Marin Turgeon a attendu 19 ans avant de faire part à sa mère des “confrontations” internes qui l’agitaient et qu’elle ne “comprenait pas” : “C’est là qu’elle m’a dit que j’avais les chromosomes XY mais je n’y comprenais rien. Même si j’avais appris au collège ce que c’était que les allèles et tout le reste, ça ne me disait rien, tout ça.” Malgré cette nouvelle, ce n’est pas à ce moment que l’artiste en apprendra plus sur son intersexuation puisque sa mère “se trompe” en essayant de lui rapporter son historique médical.
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“Elle m’avait dit que j’avais eu une ovariectomie et une hystérectomie, donc [une ablation] des ovaires et de l’utérus, sauf que je suis née sans utérus. Cette mauvaise information m’a orientée vers un syndrome, une variation qui n’était pas la mienne. Quand j’ai essayé de me renseigner un peu, j’étais sur la mauvaise piste. Puis, j’ai fait un énorme déni, je n’ai plus vraiment voulu savoir”, nous explique-t-elle.
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C’est une petite dizaine d’années plus tard, vers ses 27 ans, que l’artiste se décide à s’ouvrir de nouveau à une personne extérieure. Elle confie son “secret” à une amie : “Ce ‘secret’, c’était que je ressemblais à une fille mais que j’avais un caryotype XY donc, masculin. Pour moi, c’était une grande honte”, livre Marin Turgeon. Malgré ses grandes réticences, l’amie à qui elle se confie rapporte son “secret” à ses deux colocataires, “une endocrinologue et une gynécologue” :
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“Elles ont pu m’orienter sur ce que j’avais et j’ai pu découvrir ma variation intersexe. C’était assez dur pour moi, je l’ai très mal vécu. Toutes ces années, je n’avais eu qu’une micro-information. J’ai fait des tests et ça a été un chamboulement pour moi, c’était très difficile à exprimer, je me suis beaucoup renfermée sur moi, je crois que j’ai fait une petite dépression. C’est cette même amie qui, un jour, autour d’un déjeuner, m’a dit qu’elle me sentait bloquée et m’a conseillé de m’exprimer autrement. Je l’ai prise au pied de la lettre.”
Le texte d’introduction de son exposition permet à l’artiste d’expliciter la façon dont “être intersexe, c’est aussi une expérience sociale, celle d’avoir subi une invalidation de leur corps sexué au nom des normes binaires socio-médicales”, ains que son “insensibilité aux androgènes” : “Porteuse des chromosomes XY – le caryotype typiquement masculin – mon insensibilité aux androgènes – et donc à la testostérone – a développé mon corps typiquement féminin. Cela signifie que derrière mon apparence de femme se cache un organisme biologiquement classé comme masculin.”
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“J’avais l’impression d’être un peu une alien”
Souffrant parfois du caractère limitant des mots, Marin Turgeon a décidé de multiplier les médiums artistiques – elle qui se décrit comme une “touche-à-tout” – afin de raconter comme elle vivait son intersexuation, à savoir : des variations de caractéristiques sexuelles, le fait de ne pas correspondre “aux définitions types des aspects féminins ou masculins, par une variation chromosomique, hormonale ou sexuelle”.
“Pour moi – et c’est vraiment très personnel –, c’est un entre-deux. Je sais que je ressemble à une fille, mais il y a une dualité en moi. Je n’aime pas dire que j’ai un comportement masculin – parce que, c’est quoi un comportement masculin, un gars qui va s’asseoir les jambes écartées ? Je trouve ça très old school, cette idée de comportement assigné, mais dans l’idée, il y a un peu de ça.
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Cette dualité en moi était très dure à comprendre et à exprimer suite à mon opération. On m’a dit que j’allais devenir stérile, que je ne pourrais plus enfanter. Quand j’étais plus jeune, [j’associais ça au] rôle d’une femme, donc je me disais que je n’étais plus une femme. Je n’avais pas de suivi médical, pas de traitements, pas d’hormones et un corps vieillit plus vite sans hormones.”
De la photo à la création textile en passant par la sculpture et la création musicale et vidéo, Marin Turgeon a multiplié “les formes et les aspects” pour mettre sur pied sa “toute première expo personnelle”. Une des images qu’elle expose à l’EST Galerie, à Paris, montre une présence fantomatique, reflet de ce qu’elle a ressenti des années durant : “Je me suis longtemps sentie hors de moi-même. Pendant longtemps, je ne me sentais pas considérée par les autres, je me sentais tellement différente que j’avais l’impression d’être un peu une alien et je me mettais dans cette fonction d’alien, j’étais un peu transparente”.
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Aux côtés de cette image, des tétons en or s’exposent aux yeux du public et racontent les inégalités liées au genre, la sexualisation des corps jugés féminins et la façon dont on les étiquette : “Pendant longtemps, je n’ai pas eu de poitrine du tout, j’avais plus de pecs que de seins. Il y avait aussi le côté allaitement, qui n’allait pas m’arriver, qui me touchait quand j’étais un peu plus jeune. Puis, plus tard, la censure des tétons de femmes sur les réseaux sociaux m’a scandalisée. Quand on regarde juste un téton et un mamelon, ce sont les mêmes chez les hommes, les femmes, les trans, les gays, les hétéros, les intersexes… J’avais envie de rendre le téton luxe avec un aspect doré. Il n’est pas teint d’ailleurs, il est vraiment doré à la feuille d’or”, nous détaille-t-elle.
Si cette exposition a pour vocation “d’interpeller les gens, de les brusquer sans trop les brusquer, de les toucher” et de les informer sur l’intersexuation, Marin Turgeon ne cache rien de son appréhension à dévoiler ainsi son intimité : “Le projet était personnel jusqu’à ce que je décide de le voir en grand, que je me pousse à [imaginer] quelque chose de plus grand que moi. Quand j’ai décidé d’en faire une exposition, tout allait bien jusqu’à ce que je réalise que je me foutais complètement à poil, avec des choses assez graphiques”.
“Mais c’était déjà trop tard, j’avais déjà lancé le truc. Je voulais revenir en arrière, je ne voulais pas qu’on sache que c’était moi parce que j’ai un gros problème avec le narcissisme, c’est quelque chose que je déteste, mais en même temps, je veux visibiliser l’intersexuation et les personnes intersexes donc ce ne serait pas logique de ma part d’être anonyme.” Sur son chemin, l’artiste est parvenue à mettre de côté ses réticences. Elle présente une expérience personnelle de façon plurielle, une exposition qui raconte son intersexuation et met en lumière ses variations ainsi que nos différentes façons de vivre et concevoir les genres.
L'”Exposition XY”, de Marin Turgeon est à voir à l’EST Galerie, à Paris, jusqu’au 1er novembre 2023. Vous pouvez retrouver l’artiste sur Instagram.