“Il y a beaucoup de personnes avec qui j’ai pleuré” : Lynn S.K. transmet la mémoire de la guerre d’Algérie dans un projet photo plus que nécessaire

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Lynn S.K.

"Ce qui est souvent revenu dans ces récits, c’est l’équilibre à trouver entre le fait de se souvenir et la volonté affirmée de ne jamais 'être dans la haine'."

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Il est impossible de ne pas avoir le cœur serré lisant les témoignages du projet À chaque fois, l’histoire te rattrape, de Lynn S.K.. Que ce soit à la lecture des tortures subies par la famille de Messaoud et de Mina, du récit d’Henry, ancien militaire qui a sauvé un Coran et un burnous des flammes de la guerre et qui veut voir ce dernier restitué en Algérie par la photographe, ou de l’histoire du père de Nathalie, “soldat du refus”, qui n’a pas voulu combattre pour l’armée française et en a “payé le prix” : à chaque fois, l’émotion nous rattrape.

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Alors que le travail de la France sur la mémoire de la guerre d’Algérie progresse, divise et déçoit, Lynn S.K. signe ce projet écrit et photographié afin de partager les différentes facettes de cette guerre qui fut longtemps innommée. Elle s’est entretenue avec des Algérien·ne·s, harkis, pieds-noirs, appelés, anciens militaires et leurs descendant·e·s pour des entretiens à vif. Rencontre avec une photographe dont le travail est d’utilité publique et historique.

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Mohamed Ouremdane Kaïdi jeune, le grand-père de la photographe, né en 1896, et qu’elle n’a jamais connu. (© Lynn S.K.)

Konbini | Bonjour Lynn ! Comment ce projet t’est-il venu à l’esprit ? As-tu un lien direct avec le sujet que tu as décidé de traiter ?

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Lynn S.K. | Cela faisait quelque temps que, depuis mon retour en Algérie, où je suis née, je me questionnais énormément sur les mémoires liées à ce pays. Très concrètement, quand j’ai mené un travail dans l’appartement de mes tantes à Alger, je me suis beaucoup demandé quel impact avait pu avoir la “décennie noire” sur elles, sur moi, et sur le pays. Mes parents, mon frère et moi sommes justement partis en 1993 pour fuir la guerre civile. Je ne m’étais pas vraiment interrogée là-dessus jusqu’à mes 27 ans, puisque dans la logique d’assimilation à la française, on arrive ici pour une vie meilleure, alors, khlass [“ça suffit”, ndlr], on ne va pas regarder en arrière.

En revanche, je n’aurais jamais pensé traiter des mémoires de la colonisation et de la “guerre d’Algérie” (appelée, en Algérie, “guerre d’indépendance”) de façon aussi frontale. Je me l’imaginais comme une guerre lointaine, qui évoque des photos en noir et blanc dans des vieux livres. Je me disais que je n’avais rien à voir avec tout ça, alors même que ma mère est née à Alger en 1956, en plein dedans. Et puis, j’ai vu l’appel pour la commande du ministère de la Culture et de la BnF, et la seule contrainte était de choisir un sujet d’actualité. On était en 2022, et c’était donc le soixantenaire de l’indépendance de l’Algérie, et le rapport Stora était paru depuis peu. J’ai eu un déclic et je me suis lancée.

“Je ne m’étais pas vraiment interrogée là-dessus jusqu’à mes 27 ans, puisque dans la logique d’assimilation à la française, on arrive ici pour une vie meilleure, alors, khlass”

Yamina, la mère de Nadine/Nassera, enfant. (© Lynn S.K.)

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Comment as-tu rencontré ces personnes et combien en as-tu interviewées ?

J’ai rencontré et interviewé une trentaine de personnes. Il y a aussi quelques personnes pour lesquelles je n’ai finalement pas inclus leur témoignage, à leur demande. Presque à chaque fois, j’ai choisi deux personnes d’une même famille et de générations différentes. Honnêtement, je n’ai jamais eu autant de mal à mener un sujet car il y avait un écart immense entre les plus jeunes qui voulaient absolument en parler et leurs ainé·e·s qui n’avaient aucune envie de s’y replonger. J’ai donc utilisé tous les moyens possibles pour trouver des personnes qui auraient envie qu’une partie de leur histoire soit rendue publique.

J’ai demandé aux membres de ma famille et à mes ami·e·s d’en parler, j’ai fait des posts sur les réseaux sociaux, j’ai contacté des associations, j’ai même mis des affiches à une soirée dédiée à l’anniversaire de l’indépendance. Je pense que j’ai à peu près tout fait ! J’ai aussi contacté directement une personne qui avait fait un livre à ce sujet, Nathalie Massou-Fontenel, qui a écrit sur son père, Lucien Fontenel, soldat du refus qui a été envoyé au bagne militaire en Algérie. On en parlait récemment avec une rédactrice photo, en se disant que ce genre de travaux, c’était surtout 90 % de temps de préparation (beaucoup de préparation…), ce qui ne se voit pas forcément sur les images.

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“Honnêtement, je n’ai jamais eu autant de mal à mener un sujet car il y avait un écart immense entre les plus jeunes qui voulaient absolument en parler et leurs ainé·e·s qui n’avaient aucune envie de s’y replonger”

Nathalie et Manon, tenant la photo de Lucien Fontenel. (© Lynn S.K.)

Tu as choisi un éventail de profils (des Algérien·ne·s, des Juif·ve·s, des pieds-noirs, des enfants d’harkis…) car j’imagine que ça te tenait à cœur de montrer toutes les facettes de cette mémoire… 

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Oui, mon idée n’était pas d’atteindre la représentativité parfaite, ce n’est pas possible sur un travail documentaire qui n’est pas une enquête d’historien·ne·s ou de sociologues. Je suis partie du rapport Stora qui tente justement de rendre compte de tous les “groupes mémoriels”, et j’ai tout de suite su que je voulais prendre cette voie-là. C’est une histoire complexe et longtemps invisibilisée, et selon moi, tenter de capter quelque chose de la grande Histoire ne pouvait se faire que dans le fait d’entremêler des voix et trajectoires différentes.

Par ailleurs, j’ai toujours du mal avec les simplifications et les visions binaires, d’autant plus qu’au sein même des familles, il y avait à la fois des personnes engagées dans la résistance et d’autres considérées comme des traîtres. Au-delà du sujet historique, j’ai une façon de voir le monde qui fait que j’essaie toujours de comprendre les intentions des gens. Ça ne veut pas forcément dire que j’excuse ou justifie leurs actes, mais je cherche toujours à comprendre pourquoi ils font ce qu’ils font. C’est beaucoup plus facile pour moi que de me dire que ce sont des monstres ou des fous.

“Tenter de capter quelque chose de la grande Histoire ne pouvait se faire que dans le fait d’entremêler des voix et trajectoires différentes”

Une lettre de Lucien Fontenel. (© Lynn S.K.)

As-tu rencontré des résistances de la part des personnes que tu voulais interviewer ?

Beaucoup, beaucoup de difficultés ! Souvent, j’échangeais avec des personnes plus jeunes, qui n’ont pas vécu directement ces événements et qui voulaient absolument témoigner et faire témoigner leurs parents. Et après plusieurs échanges, certain·e·s m’ont dit que leurs parents ou grands-parents s’étaient catégoriquement opposés. Souvent parce qu’ils étaient encore traumatisés, mais aussi, parfois, par peur des représailles.

Par exemple, une personne m’avait confié que son grand-père, ancien militaire, après s’être exprimé dans le journal sur ses réticences à s’engager dans cette guerre, avait reçu des menaces. Et il s’agissait des années 2020. Et puis, le rapport à la photographie est toujours compliqué, pour les Algérien·ne·s, mais pas seulement. C’est absolument normal de se demander où vont circuler ces images qui nous représentent, surtout quand on est issu·e·s d’une minorité et qu’on a conscience que les images ont été utilisées “contre” nos identités. Mon objectif n’était pas de convaincre celles et ceux qui étaient réticent·e·s, mais de trouver des personnes qui avaient vraiment envie et besoin de ces partages.

“C’est absolument normal de se demander où vont circuler ces images qui nous représentent, surtout quand on est issu·e·s d’une minorité et qu’on a conscience que les images ont été utilisées ‘contre’ nos identités”

Messaoud et Karim. (© Lynn S.K.)

Où et comment se sont déroulés les entretiens ?

Je n’aurais pas pu faire ce projet sans le soutien de la BnF et de cette bourse qui était conséquente. Cela m’a permis un temps de documentation et de préparation, puis d’aller à la rencontre de ces personnes à travers toute la France, de la région parisienne à Marseille en passant par Chartres ou Clermont-Ferrand… Les voyages ont eu lieu entre mai et juillet 2022. En août, j’ai commencé le titanesque travail de retranscription – en plus des retouches et de la post-production. Souvent, on m’a demandé quelles questions je posais, mais la plupart du temps, je n’avais pas vraiment le temps de poser des questions ! Les familles m’accueillaient, me servaient un café, sortaient leurs photos ou objets familiaux, et voilà, c’était parti…

Ensuite, j’essayais parfois de recentrer le sujet sur l’histoire de la transmission. Est-ce qu’ils en avaient parlé à leurs enfants ? Est-ce que les enfants eux-mêmes en avaient entendu parler à l’école ? Sur les sujets difficiles, comme la torture, je n’ai pas posé de questions directes. Je pense à cet homme incroyable, Messaoud, ancien chef de secteur du FLN, qui m’a dit sobrement : “Il en est passé sur la tête de Messaoud, si vous voyez ce que je veux dire.” Ses enfants m’ont ensuite raconté certains actes qu’il avait subis en prison et cela m’a suffi, je n’avais pas besoin de demander plus de détails.

“C’est insoutenable de se demander comment des êtres humains peuvent arriver à de tels actes”

La fiche de recensement au FLN de Messaoud. (© Lynn S.K.)

Bien sûr, cela a été aussi assez dur à certains moments, comme quand j’ai lu le livre de Nathalie Massou-Fontenel qui raconte le calvaire de son père à Tinfouchy en Algérie. Il était un soldat du refus et a été torturé par des Français·es. C’est insoutenable de se demander comment des êtres humains peuvent arriver à de tels actes. Mais quand j’étais en direct avec ces personnes, il y a quelque chose du lien humain qui prend le dessus. Même en parlant du pire, il y a quelque chose qui s’apaise dans le fait d’en parler et de partager ces histoires.

Et comment se passait l’après-entretien ?

Le projet ne s’est jamais vraiment terminé puisque je suis souvent en contact avec beaucoup de personnes photographiées, cela a créé ou renforcé des liens. Je crois que cela a eu un vrai impact dans nos vies, aussi. Certain·e·s ont eu des conversations jamais eues avec leurs parents. Je pense également à une amie, que j’ai interviewée dans ce cadre, et qui m’a dit avoir abordé les sujets du traumatisme transgénérationnel avec sa psychologue. Ou une autre, qui voulait participer au projet mais dont la mère a refusé, et qui est devenue une amie proche depuis ! Mener un projet qui inclut autant de personnes prend vraiment beaucoup de temps et d’engagement.

“Même en parlant du pire, il y a quelque chose qui s’apaise dans le fait d’en parler et de partager ces histoires”

Nadine/Nassera. (© Lynn S.K.)

J’essaie aussi d’être la plus transparente possible sur les formes de restitution, aussi, pour vérifier que tout est bien OK pour tout le monde car certaines personnes acceptent que les photographies soient exposées mais pas publiées dans la presse par exemple. Et il y a toujours la crainte de ne pas assez bien restituer leur histoire ou de ne pas prendre en compte assez bien leurs limites.

Je dois dire aussi qu’un mois après avoir fini ce projet, et notamment la partie de retranscription du texte qui est extrêmement chronophage, j’ai fait un vrai burn out. C’est pour ça que j’ai eu envie, pendant quelques mois, par la suite, de faire des photos de paysages, ou des projets avec beaucoup moins de logistique, de déplacements et bien sûr, d’exposition à des histoires traumatiques.

“Je dois dire aussi qu’un mois après avoir fini ce projet, et notamment la partie de retranscription du texte, j’ai fait un vrai burn out”

Marie et Henry. (© Lynn S.K.)

Si tu devais retenir un témoignage, lequel ce serait ? Je sais, c’est dur, car il y a Omar et Denis-Nabil, et Nathalie et Manon, Mina et Sophie, ou encore Henry…

C’est dur ! J’ai été touchée à chaque témoignage, sincèrement. Je vais en citer deux, qui me viennent spontanément, comme Henry, un ancien appelé très empathique, qui a toujours eu une grande amitié pour l’Algérie et ses habitant·e·s, et qui s’est retrouvé déchiré de devoir exécuter certains ordres. Il m’a évoqué notamment la maison d’un combattant du FLN, qui devait être détruite. Henry n’a pas supporté que certains objets puissent être détruits, notamment pour le Coran, un objet saint.

Il les a pris avec lui, le Coran et un burnous. Il était également mal à l’aise de les “voler”, mais il ne supportait pas l’idée que ce soit écrasé par un char. Il a récemment offert le Coran à sa fille, qui est l’objet auquel elle tient le plus. Et il m’a offert le burnous pendant notre entretien, pour que, selon ses mots, “cela retourne à l’Algérie”, soixante ans après. Je pense en faire don à un musée prochainement. C’était un moment très fort.

“Henry m’a offert le burnous pendant notre entretien, pour que, selon ses mots, ‘cela retourne à l’Algérie’, soixante ans après”

Le Coran sauvé par Henry. (© Lynn S.K.)

Je pense aussi à Karim et son père Messaoud, ancien chef de secteur du FLN, qui m’a vraiment impressionnée par son parcours et son humanité. Sachant que sa femme, décédée deux semaines avant notre rencontre, était fille de harkis. C’est d’ailleurs Karim qui, à un moment de l’interview, a dit : “Sauf qu’à chaque fois, l’histoire te rattrape.” Je l’ai arrêté et lui ai dit : “Merci Karim, ce sera mon titre.”

Évidemment, je dois citer le témoignage de Denis-Nabil. Il s’agit de mon frère, qui nous a quittés il y a un an. Ça ne se voit pas sur la photo, mais la prise de vue a été tout un sketch car bien sûr, ce n’est jamais simple de prendre en photos des membres de sa famille. Ils n’étaient pas du tout concentrés et ne comprenaient pas que la prise de vue dure plus d’une minute.

“Les absent·e·s sont éternel·le·s, et vivent à travers nous, mais c’est encore plus drôle de penser que la photographie de mon père et de mon frère est ‘sauvegardée’ dans le patrimoine français”

Omar et Denis-Nabil. (© Lynn S.K.)

Par ailleurs, moi qui ai une façon de guider les “modèles” très douce et prévenante, je prends beaucoup moins de pincettes en famille ! C’était donc assez méditerranéen, disons, comme moment. Bien sûr, c’est extrêmement précieux pour moi d’avoir son témoignage. Même si nous parlions de ces sujets souvent, je suis vraiment très touchée d’avoir aujourd’hui cette photographie et la trace de ces échanges. Les absent·e·s sont éternel·le·s, et vivent à travers nous, mais c’est encore plus drôle de penser que la photographie de mon père et de mon frère est “sauvegardée” dans le patrimoine français.

Quelle intention as-tu mise dans ce projet ? Est-ce pour vaincre l’oubli et briser le silence qui entoure cette guerre ?

Oui, je crois que c’est notre rôle en tant qu’artistes, d’aller justement où l’on est moins attendu·e·s, de se confronter à des sujets tabous ou invisibilisés. Stora indique dans son rapport (si je me souviens bien) que l’essentiel de la production sur la dite “guerre d’Algérie” est venu après les années 1990. Malgré cela, cette période n’a pas encore été assez “intégrée” dans la mémoire collective, contrairement aux Guerres mondiales, par exemple. On échange beaucoup avec des collègues qui travaillent également sur ces sujets et on est plusieurs à constater que les institutions sont frileuses dès qu’il s’agit de l’Algérie. Même sur des projets personnels, plus intimes, on dirait que nos identités même sont trop politiques.

“Cette période n’a pas encore été assez ‘intégrée’ dans la mémoire collective, contrairement aux Guerres mondiales. On est plusieurs à constater que les institutions sont frileuses dès qu’il s’agit de l’Algérie”

Henry jeune. (© Lynn S.K.)

Et bien sûr, je crois que tout ce qui a été passé sous silence est si présent dans l’inconscient collectif. Cela fait très peu de temps que les hommes et femmes politiques d’ici s’emparent du sujet. Le mot “guerre” n’a été utilisé qu’en 1999 avec Lionel Jospin. Je suis convaincue que cela provoque des tensions à plein d’endroits de notre société, et ce qui se passe en ce moment dans le monde sur des territoires occupés résonne évidemment très fort pour la grande partie des descendant·e·s de colonisé·e·s… En Algérie, il y a aussi une grande part de silence, bien sûr, mais qui passe par une sorte de surabondance d’histoires, par la construction d’un récit national idéalisé, et qui efface un grand nombre d’autres récits.

Que veux-tu transmettre aux différentes générations touchées par cette guerre restée innommée pendant de nombreuses années ?

Je veux essayer de comprendre ce qui est transmis, justement. Qu’il y ait eu une transmission orale ou non, il y a toujours quelque chose qui passe. Les recherches en épigénétique montrent très clairement que les mémoires traumatiques se transmettent de génération en génération. D’ailleurs, en sortant d’une très belle interview avec une femme incroyable à Toulouse, je suis tombée nez à nez sur un livre en vitrine La guerre transmise, avec des textes incroyables de chercheur·se·s de plusieurs disciplines.

“Ce qui se passe en ce moment dans le monde sur des territoires occupés résonne évidemment très fort pour la grande partie des descendant·e·s de colonisé·e·s”

Lucien Fontenel jeune. (© Lynn S.K.)

Donc, je crois que j’essaie d’exprimer ce que j’ai mis du temps à conscientiser : à quel point on peut être touché·e·s dans l’intime, dans nos façons d’être, par les vécus de nos ancêtres, et par le fait qu’il y a peut-être un lien entre leurs expériences du monde et les nôtres. Même si c’est bien sûr complexe et qu’il y a beaucoup de couches à explorer.

Certaines personnes que j’ai interrogées, notamment celles que je connaissais déjà avant ce projet, avaient déjà une conscience très forte de ces transmissions. Je pense à deux jeunes femmes dont les parents sont à la fois juifs et pieds-noirs, et qui ont déjà effectué un travail de recherche historique et de psycho-généalogie. Par exemple, l’une d’entre elles, qui tire les cartes de tarot, a découvert des années plus tard que son arrière-grand-mère juive d’Algérie était également tarologue ! On m’a rapporté des histoires assez folles.

“J’essaie d’exprimer ce que j’ai mis du temps à conscientiser : à quel point on peut être touché·e·s dans l’intime, dans nos façons d’être, par les vécus de nos ancêtres”

Le livre de Mina. (© Lynn S.K.)

As-tu pu retenir une idée, un sentiment qui lie toutes ces personnes différentes, au regard de cette guerre ?

Je dirais que comme ces personnes ont toutes accepté de me rencontrer, elles ont toutes une curiosité à l’égard de ces mémoires et une certaine capacité à en parler, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Et je crois que ce qui est souvent revenu dans ces récits, c’est l’équilibre à trouver entre le fait de se souvenir et la volonté affirmée de ne jamais “être dans la haine”.

C’est vraiment quelque chose qui est beaucoup revenu, le fait de dire : “Oui, je sais que mon père a été torturé, que mon grand-père a été torturé, que mon meilleur ami d’enfance et sa famille sont morts dans une embuscade, mais je ne veux pas être dans la haine.” Toutes les personnes, de mémoire, m’ont parlé du fait de recréer du dialogue et du lien.

“Ce qui est souvent revenu dans ces récits, c’est l’équilibre à trouver entre le fait de se souvenir et la volonté affirmée de ne jamais ‘être dans la haine'”

La médaille algérienne, équivalent de la Légion d’honneur, reçue par Messaoud. (© Lynn S.K.)

Qu’est-ce que ce projet t’a apporté à titre personnel ?

Tant de choses, vraiment, je ne sais pas par quoi commencer ! Bien sûr, même quand on va à la rencontre des autres, c’est aussi pour se comprendre soi-même. C’est dans le partage et l’échange que les choses prennent sens. Déjà, j’ai appris énormément de choses que je ne savais pas, du côté de ma famille paternelle. Je connaissais les grandes lignes, le fait qu’ils avaient fui l’Algérie pour la Tunisie, où le statut d’“indigène” était moins restrictif, disons. Mais je ne savais pas qu’une partie de ma famille avait été parquée dans les camps de regroupement en Kabylie, par exemple. Et puis, le fait d’écouter les histoires des autres aide évidemment beaucoup à assumer ses propres héritages.

Il y a beaucoup de personnes rencontrées avec qui j’ai pleuré, par ailleurs. Il y a des moments que je n’oublierai jamais. Je pense que ça se sent car beaucoup des personnes qui ont lu les témoignages, notamment via la dernière publication sur Mediapart, m’ont confié également avoir été émues aux larmes. C’est vrai qu’on voit souvent la photographie comme un “prétexte” à faire ces rencontres. Et en même temps, cela permet d’en garder une trace et de les partager avec d’autres. Le fait que ce travail rejoigne les collections publiques françaises, aussi, était vraiment important, symboliquement.

Abdel et Naël. (© Lynn S.K.)

Ces photographies ont été produites dans le cadre de la Grande commande nationale “Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire” financée par le ministère de la Culture et pilotée par la BnF.