Abbas a passé sa vie en quête de réponses : pourquoi les êtres humains s’entre-tuent ? Comment la foi peut-elle pousser à la violence ? Quel pouvoir détiennent les images ? Si la plupart de ces interrogations ne trouveront sans doute jamais de réponse, la dernière trouve toute sa raison d’être dans la carrière même d’Abbas, qui n’a fait qu’appuyer la portée de la photographie pour informer, alerter, dénoncer, célébrer.
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Discret à l’oral mais loquace à l’image, le photographe iranien disparu en 2018 a légué une archive dense, dont les mérites politiques et sociaux n’enlèvent rien à leurs qualités esthétiques et sensibles. Auteur de nombreux ouvrages, photographe des conflits, des religions et des beautés malicieuses de notre monde : voici cinq choses à connaître sur la vie et l’œuvre d’Abbas.
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La guerre d’Algérie l’a mené à sa vocation de photojournaliste
Abbas refusait de trop en dire sur sa personne, préférant laisser parler les images à sa place. On raconte, cependant, que ce sont les horreurs de la guerre d’Algérie – dont il a été témoin enfant, sa famille ayant émigré là-bas à ses huit ans – qui l’auraient convaincu de rapporter au monde les drames qui s’y jouaient. C’est en Algérie encore qu’il occupe son premier poste de journaliste, se spécialisant dans le sport pour le journal Le Peuple, après l’indépendance du pays.
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Après un passage en Angleterre pour ses études, il découvre la Nouvelle-Orléans juste avant son quart de siècle, et c’est là-bas qu’il enfilera, pour ne plus jamais la quitter, sa casquette de photographe. Son appareil devient alors l’extension de son bras, l’objectif, l’extension de son œil et la photographie, son identité principale. “La place d’un photographe est derrière l’appareil photo et pas devant”, avait-il l’habitude de dire, rapporte son épouse, la photographe Melisa Teo, dans le numéro spécial de Reporters sans frontières (RSF) consacré au travail du photographe.
Il est l’auteur d’une des plus célèbres images dénonciatrices de l’apartheid
Dans les années 1970, Abbas se rend en Afrique du Sud où sa nationalité iranienne lui permet (grâce aux bonnes relations entre le Shah et le gouvernement sud-africain) d’avoir “accès à des endroits incroyables”, rapporte son fils auprès de RSF. À l’époque, alors que “la plupart des Sud-Africains étaient très naïfs vis-à-vis de la puissance des médias”, Abbas est convaincu que ses images auront le pouvoir de “faire ressortir l’injustice qui régnait sur ce pays”.
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Les œillères du gouvernement sud-africain concernant le pouvoir des images lui permettent de documenter ce qu’il souhaite, et notamment un “camp d’entraînement de la police à Hammanskraal, dans le Transvaal” où étaient formées “des recrues noires pour patrouiller dans les zones à populations africaines.”
Là-bas, Abbas prend “l’image dont rêvent tous les photojournalistes”, écrit-il : un colonel blanc pose, le visage dur, les sourcils froncés, une baguette à la main, devant des rangées de recrues noires en rang, qui fixent pour la plupart le photographe, placé en hauteur. La photographie fait le tour du monde, notamment la couverture du Sunday Times Magazine, prouvant la portée et puissance de frappe des images. Après l’Afrique du Sud, Abbas documentera les “guerres et révolutions du Biafra, du Bangladesh, de l’Irlande du Nord, du Vietnam, du Moyen-Orient, du Chili et de Cuba” sans jamais oublier son pays natal, l’Iran.
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Il a documenté la révolution iranienne
Malgré une vie passée sur les routes, de l’Algérie à la France en passant par le Royaume-Uni, et toutes les régions couvertes pour son travail, Abbas maintint toute sa vie son lien avec son pays natal. De 1978 à 1980, il documente la révolution iranienne, couvrant “les manifestations pro-Shah avec la même rigueur professionnelle que les manifs pro-Khomeiny”.
Il immortalise et vit le dévoiement d’une révolution qui “a apporté le meilleur, puis le pire”. Ses 17 années d’exil ne le coupent pas de son pays et, en 2002, 22 ans après la publication d’Iran, la révolution confisquée, il publie Iran Diary, une “interprétation critique de l’histoire iranienne” écrite à la manière d’un carnet intime par un regard concerné, bien qu’éloigné.
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Il s’intéressait aux religions
“On n’a jamais été intimes”, écrivait-il, malicieux, à propos de Dieu dans son livre Au nom de qui ? publié en 2009. “Ce n’est pas tant Dieu qui me fascine que la perception qu’en ont les gens et toutes les choses inacceptables qu’ils font en son nom.” Cet intérêt pour la dévotion et les liens et dynamiques de pouvoir entre croyances et politique ont irrigué le travail d’Abbas des années durant.
Indigné du “dévoiement de la révolution iranienne par l’extrémisme religieux”, tel que le note RSF, le photographe publie en 1994 Allah O Akbar Un voyage à travers l’islam militant, un épais ouvrage réalisé sur sept ans, 29 pays et quatre continents afin de questionner “la résurgence de l’islam dans le monde”.
Quelques années plus tard, en 2000, il s’attèle aux Visages de la chrétienté. Il n’aura pas eu le temps de terminer son travail autour du judaïsme, dernier projet auquel il s’était attelé avant sa mort, survenue en 2018.
Son intérêt pour les religions ne se limitait pas au monothéisme et Abbas a également documenté les fois animistes (Sur la route des esprits, 2005) ; bouddhistes (Les Enfants du lotus, voyage chez les bouddhistes, 2011) et hindoues (Les Dieux que j’ai croisés − Voyage parmi les hindous, 2016), en plus des “steppes de chamanes en Sibérie” ou des “cérémonies vaudoues en Haïti”. “Pour lui, l’art était la plus haute forme de spiritualité”, conclut son épouse, la photographe Melisa Teo, pour RSF.
Il était un “perfectionniste absolu”
Ami de longue date et confrère Magnum d’Abbas, le photographe Ian Berry confie à RSF sa fascination pour le perfectionnisme du photojournaliste : “Aussitôt revenu de photoreportage, il sélectionnait, éditait et légendait rigoureusement ses images.”
Il se souvient de “sa discipline”. “Pas une planche-contact en vue.” Melisa Teo ajoute que “rien n’échappait à son regard pénétrant”. Des dynamiques de pouvoir aux inégalités en passant par la facétie d’une enfant qui joue avec la mort ou le courage de femmes iraniennes, les images d’Abbas continuent de parler pour lui, des décennies après avoir été capturées et cinq ans après son décès.
Le travail d’Abbas est actuellement célébré dans un numéro de 100 photos pour la liberté de la presse de Reporters sans frontières.