Pendant douze jours, la femme qui se tient devant moi n’a pas le droit de manger mais peut boire “de grandes quantités d’eau minérale”. Elle n’a pas le droit de parler, mais peut chanter, “de façon imprévisible”. Elle n’a le droit ni d’écrire ni de lire, mais peut “se tenir debout, allongée, s’asseoir” de façon illimitée. Elle doit dormir sept heures par nuit et prendre trois douches par jour. Tout ça devant le public de la Royal Academy of Arts, qui a, quant à lui, pour ordre de “rester silencieux et d’établir un dialogue spirituel avec l’artiste”.
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Cette œuvre vivante fait partie de la grande rétrospective organisée jusqu’au 1er janvier 2024 à Londres, autour du travail de l’artiste serbe Marina Abramović. C’est elle qui a créé l’œuvre The House with the Ocean View, devant laquelle je me trouve, et qui la performe habituellement. Aujourd’hui âgée de 76 ans, la célèbre créatrice de performances puissantes, qui ont mis son corps à l’épreuve pendant plus de cinquante ans, a appris à “une nouvelle génération d’artistes” sa “méthode“ afin que son œuvre lui survive.
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En plus de proposer des “reperformances” des fois où elle a embrassé son partenaire Ulay jusqu’à tomber dans les pommes, l’a laissé tendre une flèche en direction de son cœur, a vendu son immortalité aux enchères ou a obligé le public des musées à frôler son corps nu, l’artiste conceptuelle a fait construire une structure en bois dans laquelle une artiste qu’elle a choisie passe douze jours entiers sans en bouger. La structure est un triptyque composé de toilettes, d’une douche, d’une table-lit, d’une chaise et d’un lavabo.
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Masque social et nature de l’art en question
Lorsque je débarque dans cette dernière salle de l’exposition rétrospective, il reste trente minutes avant que le musée ferme ses portes. Je prends rapidement le pouls du public avant de m’avancer face à l’artiste. Elle se tient debout, droite, au centre de la structure. Au bout d’un moment, elle lève ses mains, paumes vers le public, coudes pliés contre les flancs avant de plier les genoux, sans s’accroupir, comme pour délasser un peu ses jambes. Pourtant, il est bien écrit que l’artiste a le droit de s’asseoir : je me demande donc si elle bouge de la sorte pour les beaux yeux du public, ou si elle est en représentation. En même temps, je me dis qu’elle se tient là depuis déjà quatre jours et qu’elle a sûrement autre chose à faire que de penser à jouer un rôle.
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C’est alors que commence ma longue descente dans le méta, je m’interroge : à quel point ce ne serait pas nous, le public, qui jouons un rôle en la regardant, en feignant de comprendre quelque chose à ce que nous sommes en train de vivre. Je suis interrompue dans mes réflexions par un bras qui bouge sur ma droite. C’est le vigile qui s’étire, il est face au public, mais personne ne semble s’occuper de sa présence.
Nos regards se croisent, on se sourit et dans l’immensité du silence qui nous entoure, je me questionne : et si, lui aussi, il était en train de performer ? Il a un contrat, avec des impératifs, des horaires, des interdictions, il passe son temps face à un public – absolument tout comme cette artiste. Mais, contrairement à elle, ni Marina Abramović ni la Royal Academy of Arts n’a décidé qu’il était une œuvre d’art. C’est la Fontaine de Duchamp qui se répète : est-ce que l’art, c’est tout simplement ce qu’on a décidé qui était de l’art ?
“Personne n’est fou ici”
Je me décide à aller lui poser quelques questions. Les interférences de nos chuchotis et de nos accents mêlés semblent transformer ma question “est-ce qu’elle devient folle ?” en “est-ce qu’elle est folle ?” puisque l’homme me répond : “Non, c’est un musée, ce sont des performances d’art, ce sont des artistes, personne n’est fou ici.” J’aime à penser que tout le monde est un peu fou ici, celles et ceux qui performent, celles et ceux qui imaginent, celles et ceux qui observent. Mais ce serait plutôt un gage de qualité, à mon humble avis.
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Je retourne m’asseoir au moment où un autre vigile déboule dans la salle en annonçant que “le musée ferme dans dix minutes”. Je croise le regard de la performeuse et ne peux m’empêcher de lui adresser un large sourire, qu’elle ne me retourne pas, sans surprise. On continue de se fixer et je décide de soutenir son regard jusqu’au bout – en notant bien qu’une dizaine de personnes doit quotidiennement se croire aussi malin·e que moi à tenter l’expérience de rester les yeux dans les yeux avec elle le plus longtemps possible.
Au bout de quelques minutes, je ne souris plus ni ne ris. Au contraire, l’expérience commence à m’émouvoir, je trouve le temps long et me dis que je ne peux de toute façon pas la laisser tomber. Plus on se regarde et moins je parviens à lui imaginer un genre, un âge, une personnalité. Je me demande à quoi elle peut bien penser et je me dis que le moment où je devrais la quitter s’annonce bien étrange – sans doute pas pour elle, mais pour moi.
Un Truman Show grandeur nature
Le temps s’étire, j’ai envie de baisser les yeux, mais j’ai l’impression qu’elle serait déçue. Je suis entrée dans cette pièce en la trouvant mise à nu et c’est moi qui finis déshabillée, vulnérable, c’est moi qui questionne mon masque social et la performance quotidienne à laquelle je participe. C’est un Truman Show grandeur nature, connu de son personnage, que Marina Abramović donne à voir et, comme après le visionnage du film de Peter Weir, on ressort déboussolé·e, interrogatif·ve quant au sens de sa vie et son authenticité.
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J’ai fini par devoir partir, ne sachant pas comment dire au revoir à cette personne avec qui je venais de partager tant d’intensité. La dizaine de personnes encore présente dans la salle et moi sommes sorties sous son regard. Les lourdes portes en bois se sont refermées sur nous, sur elle, qui nous regardait partir. Je ne sais toujours rien de cette personne, mais je pense à elle parfois, pour me rappeler que l’art est partout et que le reste n’est qu’un jeu.
L’exposition dédiée au travail de Marina Abramović est visible à la Royal Academy of Arts jusqu’au 1er janvier 2024.