Je déménage en ce moment 28 années de vie passées à entasser, entasser, entasser. Entasser au sens où j’ai conservé dix années d’agendas et de carnets de correspondance, 48 journaux intimes, 25 albums “pour mes enfants” (que je n’ai pas), 19 fringues que je ne mets plus mais qui “pourraient me servir pour des soirées déguisées” (je ne fais pas de soirées déguisées) et des tubes de crème senteur caramel qu’on m’a offerts en 3e. Je me retrouve désormais avec des cartons de choses à garder, des cartons de choses à jeter, et des cartons en forme de points d’interrogation. Parce qu’il y a des choses qu’on sait bien qu’on ne peut pas garder ; et il y en a beaucoup d’autres qu’on ne se voit pas jeter – n’en déplaise à Marie Kondo et à ma mère.
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Elle a quelques années de plus que moi mais Sophie Calle a vécu ces mêmes situations. Cependant, elle a eu la bonne idée de transformer son carton de points d’interrogation en exposition. L’artiste a décidé d’investir les cryptoportiques d’Arles, le temps de ses Rencontres photographiques, précisément parce que le lieu est rongé par l’humidité et que des champignons y grignotent ce qu’on ose y entreposer.
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C’est l’endroit parfait, a pensé Sophie Calle, pour entreposer ses photographies infiltrées de spores de moisissure et vouées à la destruction. L’endroit parfait également pour inviter “des choses de [sa] vie qui ne servent plus à rien mais qu[‘elle] ne peu[t] ni donner ni jeter”. Sous les voûtes humides du forum arlésien, on découvre une robe de mariée, une paire de santiags, un cintre lourd de dizaines de clefs. Les objets sont suspendus, éclairés par des spots qui les starifient, entourés du plic ploc des gouttes et d’une boucle vocale de l’artiste qui nous raconte la place qu’ont occupée ces objets dans sa vie.
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Elle leur dit au revoir et nous aide, nous aussi, à laisser sur le chemin des petites manies, des morceaux de vie qu’on tient bien fort au creux de la main, alors qu’on a du mal à desserrer le poing. Elle nous rappelle que l’art est partout, tout le temps. Qu’il existe au travers du regard de celles et ceux qui décident et acceptent que l’art est partout, tout le temps.
Aux côtés de ces objets chers à l’artiste, on retrouve un de ses projets phares, Les Aveugles, une série de photos montrant des personnes “qui n’ont jamais vu” et leur description de ce qui est “pour eux l’image de la beauté”. Parfois, c’est Francis Lalanne, parfois c’est un tableau avec des bateaux en relief, parfois c’est leur compagnon de vie. L’un d’eux imagine que, la mer “ça doit être beau”. “On m’a expliqué que c’est bleu, vert et que ça fait des reflets avec le soleil, qui font mal aux yeux. Ça doit être douloureux à regarder.”
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Et je crois bien que je suis d’accord avec cette définition : la beauté, ça peut être très douloureux. Peut-être que chez moi, la beauté, c’est une page d’agenda arrachée et un souvenir ombrageux de novembre 2015. Peut-être que parfois, c’est parce que la beauté est douloureuse qu’on en redemande. C’est la fin de l’été, les moisissures ont bien grignoté les objets entreposés et les photos exposées. Les œuvres finissent tranquillement leur vie sous les regards de centaines de visiteur·se·s venu·e·s penser à leurs propres souvenirs, à ce qui pourrit le long de nos chemins. C’est un peu triste, mais c’est sacrément beau.
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L’exposition “Finir en beauté” de Sophie Calle est exposée aux Cryptoportiques, dans le cadre des Rencontres d’Arles, jusqu’au 29 septembre 2024. Le joli livre éponyme de l’exposition est disponible aux éditions Actes Sud.
Konbini, partenaire des Rencontres d’Arles.