Sous la direction de Véronique Cayla, l’audience de la chaîne franco-allemande a été multipliée par deux tandis que sa stratégie numérique a permis de la rajeunir de dix ans. Dans l’imaginaire collectif et si l’on grossit volontairement le trait, la chaîne des “documentaires intellos” est désormais une chaîne de plus en plus accessible, conviviale et surtout une référence en matière de cinéma. Son excellente programmation est même devenue un sujet de conversation à part entière sur les réseaux sociaux et dans les médias.
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Comment la chaîne Arte a-t-elle fait le pari de la cinéphilie pour bâtir son succès et se forger une place “d’épicerie fine du cinéma” dans le paysage audiovisuel français ? Tentative de réponse avec Olivier Père, le directeur de l’unité cinéma de la chaîne.
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Konbini | Le succès de Zodiac, diffusé sur Arte le 19 septembre dernier et qui a réalisé la troisième meilleure audience de l’année à l’antenne, nous a donné envie de réaliser cet entretien. En interne, avez-vous été surpris de ce succès ?
Olivier Père | Oui, il y a eu un très fort écho sur les réseaux sociaux. Zodiac est un film que, personnellement, j’adore. C’est à cette occasion que j’ai pris conscience de l’importance de ce film dans une forme de nouvelle cinéphilie, un peu plus jeune. Au sein de la carrière de Fincher, je n’avais pas conscience que le film était aussi populaire et aussi important. Avec ce long-métrage, j’ai reconsidéré ses films précédents sur lesquels j’avais quelques réserves et j’ai l’impression que c’est un sentiment partagé, même par les gens qui l’adorent : Zodiac, c’est son chef-d’œuvre.
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Au-delà d’un écho important, il a effectivement réalisé une très forte audience, bien plus d’un million de téléspectateurs, ce qui est un barème pour nous. J’étais très content car ce n’était pas un choix de programmation évident. On fait souvent de très belles audiences avec des films de Jean-Pierre Melville, de Claude Sautet, de Costa-Gavras ou de Bertrand Tavernier, mais quand on réussit à obtenir les droits des films de Fincher ou de Tarantino, ça nous apporte une nouvelle audience.
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Un gros travail a été fait ces dernières années pour rajeunir l’audience d’Arte. Faire le pari de la cinéphilie pour attirer les jeunes, ce n’est pas contradictoire quand on voit le vieillissement du public des salles de cinéma ?
Le cinéma n’est pas le seul moyen de rajeunir l’audience, mais ce n’était pas le choix le plus évident car c’est une cible qui a tendance à vieillir, comme le public de la télévision. Le pari qui a été fait, pour ne pas perdre nos téléspectateurs historiques, c’est surtout sur le numérique et les nouvelles formes de récits, comme les webséries ou les séries.
Je ne sais pas si j’ai envie de rajeunir l’audience, j’ai surtout envie de proposer de bons films qui peuvent s’adresser à tous. Quand on montre des westerns de John Ford ou des films de Jean Renoir, ça peut également intéresser des cinéphiles jeunes. En revanche, c’est l’offre numérique, sur laquelle Arte a toujours été pionnière, qui se développe partout et notamment sur le cinéma. Notre nouvelle stratégie éditoriale consiste à avoir de plus en plus de films disponibles en replay sur Arte.tv, mais également d’acheter des films exclusivement pour le Web.
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“Certaines chaînes historiques se sont rendu compte qu’abandonner totalement le cinéma, ce n’était pas forcément une bonne idée. La concurrence sur le marché de la cinéphilie s’est accrue”
D’autres chaînes hertziennes ont-elles aussi fait le pari d’accroître leur offre cinéma ?
Pendant le confinement, on a assisté à un phénomène qui n’est pas surprenant : les chaînes traditionnelles ont de nouveau fait le pari du cinéma. Les films classiques, et moins classiques d’ailleurs, avaient été un peu abandonnés car ils réalisaient moins d’audience que la téléréalité, le sport ou les séries. Et Arte avait alors bénéficié de cet abandon du cinéma pour rassembler de nombreux spectateurs cinéphiles.
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Avec le confinement, des mesures exceptionnelles ont été prises pour pouvoir occuper les gens l’après-midi et France Télévisions a par exemple acheté beaucoup de films classiques populaires, avec Belmondo ou Lino Ventura, qui ont fait de très belles audiences. À cette occasion, d’autres chaînes historiques se sont rendu compte qu’abandonner totalement le cinéma n’était pas forcément une bonne idée.
La concurrence sur le marché de la cinéphilie s’est donc récemment accrue. Mais nous avons décidé de faire l’inverse, nous n’avons pas proposé de programmes spéciaux, nous n’avons pas fait d’acquisitions spéciales, nous n’avons pas voulu rajouter des films à l’antenne mais plutôt consolider nos cases et proposer les meilleurs films possibles.
Quels sont vos grands rendez-vous cinéma à l’antenne ?
Nous avons six grands rendez-vous cinéma bien définis. Le dimanche soir, nous essayons de proposer les films les plus fédérateurs et populaires possibles. Le lundi soir est une soirée consacrée aux classiques du cinéma, des années 1930 aux années 1990, où nous diffusons deux films avec parfois une thématique, un acteur ou un réalisateur en commun.
Le mercredi est quant à lui consacré au cinéma contemporain avec des films d’auteur qu’on a coproduits en première et deuxième parties de soirée [Arte coproduit environ 25 longs-métrages de fiction par an, ndlr]. La troisième partie de soirée est une case “art et essai” et cinéma du monde, ouverte surtout sur les jeunes auteurs. On garde également des cases disponibles pour le cinéma muet et pour des programmations spéciales, à l’occasion d’un hommage ou d’un événement particulier.
Quelle est la différence entre le film du dimanche soir de TF1 et le film du dimanche soir d’Arte ?
Notre film du dimanche soir, ce n’est pas Le Seigneur des anneaux, Harry Potter ou Star Wars mais plutôt des films, souvent américains, qui sont entrés dans l’imaginaire collectif ou qui ont été des immenses succès au moment de leur sortie comme Chantons sous la pluie ou West Side Story, qui plaisent à la fois à un public averti et au grand public. Comme nous avons une identité européenne, j’essaie en revanche de privilégier des productions européennes la semaine en prime time.
Mais on a également une spécificité qu’il faut prendre en compte : comme nous sommes une antenne à la fois française et allemande, les mêmes programmes sont diffusés en Allemagne et en France. Outre-Rhin, Arte n’a pas la visibilité et la notoriété qu’elle a en France et les Allemands sont davantage portés sur le cinéma américain que sur leur cinéma national. Il y a donc des disparités d’audience compliquées et la solution qu’on a trouvée, c’est d’inverser le prime time et la deuxième partie de soirée.
Comment peut-on expliquer une telle dichotomie entre le nombre de téléspectateurs devant un film sur Arte et le nombre d’entrées que ce même film a réalisé en salles ? Je pense par exemple à Au Poste, qui a réuni plus d’1,5 millions de téléspectateurs lors de sa diffusion sur votre antenne alors qu’il n’avait réalisé “que” 250 000 entrées en salles.
Sur ces films-là, que j’aime bien proposer le mercredi soir, la valeur ajoutée à la télévision, c’est le casting. Des acteurs et actrices très populaires peuvent parfois faire un film qui ne fonctionne pas en salles, peut-être parce qu’il est trop “auteur” mais qui va fonctionner à la télévision, et notamment sur Arte.
Le pouvoir d’attractivité des vedettes s’est perdu au cinéma et les acteurs et les actrices ne sont plus suffisants pour assurer un succès alors qu’à la télévision, ça fonctionne encore. Des stars du cinéma français de l’époque, comme Jean Gabin ou Jean-Paul Belmondo, sont des valeurs sûres. Aujourd’hui, des talents comme Karin Viard, Jean-Pierre Bacri ou Benoît Poelvoorde sont très populaires à la télévision.
Pour en revenir à Au poste !, Poelvoorde n’y est donc pas pour rien. Et puis, c’est une comédie. J’ai voulu rendre l’antenne un peu moins sérieuse et austère en proposant des comédies qui sont encore un genre un peu méprisé. Je pense avoir ouvert la chaîne à des films jugés un peu trop commerciaux, comme ceux de Claude Lelouch ou de Claude Berri qui faisaient un cinéma “populaire de qualité” dans les années 1970.
“Le pouvoir d’attractivité des vedettes s’est perdu au cinéma et les acteurs et les actrices ne sont plus suffisants pour assurer un succès alors qu’à la télévision, ça fonctionne encore”
Quelles ont été vos plus grosses surprises ou déceptions en termes d’audience à l’antenne ?
Côté cinéma, on dépasse fréquemment le million de téléspectateurs. Pour qu’un film soit diffusé en prime time sur Arte, il faut qu’il ait fait plus de 100 000 entrées en salles car ça nous assure un socle d’audience. Donc les surprises, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, sont généralement assez relatives car on est capable d’estimer les audiences que va réaliser un film et on évite de prendre des risques inconsidérés. On montre des films qui ont déjà une carrière, qui ont déjà existé et on a une connaissance de la façon dont ils ont été reçus. Les paris, on les prend plutôt sur des films que la chaîne coproduit et qui sont importants pour l’image d’Arte.
Dans le domaine du documentaire, l’audience est en revanche plus difficile à anticiper. Je pense par exemple au documentaire Petite fille, pour lequel nous avons eu de longs débats pour savoir si on le diffusait en prime time. On l’a fait et ça a été un énorme succès d’antenne.
La programmation cinéma chez Arte, comment ça se passe concrètement au quotidien ?
L’unité que je dirige est en charge d’acheter uniquement les longs-métrages de fiction. Nous, la France, devons livrer 50 % des films qui vont être diffusés à l’antenne et les Allemands sont en charge des 50 % restants. On passe donc notre temps à voir et revoir des films et nos envies de programmation naissent souvent de nos visionnages personnels ou bien de films qui ressortent en salles.
On essaie toujours de privilégier les inédits et les films qui n’ont jamais été diffusés sur Arte car il y en a beaucoup. Le cinéma de patrimoine qui ressort en salles et en Blu-ray nous aide également à avoir des idées, surtout quand ils sont restaurés car on sait où se trouvent les droits. Lorsqu’un documentaire sur le cinéma est en préparation chez Arte, on est informés afin de prévoir un film qui l’accompagnera et nous sommes aussi en contact permanent avec les distributeurs et les ayants droit qui nous proposent des films. Il y a également un gros travail de recherche des droits qu’on ne sait pas toujours où trouver, d’autant plus que l’on doit acquérir les droits français et allemands.
L’autre problématique spécifique à Arte est la question de la censure car en Allemagne, la classification est beaucoup plus sévère. En prime time, ils ne peuvent pas montrer des films interdits aux moins de 16 ans, mais tous les films pour adultes, je pense par exemple à Max et les Ferrailleurs ou Les Choses de la vie, sont en réalité interdits aux moins de 16 ans outre-Rhin.
À titre personnel, vous voyez combien de films par semaine ?
J’en vois environ deux par jour, mais en arrivant à Arte, j’ai commencé à creuser un certain genre de cinéma vers lequel je ne me serais pas tourné spontanément. Quand je me suis aperçu que le cinéma français marchait bien chez nous, j’ai découvert des films qui n’appartenaient pas à ma cinéphilie traditionnelle. Comme je viens de la Cinémathèque française, j’avais une connaissance de cinéastes difficiles à placer sur Arte tous les soirs en prime time…
Envisagez-vous différemment Arte et Arte.tv ? Sont-elles deux entités distinctes ?
Dès le départ, il y avait une volonté d’enrichir l’offre cinéma, qu’elle soit déclinée et même inventée sur Arte.tv. Ça me plaît car c’est une manière de voir des films qui en vaut une autre. Au début, on favorisait simplement le replay avec des droits plus longs, qui étaient d’ailleurs difficiles à obtenir. Mais, il y a quelques années, on a obtenu une enveloppe supplémentaire qui nous a permis d’acheter des films spécialement pour le Web, jugés trop “fragiles” pour l’antenne mais qui peuvent cependant avoir une belle audience sur Arte.tv.
Au début, je voulais acquérir des films d’horreur, de séries B ou d’arts martiaux, pour une audience Web plus curieuse, mais c’est finalement resté très marginal. Les pratiques et les coutumes sur le Web sont difficiles à cerner et les audiences sur les plateformes ne se calculent jamais de la même façon.
Mais notre premier gros succès sur Arte.tv a été le cycle Emmanuel Mouret, et notamment Vénus et Fleur, un film sur deux copines en vacances à Marseille avec aucun acteur connu et jamais diffusé à la télévision auparavant. [En France, le film a été vu par près de 380 000 utilisateurs et en Allemagne par plus de 530 000 utilisateurs, ndlr.]
Ce sont les films français et les films sentimentaux ou les comédies romantiques qui marchent le plus sur Arte.tv, comme ceux d’Éric Rohmer ou de Jacques Rivette, ou bien des films ensoleillés et lumineux, comme ceux de Nanni Moretti ou de Christophe Honoré [Les Bien-aimés a été vu par environ 800 000 utilisateurs en France et en Allemagne sur Arte.tv, ndlr]. Il faut donc explorer cette piste.
“Ce sont les films français et les films sentimentaux ou les comédies romantiques qui fonctionnent le mieux sur Arte.tv”
Tous les films diffusés à l’antenne sont-ils disponibles en replay ?
On aimerait, mais ce n’est pas encore possible pour tous les films, notamment ceux des majors américaines, comme Zodiac par exemple, qui appartient à la Warner. Chez certains gros studios américains et même certains studios français, la télévision de rattrapage n’est pas possible, sur Arte comme sur les autres chaînes. Seulement 80 % environ des programmes de l’antenne sont disponibles en replay. L’offre numérique et l’offre à l’antenne sont différentes, avec certains points de rencontre.
Donc Arte.tv n’a jamais été vue comme le site de replay de l’antenne ?
Non, on veut que ce soit une chaîne à part entière, un nouveau support pour voir les programmes d’Arte.
À quelle chronologie des médias êtes-vous soumis ? Je pense à l’excellent film de Guillaume Brac, À l’abordage, qui a d’abord été diffusé sur Arte.tv avant de sortir en salles cet été…
À l’abordage, c’est un cas particulier car c’est un film de télévision, coproduit par l’unité Fiction d’Arte. À l’époque, des téléfilms produits pour Arte sortaient en salles et rencontraient d’ailleurs beaucoup de succès. Ça avait créé un vaste débat entre les producteurs de cinéma et Arte, donc un accord avait été trouvé pour que ces films ne sortent plus en salles.
Aujourd’hui, au regard de la qualité de l’œuvre, comme ce fut le cas pour À l’abordage, on accepte parfois une dérogation pour que certains de ces films aient une sortie en salles. Mis à part ces cas très exceptionnels, on est soumis aux mêmes règles que tout le monde pour les diffusions à l’antenne et sur le Web. [La chronologie des médias veut qu’un film sorti en salles ne soit disponible sur une plateforme que trois ans après sa sortie. Ce calendrier de diffusion permet pour l’heure à Canal+ de diffuser les films de six à huit mois après leur sortie en salles, contre 20 à 22 mois pour les chaînes de télévision gratuites, ndlr.]
Comment Arte.tv trouve-t-elle sa place dans le paysage des plateformes ? Vous n’avez pas de concurrents directs puisque vous êtes les seuls à proposer autant de films gratuitement en ligne.
Si Netflix ou Amazon ont une énorme force de frappe, ce ne sont effectivement pas nos concurrents. C’est un combat entre les grandes surfaces et l’épicerie fine. Même si on veut continuer à développer Arte.tv, ça sera dans la qualité et pas dans la quantité. On veut continuer de proposer de meilleurs films, de les proposer plus longtemps et surtout de les éditorialiser encore mieux. Même si on avait un budget illimité, le but ne serait pas d’accroître le catalogue quantitativement.
On veut également continuer de développer les interviews avec les réalisateurs, les masterclass, les conversations, les blogs audio et vidéo pour dire pourquoi on aime les films qu’on propose. Je veux constituer une sorte d’archives des cinéastes avec lesquels on travaille, conserver leur parole, leurs pensées, leurs idées sur le cinéma. On est les seuls à faire ça.
“Netflix ou Amazon ne sont pas nos concurrents. C’est un combat entre les grandes surfaces et l’épicerie fine”
C’est d’ailleurs le reproche qui avait été fait à Netflix lorsque la plateforme a acquis des films de patrimoine, noyés dans le catalogue, sans éditorialisation…
Ils essaient quand même de proposer des catégories pour ne pas complètement noyer leurs acquisitions. Mais notre audience des films de François Truffaut ne diminue pas parce qu’ils sont également proposés sur Netflix. De toute façon, je suis pour l’hyper diffusion, réglementée bien sûr, sur Netflix, sur Amazon et sur Arte.tv.
Arte, “une télévision de l’offre, pas de la demande”, c’est une définition qui vous convient ?
Tout à fait. On ne choisit pas nos films en fonction d’une demande. On veut proposer une offre de qualité, étudiée et éditorialisée, avec toujours une marge de liberté et de surprise qui doit être la plus importante possible. Ce sont les films que nous coproduisons [Arte a par exemple coproduit Titane, ndlr] qui nous offrent cette liberté qui sort de l’ordinaire. On ne veut pas être uniquement dans le classique, le patrimoine et la valeur sûre. Pour boucler la boucle, Zodiac répondait à cette marge de liberté. On a pris un risque car le film est long et violent, mais j’ai découvert avec surprise l’aura donc il jouit.
“On veut proposer une offre de qualité, étudiée et éditorialisée, avec toujours une marge de liberté et de surprise qui doit être la plus importante possible”