Connu notamment pour son battle dans le film sur Eminem, Supa Emcee reste aujourd’hui l’un des artistes les plus impliqués dans le rayonnement de la scène hip-hop de Détroit. Rencontre.
Voilà plus de vingt ans qu’il est dans le game, et pourtant trop peu de gens connaissent Supa Emcee. À tort, tant son talent au micro est immense. Maître du freestyle originaire du quartier de Détroit de Highland Park, Kent Brown (de son vrai nom) est surtout connu pour avoir fait partie des artistes ayant tourné dans 8 Mile, le célèbre film semi-autobiographique d’Eminem.
C’est après cette aventure au cinéma que sa carrière a décollé. Il est signé en 2005 sur Iron Fist Records, l’ex-label de Proof, le membre de D12 qui était son mentor. Grâce à ce soutien de premier choix, il sort sous cette étiquette ses premiers projets officiels. Seulement voilà : Proof est assassiné le 11 avril 2006, et la carrière pleine de promesses du MC en prend un coup. Il continue néanmoins son chemin en solo, mais aussi en s’imposant sur d’importants projets rap de Détroit.
En enchaînant les performances lors de nombreux concours de freestyle, il finit même par être nommé artiste hip-hop de l’année lors des Detroit Black Music Awards de 2012. En 2015, il prend un nouveau départ en rejoignant les rangs du label Titan. Il y signera un nouvel album studio, intitulé “Supa Emcee The Immortal”.
Aujourd’hui, Supa Emcee travaille toujours sur de nouveaux projets, mais s’emploie aussi à soutenir la jeunesse et la nouvelle scène rap de Détroit, à travers diverses actions sociales et éducatives. Nous avons pu le rencontrer au sortir d’une session studio, en plein cœur de l’auberge de jeunesse Hostel Detroit. Il nous a parlé de ses souvenirs de 8 Mile, de sa relation unique avec Proof ou encore de son rapport au hip-hop.
Konbini | Tu viens de Highland Park, un quartier de Détroit, et tu le revendiques bien souvent. Que représente ton quartier pour toi ?
Supa Emcee | Highland Park, c’est comme une ville dans l’une des villes les plus magnifiques de la planète, Détroit. Pour moi, ce quartier, c’est ma maison, il m’inspire de l’amour et c’est là que j’ai commencé la musique. Historiquement, le quartier est connu pour avoir aidé Détroit à briller pendant l’âge d’or de son industrie automobile. C’est ici que les usines de Henry Ford étaient situées.
Tu fais partie de cette génération d’artistes venue des “battles”. Es-tu nostalgique de cette époque où tu freestylais dans les clubs ?
Ouais, clairement. Pour moi, faire des battles c’est quelque chose qui fait partie de la tradition, un passage obligé pour devenir rappeur. Je pense me souvenir de tous les battles que j’ai faits, et des endroits où j’étais. Je me sens toujours nostalgique quand j’en parle. Cette époque où j’étais un jeune MC plein de rage.
Bon, je le suis toujours aujourd’hui, mais je veux dire dans le sens “frais” du terme. Je me suis fait un nom grâce à mon état d’esprit et cette hargne en moi, et cela restera à jamais ancré dans mon esprit. Les battles, c’est la clef qui m’a ouvert les portes pour en arriver là où je suis aujourd’hui.
En parlant de battles, revenons sur un fait marquant de ta carrière : ton apparition dans les “extra battles” du film 8 Mile. Tu es l’un des MC qui se mesure à Eminem. Comment tu en es arrivé à te présenter au casting ?
D’abord, Eminem est un très grand artiste et il vient de Détroit, ça aide. Aussi, j’avais déjà des relations avec des gars de D12. À l’époque où le film était dans les tuyaux, c’est mon pote Proof qui m’a suggéré de participer au casting, en disant que j’avais mes chances parce que j’avais déjà fait des apparitions dans des shows télé.
Avec une flopée d’artistes, on a participé à des auditions, des battles. Et le réalisateur m’a sélectionné et a décidé que je ferais partie de ceux qui se feraient descendre par B-Rabbit [le personnage principal du film, joué par Eminem, ndlr].
Et comment s’est passé le tournage ?
C’était chaud ! Le réalisateur nous avait mis en garde que pour les battles, nous n’aurions droit qu’à une seule prise, qu’on se sente prêt ou non. Donc on était vraiment dans des conditions réelles. On a tout écrit sur le tournage, c’était très spontané.
Tout est allé très vite, mais c’était un exercice complètement fou pour moi, même si je savais que j’avais des compétences de malade en freestyle. Rapper dans ce film a été une super expérience. Je ne l’oublierai jamais et ça a clairement boosté ma carrière. Après, j’ai pu participer à d’autres projets et partir en tournée.
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Et t’as ressenti de la pression en sachant que tu te mesurerais à Eminem ?
Non, pas vraiment. Je veux dire, en habitué de l’exercice, c’est mon job. Je savais ce que je faisais, c’était comme une compétition. J’étais déjà habitué à cet esprit. Au contraire, ça m’a même donné envie de faire encore mieux que d’habitude. Le milieu des battles, c’est être entouré de gens qui ont eux aussi envie de faire toujours mieux. Donc forcément ça te motive encore plus pour tout déchirer.
J’ai conscience qu’Eminem est quelqu’un d’important, mais ton mentor c’est Big Proof…
Eminem est le plus grand, oui, mais Proof est mon maître, mon professeur. Il faisait partie de mes plus proches amis et collaborateurs. Ma famille même. On a fait des morceaux ensemble, il m’a fait monter sur scène, mais c’est quand il m’a signé sur son label Iron Fist Records que nous avons vraiment pu travailler ensemble. Après sa mort, j’ai tout fait pour défendre les couleurs d’Iron Fist Records et représenter Proof.
Comment l’as-tu rencontré ?
Je l’ai rencontré quand j’avais 14 ans. Je me souviens que je freestylais dans un endroit qui s’appelait The Grand Quarters. C’est fermé aujourd’hui, mais c’était un spot hip-hop légendaire à Détroit. Dans cette salle, les MC se succédaient mais, va savoir pourquoi, c’est moi que Proof a remarqué. Il a vu que je freestylais avec les tripes et a reconnu l’authenticité de mon talent. Il m’a dit : “Yo mec, ton freestyle déchire !” Le reste fait partie de l’Histoire.
Et où étais-tu le jour où tu as appris la disparition de Proof ? Tu t’en souviens ?
Oui, je m’en souviens très bien, comme si c’était hier. Le jour de sa mort, j’étais en balade avec lui toute la journée, de 14 à 23 heures. On cherchait de l’argent pour faire laver sa voiture. On était dans la rue et on parlait de l’avenir du hip-hop à Détroit, d’Iron Fist Records, mon futur en tant qu’artiste… Il parlait de m’aider à partir en tournée dans le monde entier. Je passais du bon temps avec mon pote et j’étais loin d’imaginer ce qui allait se passer, que c’était la dernière fois que je le verrais vivant.
Le soir de sa mort, on était censé se retrouver en studio pour enregistrer des trucs, mais comme il était revenu d’Australie quelques jours plus tôt, il voulait sortir pour kiffer sa soirée. Je suis resté chez ma copine et lui est donc parti dans ce club, le CCC, situé sur 8 Mile Road… Je garde juste un super souvenir de ce jour, le dernier qu’on a passé ensemble. Il était comme un frère pour moi, plus que ça même.
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Quel est ton point de vue sur l’évolution du hip-hop et la jeune génération ?
Si on parle du hip-hop défendu par Royce, Eminem et d’autres, l’évolution est merveilleuse. Tout est absolument là où les choses doivent être. Ils continuent d’en défendre les valeurs et le son. Mais quand tu regardes comment ça évolue globalement… Je n’ai pas de problème avec ceux qui veulent faire de l’argent et créer des trucs, mais je ne peux pas comprendre comment certains bafouent les enseignements et les origines du hip-hop. Certains artistes ont transformé tout ça en cirque. Pour moi, ils tirent le niveau et la culture vers le bas.
Rapper, c’est devenu trop facile et même les moins talentueux peuvent le faire. C’est valable pour tout genre de musique, il y a certaines compétences que tu dois avoir. Tu peux jouer du violon, mais tu ne seras pas pour autant un violoniste. Tu dois répondre à des critères spécifiques pour en être un. Dans le rap, ce n’est pas parce que tu es celui qui a le plus d’argent que tu seras le meilleur rappeur.
Ce que les jeunes générations ont tendance à oublier, c’est que le hip-hop parle avant tout d’apprentissage. Des connaissances qui nous ont été transmises par un tas d’OG. À mon sens, tous ceux qui ne tirent pas profit de ces enseignements et se servent juste du hip-hop pour faire de l’argent ne respectent pas cet héritage. Ils ne prennent pas le temps d’apprendre la véritable signification du mot hip-hop.
Détroit renaît de ses cendres ces dernières années. Tout change à une vitesse monstrueuse. En tant qu’habitant depuis toujours, quel regard portes-tu sur le phénomène de gentrification qu’on y observe ?
Je pense que c’est une énorme connerie ! C’est une connerie, car je vois que les Blancs viennent vivre ici et mettent dehors les Blacks. Ce n’est pas normal. Nous devrions construire une ville où tout le monde peut vivre ensemble, c’est ce que je pense parce que nous sommes tous le peuple. La Terre nous appartient à tous et nous partageons le même oxygène, la même eau.
Je ne vois aucun problème à ce que des personnes viennent pour développer la ville au profit du genre humain et des talents de Détroit. Nous avons besoin de ça pour que la vie s’améliore ici, mais nous n’avons pas besoin d’être déplacés à tout prix pour y parvenir. Je veux dire, certaines personnes sont là depuis toujours, mais sont expulsées et leurs maisons sont détruites. Je trouve ça dramatique, quelle qu’en soit la raison.
Et puis à Détroit, même si les choses s’améliorent, il y a toujours de gros problèmes comme la criminalité ou la crise de l’eau à Flint. C’est aussi pour ça que je pense que la musique est la clef de notre réussite. Elle nous rassemble tous, nous unit sans tenir compte de nos origines et de notre couleur de peau. Si la musique peut le faire pourquoi pas la vie en elle-même ?
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Et ces temps-ci, tu uses justement de ta notoriété pour faire bouger les choses.
Oui, je fais beaucoup d’interventions dans les écoles, notamment à la YoYo’s School of Hip Hop de Highland Park, où j’organise des ateliers de rap et d’écriture. Je fais aussi partie des projets de tutorat My Brother’s Keeper/My Sister’s Keeper et d’autres organisations. On essaye d’agir pour la jeunesse. Je fais aussi partie d’un projet de rénovation à Highland Park. On essaye de promouvoir le développement, l’entrepreneuriat et l’amour dans le quartier pour les générations futures.
Retournons à ta musique : en 2015 est sorti ton dernier album studio, Supa Emcee Immortal (réédité en 2016 sous le nom de “Immortal”). Tu bosses sur d’autres projets ?
En ce moment, je travaille sur un projet collaboratif avec le producteur Baby Paul, intitulé “Xross Roads”, ça arrive très bientôt. J’étais en studio juste avant de venir, d’ailleurs. Je bosse aussi sur un projet avec Denaun Porter, le producteur de Shady Records. Ça arrivera après, mais il sera énorme. Dessus, il y aura beaucoup de rappeurs prometteurs de Détroit comme Kid Vicious. Ça va être ultra lourd et ça devrait sortir en octobre.
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Enfin, pour “Supa Emcee The Immortal”, que signifie être immortel ?
Être immortel, ça veut dire être éternel, ne pas pouvoir mourir grâce à l’héritage que tu as laissé derrière toi en tant qu’artiste. Marquer son temps avec sa musique. Je serai un de ces artistes qu’on n’oubliera pas malgré le temps qui passe. Je cherche à figurer parmi les plus grands. Je veux qu’on me compare à James Brown, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Whitney Houston et Michael Jackson, tu vois ce que je veux dire ? C’est aussi un message pour les gens que j’ai perdus et qui sont partis. Je suis toujours vivant. Et vivre tous les jours pour moi et pour eux, c’est déjà un petit peu toucher à l’immortalité.