Deux ans après le succès de leur ensorcelant Ibeyi, les jumelles franco-cubaines continuent d’écrire leur histoire en dévoilant Ash. Un disque engagé, percutant, grâce auquel elles entendent bien transmettre l’énergie positive qui les anime, et secouer le monde qui les entoure. Rencontre.
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Malgré la gémellité qui les unit, Lisa-Kaindé et Naomi Díaz sont deux êtres à l’apparence diamétralement opposée. Si la première arbore une longue chevelure lisse et des yeux d’un vert lumineux, la seconde porte quant à elle une glorieuse couronne de cheveux frisés, et deux yeux noisette d’une intensité déroutante. “On ne partage pas le même ADN, souligne justement la première, ce qui explique que l’on soit si différentes.”
Au niveau de leur personnalité aussi, les jeunes femmes, aujourd’hui âgées de de 22 ans, divergent largement. Tandis que Lisa-Kaindé se montre d’un tempérament calme et apaisé, pesant chacun de ses mots, chacun de ses gestes, Naomi fait preuve d’une présence plus explosive, ponctuant ses phrases de grandes exclamations, le regard souvent ailleurs. “Il n’y a jamais eu cette histoire de ‘deux personnes en une seule’, affirme cette dernière. Même si petites, on était tout le temps ensemble, nos caractères se sont rapidement affirmés dans leurs différences.” Et sa sœur de compléter : “À un moment, très naturellement, tu comprends que tu as envie d’aller à gauche, et que ta jumelle a envie de partir à droite.”
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Sur le terrain de la musique, cependant, le binôme avance, conquérant, dans la même exacte direction, puisant de ses innombrables différences une force inattendue, presque mystique. Depuis 2014, les deux évoluent ensemble sous le nom d’Ibeyi : un mot qui signifie “jumelles” en yoruba (une langue nigéro-congolaise arrivée à Cuba par le biais de descendants d’esclaves africains), sous couvert duquel elles distillent une musique imprégnée des nombreux genres musicaux qui ont marqué leur enfance.
Fruit de l’union entre la Franco-Vénézuélienne Maya Dagnino, qui est aujourd’hui leur manager, et Anga Díaz, un des plus grands percussionnistes cubains de son temps, décédé en 2006, elles grandissent entre Paris et La Havane (que Naomi appelle “la maison”), bercées par les voix puissantes de grandes chanteuses telles qu’Ella Fitzgerald, Donny Hathaway, Lauryn Hill ou encore Amy Winehouse. “Elle faisait vraiment des albums coup-de-poing, analyse Lisa-Kaindé avec enthousiasme. Ses paroles te berçaient, mais elles réveillaient aussi l’énergie en toi. Je trouve que tous les albums du monde devraient avoir cette force.”
“Le fait de parler de la culture yoruba à travers notre musique était une évidence”
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Surtout, Lisa-Kaindé et Naomi grandissent en écoutant une infinité de chants traditionnels yoruba, dont les sonorités incantatoires retentissent constamment entre les murs de leur maison. “On a été initiées à ces chants avant même d’être nées, explique Lisa-Kaindé, dans le ventre de notre mère.” Cette culture, inhérente à l’île caribéenne, résonnait ainsi naturellement au cœur de leur premier album Ibeyi, sorti en février 2015. Avec lui, les jumelles exposaient une musique navigant entre soul, R’n’B et électronique, chantée à la fois en anglais et en yoruba, qui nous invitait à prendre part à un voyage initiatique au cœur de leur histoire, de leurs croyances. “River”, titre phare de cet opus, est un hommage à la déesse Oshun, l’orisha (c’est-à-dire une divinité afro-américaine originaire d’Afrique, et plus précisément des traditions religieuses yoruba) des eaux des rivières. “Cet album était une sorte d’introduction, on s’y présentait pour la toute première fois, en y parlant de notre bagage, de notre passé, de nos deuils…”, retrace Lisa-Kaindé, qui poursuit :
“Le fait de parler de la culture yoruba était une évidence, car elle fait partie de nous. Quand je dis que je suis une fille de Yemoja et que Naomi est fille de Shango, ce n’est pas pour s’inventer une vie : c’est une croyance profonde, ancrée dans nos veines. Donc le fait d’en parler dans notre premier album, c’était naturel.”
En nous immergeant dans un univers qui flirte avec le mystique, qui renoue constamment avec leur héritage culturel et familial, les jumelles se sont imposées comme les déesses d’une musique franco-cubaine ensorcelante, et ont fini par mettre le monde à leur pied. Pendant les deux années qui suivent la sortie d’Ibeyi, elles parcourent le globe pour se produire sur les plus grandes scènes du monde, dont celle du convoité festival Coachella. Elles finissent même par se faire remarquer par Karl Lagerfeld, pour lequel elles chanteront à l’occasion du tout premier défilé de Chanel à Cuba, et par taper dans l’œil de la puissante Beyoncé, qui les conviera début 2016 au tournage de son film-album Lemonade aux côtés d’autres jeunes femmes inspirantes telles que Chloe x Halle, Zendaya ou Amandla Stenberg.
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Plus récemment, la compagnie de danse contemporaine Alvin Ailey (“l’une des premières a avoir intégré des danseurs noirs”, tient à préciser Lisa-Kaindé), leur a à son tour rendu hommage. En juillet 2016, la troupe américaine a dévoilé “Deep”, une représentation pensée par le chorégraphe italien Mauro Bigonzetti, entièrement basée sur la musique envoûtante des Françaises. “C’était vraiment très émouvant, confie Lisa-Kaindé dans un sourire ému, d’autant plus que c’est une compagnie que notre mère adore depuis toujours (elle est même allée faire des cours avec eux quand elle avait 18 ans !). C’était un moment incroyable.”
“On avait envie de sortir de notre passivité, de devenir actives”
En plus de ces innombrables et enrichissantes rencontres, ces deux années de tournée à l’étranger ont permis au duo de mieux saisir toute l’importance et la puissance des concerts en live. En écumant les salles de concert du monde entier, Lisa-Kaindé et Naomi sont en effet percutées par la magie des interactions physiques, sonores et surtout émotionnelles que leur musique leur permet de créer avec leur public.
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“Ça a changé ma façon d’écrire, commente Lisa-Kaindé. Après ça, j’ai eu envie d’écrire en entendant les gens chanter, crier, en les voyant danser… Petit à petit, on s’est rendu compte qu’on avait envie que les gens bougent sur notre musique. On avait envie de susciter une énergie nouvelle, différente de celle qui émanait de notre premier album.” Et Naomi de penser tout haut : “Parfois, j’aimerais bien être rappeuse, juste pour sauter, voir les gens faire des pogo, et leur lancer de l’eau ! [rires]”
Fortes de cette découverte, les jumelles Díaz reviennent aujourd’hui avec un nouvel album : Ash. Si ce dernier, également produit par Richard Russell (fondateur du label XL Recordings, sur lequel elles sont signées), présente le même ADN qu’Ibeyi, grâce notamment à la présence de nombreux chants yoruba, il se veut radicalement différent. Car contrairement à leur premier long format, au-dessus duquel planait l’ombre de leur père défunt et de leur grande sœur Yanira, décédée des suites d’un anévrisme en 2013, ce nouveau disque ouvre une porte vers l’avenir, en proposant une atmosphère plus enjouée et lumineuse. Un nouvel élan confirmé par Lisa-Kaindé :
“Ash est un album du présent. Il exprime la façon dont on se sent aujourd’hui, ainsi que notre vision du monde actuel, en abordant des sujets qu’on avait en nous depuis des années, mais qui n’étaient pas encore sortis. On avait envie de devenir actives, car je pense qu’on a été passives sur beaucoup de sujets, tout simplement parce que ce n’était pas encore notre moment. Aujourd’hui, c’est le bon moment.”
Du désir de transmettre
Outre la forme, Ash diffère donc également sur le fond, en portant un discours davantage engagé, permis par une maturité nouvellement trouvée. À l’heure où les libertés individuelles sont de plus en plus bafouées, notamment aux États-Unis (un pays qu’elles ont beaucoup parcouru), cet album propose de célébrer la liberté des êtres – et tout particulièrement celle des femmes. La cinquième piste du disque, “No Man is Big Enough For My Arms”, reprend ainsi les paroles du titre “Let No Man Put Asunder” du groupe de soul américain First Choice, ainsi qu’un discours puissant prononcé par l’ancienne Première Dame Michelle Obama en 2015.
Sur “Me Voy”, on peut entendre scander la rappeuse espagnole Mala Rodriguez, tandis que sur “Transmission/Michaelion” résonne la voix de l’artiste Meshell Ndegeocello, ainsi que des extraits tirés de Citizen: An American Lyric, livre audio de l’essayiste et poétesse afro-américaine Claudia Rankine, et de The Diary of Frida Khalo, ici lus par leur mère, Maya Dagnino. “On avait envie de célébrer les femmes qu’on aime, mais aussi les femmes en général – celles que l’on croise dans la vie de tous les jours”, précise Lisa-Kaindé.
Puissante, “Transmission/Michaelion” s’avère être la pièce centrale de Ash, son cœur rayonnant. Plus que n’importe quel autre morceau jusqu’ici dévoilé par les jeunes artistes, cette chanson cristallise leur désir profond et primordial de transmettre leur histoire, leur culture, et leur vision sur la société qui les entoure – perpétuant ainsi la tradition orale de leur île natale. “On avait envie de transmettre aux gens la manière dont on voit le monde, décrypte Lisa-Kaindé. On ne veut pas prêcher la bonne parole, on ne se sent pas investi d’une mission ; mais par contre, on a envie de partager ce qu’on ressent, de transmettre ça aux gens.” Après quelques secondes de réflexion, la jeune femme, dont les yeux noisette sont levés vers le ciel, conclut avec ce ton si solennel qui la caractérise :
“Finalement, notre musique est basée sur le même procédé que celle de notre père. Il avait l’habitude de mélanger des genres de musique extrêmement différentes, dans le but de créer ce qu’il sentait être sa musique. Et nous, de façon inconsciente, on a fait exactement la même chose. Inconsciemment, on a emmagasiné tout ce qu’on aime, ça a macéré en nous, et on l’a recraché de façon très personnelle. Voilà ce que notre père nous a transmis : un amour pour la musique, pour les musiciens… un amour pour son métier. C’est aussi cela que l’on souhaite transmettre aujourd’hui.”
L’album Ash d’Ibeyi est disponible depuis le 29 septembre.