté ton lit ? 

“Il a déjà quitté mon lit, au bout de trois mois parce que me réveiller avec un pied dans la bouche, ce n’est vraiment pas mon truc. Il a son propre lit et sa propre tente dans sa chambre. L’inconfort nocturne a un impact tellement important dans ma vie, sur ma psychologie… Mon lit n’est pas sacré mais mon sommeil, si. Mon lit, je ne l’ai jamais sacralisé car j’ai bougé d’appartement en appartement pendant des années ; ce n’était pas des lieux que j’aimais, je m’y retrouvais par défaut parce que mon budget ne me permettait pas de pouvoir choisir.

Il fallait trouver un bon plan, c’était assez sport et j’étais assez détachée des lieux dans lesquels je vivais. Il pouvait se passer tout et n’importe quoi dans ces lieux, je m’en foutais. Pourtant, je crée des objets. Mais je suis plus attachée aux humains qu’aux objets. On pourrait vider mon appartement et ça ne me ferait pas plus de mal que ça.”

Tu m’arrêtes si tu ne veux pas en parler mais dans tes derniers posts Instagram…

“On peut en parler.”

… tu mentionnes ta récente fausse couche, et j’imagine que tu as développé un autre rapport à ton lit. C’était une période où tu restais alitée ou tu bougeais ?

 “Je bougeais. J’ai fait ma fausse couche dans une chambre qui n’était pas la mienne et je me sentais abandonnée. Il y avait vraiment ce sentiment fort d’abandon. J’ai senti que j’étais loin des miens, alors que j’étais avec mon fils, que je considère comme ma moitié. Je me suis sentie vraiment livrée à moi-même. Et puis, j’ai changé de lit la semaine suivante, et c’est comme si j’avais tout réinitialisé.

Ça faisait deux mois que je souffrais et je n’avais enfin plus mal. Le fait d’en avoir parlé [sur les réseaux], ça a été le meilleur moyen de connaître ma résurrection. Tu as vraiment l’impression que tu meurs quand tu fais une fausse couche. Le fait de changer d’endroit m’a vivifiée. Tu changes de décor, de là où ça s’est passé. C’était même idéal d’être ailleurs parce que je n’y retournerai pas. Ça permet de tourner la page. Mes compteurs sont remis à zéro physiquement, je reprends cette rentrée plus sereine.

Et puis, il y a cette rentrée que je passe dans un lit, avec toutes ces personnes que je rencontre, qui me questionnent comme toi sur ce qu’il s’est passé, sur comment se sont rythmés ces derniers jours par rapport à cet événement. C’est la première fois que je n’ai pas peint pendant quinze jours depuis cinq ans. La reprise avec la performance, je l’attendais mais j’en tremblais aussi un peu parce qu’impliquer mon corps dans mon art après ça, c’était une vraie étape aussi. 

© Pierre & Florent

C’est aussi une manière de se remettre dans son corps.

“Et de le désacraliser aussi, je crois. Je reviens un peu à l’outil, parce que je considère que mon corps est un outil. Je me pousse un peu plus loin, je me fais violence à moi-même. Je me demande si j’ai la force psychologique de vraiment faire cette performance. ‘Mais vas-y fais-le, ça fait deux ans que tu veux la faire.’ Elle me faisait aussi peur qu’elle m’excitait. C’est comme un date.”

J’ai une autre question. Tu m’avais dit que tu voyais des couleurs quand tu rencontrais les gens. Est-ce que tu pourrais définir une couleur pour cette performance-là, avec toutes les personnes que tu as vues passer face à toi ?

“J’ai vu des couleurs mais elles ne sont pas identiques. Chaque personne a sa couleur. J’ai vu du jaune pour la dame avant toi. Et toi, c’est marrant parce que tu as vraiment cette couleur qui revient à chaque fois, c’est comme si elle était ancrée mais c’est aussi parce que tu m’as parlé de ta vie avant. Quand tu apparais, il y a aussi ta couleur [terracotta, il me semble, ndlr] qui surgit. Et en même temps, c’est assez heureux. On a abordé de nouveaux sujets et ce n’est pas toujours la même couleur non plus. C’est impossible de retranscrire ça en couleur. Ce n’est pas de la peinture, après tout, mais de la performance.”

© Pierre & Florent

J’ai remarqué que tu avais totalement quitté le bleu. Tu arrives à déceler une couleur en toi ?

“J’ai refait un peu de bleu parce que j’avais un projet qui était voué à m’amener vers le bleu, mais il y a de la terracotta qui en est ressortie. Je ne vois pas de couleurs pour moi parce que je me tourne plus vers les autres. C’est un peu nouveau que je parle de moi-même. Je crois qu’il fallait passer par tout ça pour réussir à en parler aussi. Ça faisait partie des étapes. Cette performance n’aurait jamais eu lieu il y a cinq ans parce qu’on me l’aurait refusée. Ce n’est pas anodin : toi, tu t’es mise sous la couette, tu vis l’expérience pleinement mais certaines femmes se sont mises au bout de mon lit et ne voulaient pas s’approcher de moi. Certaines sont allées en dessous, certaines préféraient rester au-dessus.”

À partir du moment où une artiste se montre vulnérable, je considère qu’il faut épouser la performance. Ça témoigne probablement de leur rapport à leur propre corps, à l’intimité, à la symbolique qu’elles veulent y mettre. 

“Absolument, certaines ont eu du mal à entrer dans l’espace. C’était très intéressant. En tant que sujet central, j’aimerais proposer des formats encore plus longs pour voir dans quel état physique je me retrouve à la fin.”

© Pierre & Florent

Je reviens sur une question que tu m’avais posée lors de notre toute première rencontre : est-ce qu’il y a des choses qui t’empêchent de t’épanouir complètement aujourd’hui ?

“Non. C’est terminé. Cette performance montre à quel point c’est terminé. Ces trois dernières années ont été tellement… tellement… Je ne sais pas. Je n’arrive même pas à mettre des mots dessus. J’ai baissé toutes les armes. Je ne suis pas du tout en conflit avec moi-même. Je n’ai plus rien à perdre. J’ai des intentions très claires sur ce que je veux transmettre et je ne vois pas de raisons de ne pas le faire. J’ai envie de continuer là-dedans. Je pense que j’accueille mieux mon féminisme qu’avant aussi, peu importe ce que ça veut dire.”

La vie nous force un peu… On a toutes les deux le même âge et je ne pensais pas du tout que c’était vrai tout ce qu’on nous disait sur la trentaine, qu’il y avait un déclic, un détachement. Comment tu te sens, là ?

“Je me sens super bien. Fatiguée mais positivement, dans le sens où je viens encore de concrétiser un rêve. Il y aura moins de personnes demain, et j’aimerais vraiment amener ce projet dans un musée. J’ai envie de poser mon lit dans des endroits de plus en plus grands, ou de plus en plus vides, et puis une fois âgée, de poser mon lit sur Mars. Poser des lits partout pour pousser les gens à se parler, à se confier, à se révéler, à se libérer, à se mettre à nu avec un inconnu. Et puis, laisser ces lits qui parlent, toutes les significations que ça peut apporter, le côté régressif de l’enfance où tu n’as pas envie de dormir et tu discutes jusqu’à sombrer. Tu es en train de partir à moitié et tu entends encore l’autre.”

Tu as des petites hallucinations auditives quand tu es dans cet état d’entre-deux.

“Et peut-être qu’un jour, j’aurai un budget assez grand pour installer cent lits et chacun aura des conversations sur ces lits. Je vois bien que les sujets qui ont été abordés aujourd’hui, même avec toi, on ne les aurait pas abordés attablées.”

Au bout de longues années d’amitié, après plein de dîners, peut-être… Au bout des trente minutes, on me dit “qu’il y a une personne après moi, qui attend”. Je me rhabille et je file. À la sortie, je remets mes chaussures, mon manteau, puis je me dirige vers l’ordinateur qui affichait une page Word blanche sur laquelle je devais noter mes impressions. J’écris, de mémoire, quelque chose comme : 

“Du blanc. 28 minutes d’enregistrement. Le cœur qui bat quand il faut se confier sous les lumières et dans les plis. La conversation est toujours facile avec toi. Le lit est politique et sociétal, il cristallise toute la violence de notre monde, selon avec qui on le partage, et il peut parfois être une terre colonisée à reconquérir. Du blanc.”

Et je pars.