Enfant des années 1990, adolescente des années 2000, j’ai ressenti mes premiers émois de cinéma devant Gladiator de Ridley Scott. Des images, celles d’une main caressant les épis d’un champ de blé, et des répliques, “Mon nom est Maximus Desimus Meridius, commandant des armées du Nord, général des légions Felix, fidèle serviteur du vrai empereur Marc Aurèle”, sont gravées dans ma mémoire de jeune spectatrice.
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J’ai vu et revu Gladiator, à la fois pour ses gladiateurs en jupettes et ses épiques combats. Puis j’ai grandi et mes goûts ont changé. Mais récemment, à l’occasion de ses 20 ans, j’ai revu Gladiator. Et, spoiler alert : 20 ans plus tard, il me fait toujours autant d’effet.
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Mais pourquoi ce spectacle d’une sauvagerie pourtant intense me touche toujours autant ? Et pourquoi ce blockbuster si testostéroné n’a-t-il pas pris une ride ? Si j’ai réussi à formaliser quelques ingrédients de la recette de cet immense succès populaire et critique, le reste relève d’une inexplicable alchimie. Tentative de décryptage.
“J’aurais massacré le monde entier si seulement tu m’avais aimé”
C’est une déclaration de l’affreux Commode à son père, Marc Aurèle, qui décide de sacrer empereur son fidèle général Maximus en lieu et place de son fils. Maximus verra alors sa femme et son fils brûlés et crucifiés au domicile familial sur ordre du désormais empereur Commode, jaloux. Capturé, il va être réduit en esclave puis deviendra un gladiateur acclamé à Rome, mais animé par un furieux désir de vengeance.
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Un tel scénario avait peu de chances d’échapper au manichéisme. Mais c’était sans compter sur les prestations de Joaquin Phoenix en empereur Commode et de Russell Crowe en général Maximus, nommés aux Oscars dans la catégorie Meilleur acteur dans un second rôle et Meilleur acteur, le second ayant remporté la prestigieuse statuette.
À ma droite, la prestation tout en ambivalence de Joaquin Phoenix, encore inconnu du grand public et qui prouvait pour la première fois son incroyable capacité à sublimer les plus grands méchants du cinéma. Oubliant qu’il tenait alors l’affiche d’un blockbuster, il a offert une véritable profondeur psychologique à cet antihéros, tantôt déchirant en fils déchu à la pâleur extrême, souvent tyrannique au regard perçant, mais toujours imprévisible et inquiétant.
À ma gauche, son antithèse tout aussi fascinante. Alternant entre mutisme, coups de poing et coups d’épée, Russell Crowe est pourtant parvenu à humaniser cet archétype de pur héros de film d’action pour en faire un gladiateur certes héroïque mais également impitoyable et tourmenté.
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Enfin, il faut rendre à César ce qui appartient à César. En décidant de donner la mort à son héros, à l’issue d’un duel avec Commode dans l’arène du Colisée, Ridley Scott a extrait son film du simple film d’action classique pour l’ancrer dans un récit plus réaliste avec une conclusion funèbre mais essentielle au climax émotionnel de cette fin mémorable, sublimée par la partition d’Hans Zimmer.
Pourtant, ce final, qui était en réalité la seule conclusion crédible à ce récit après l’annonciateur “J’aurai ma vengeance dans cette vie ou dans l’autre” de Maximus, n’était pas prévu, et s’est écrit au fil du tournage. Russell Crowe se souvenait ainsi dans les colonnes du magazine britannique Empire :
“Je me souviens de Ridley Scott venant me voir sur le plateau pour me dire : ‘Écoute, vu la tournure que ça prend, je ne vois pas comment tu peux vivre. Ce personnage représente la vengeance pure, pour sa femme et son fils, et donc maintenant qu’il s’est vengé, que peut-il faire d’autre ?'”
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“À mon signal, déchaîne les enfers”
Ridley Scott a relevé haut la main l’ambitieux défi de réhabiliter le péplum, un genre bien poussiéreux à l’orée du XXIe siècle. Il était pourtant très populaire à Hollywood dans les années 1960, mais le coup d’arrêt fut donné en 1964 avec La Chute de l’Empire romain d’Anthony Mann.
Pour mettre en scène cette fascinante époque des gladiateurs, Ridley Scott a simplement décidé de reprendre là où le genre en était resté pour en poursuivre l’histoire mais en modifiant l’esthétique, notamment grâce au numérique, afin de reconstituer une Rome antique comme on ne l’avait jamais vue. Gladiator a donc été un des premiers films à utiliser les effets spéciaux numériques pour recréer, non pas des monstres ou des aliens, mais des décors historiques.
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Mais avant d’être le talentueux réalisateur connu du grand public qui a émergé à la fin des années 1970, Ridley Scott a commencé sa carrière au cinéma comme chef opérateur. C’est certainement la raison pour laquelle une attention toute particulière a été portée à la photographie, essentielle à cette infaillible modernité. Dès lors, le Technicolor kitch de coutume pour les péplums n’est plus et l’ambiance de ces décors bleus et gris est désormais froide, presque romanesque.
Pour renouveler le genre, Scott n’a pas cherché à reproduire les péplums des années 1960 mais a préféré s’inspirer d’autres genres cinématographiques, à la différence des Troie (Wolfgang Petersen, 2004), Alexandre (Oliver Stone, 2004) et autres Le Roi Arthur (Antoine Fuqua, 2004) qui ont eux tenté de répliquer Gladiator en mettant en scène d’autres héros historiques ou légendaires, épées et chevaux en main.
Parmi les inspirations de Ridley Scott, À l’Ouest, rien de nouveau, Il faut sauver le soldat Ryan mais aussi Le Conformiste de Bertolucci ou encore La dolce vita de Fellini. “Le seul péplum que je suis certain que Ridley a vu, c’est Satyricon de Fellini, a confié David Franzoni, le scénariste de Gladiator, à Variety. J’étais fatigué de voir des films à propos de films que les gens avaient déjà vus. Je voulais voir des films sur des vies vraiment vécues.”
Les recettes du succès, ce sont donc bien sûr les foules en délire, les tigres déchaînés et les chars pulvérisés mais aussi les poétiques champs de blé et la main cajoleuse qui les survole. Car si Gladiator s’ouvre sur une longue et épique bataille qui annonce d’emblée la couleur, la mise en scène alternera ensuite entre frénésie et sensibilité, la poésie faisant parfois irruption dans le film qui deviendra presque contemplatif l’espace d’un instant.
Une mise en scène parfois quasi picturale que Ridley Scott tient certainement de son inspiration première pour Gladiator : une toile du peintre français Jean-Léon Gérôme, intitulée Pollice verso (“Bas les pouces”) et datée de 1872, où l’on voit un gladiateur triomphant dans une arène, acclamé par une foule possédée, avide de sang.
“Ce que l’on fait dans sa vie résonne dans l’éternité”
Si, adolescente, j’aimais Gladiator pour ses gladiateurs musclés, ses mémorables batailles et ses discours solennels, je ne me doutais pas de sa résonance 20 ans plus tard.
Car l’histoire racontée est certainement plus pertinente aujourd’hui qu’elle ne l’était au moment de la sortie du film, au début du XXIe siècle. Le personnage de l’empereur Commode, qui nous offre le pathétique spectacle d’un despote opportuniste, tentant d’asservir les foules à grand renfort de cirque populiste et écartant méticuleusement ses conseillers avisés, résonne aujourd’hui de façon tristement familière.
Même la façon dont étaient orchestrés ces grands spectacles, où l’on condamne avec un simple pouce en l’air, a quelque chose de prophétique, comme un précurseur du “j’aime” ou du “je n’aime pas” qui accable ou érige en héros en un geste des plus primaires. Ridley Scott avait déclaré, dans une interview croisée pour Variety :
“Je suis un réalisateur très visuel. Walter F. Parkes [le producteur de ‘Gladiator’, ndlr] m’a montré une photo d’un tableau de Jean-Léon Gérôme. On y voit un homme en armure, armé d’un trident qui se tient au-dessus de sa victime prisonnière. Il regarde au-dessus d’une sorte de mur en marbre noir, où se tient Néron qui a l’air ailleurs. Il a un pouce un bas. J’ai regardé cette peinture un moment et ce fut comme un flash. Quand vous avez de l’expérience comme moi, vous pouvez prendre une décision en un éclair et normalement, c’est la bonne.”
Visuel et (malheureusement) visionnaire. Cet éclair de génie qui récoltera d’ailleurs la modique somme de 460 millions de dollars au box-office et pas moins de cinq Oscars pour six nominations. On conclura cette analyse avec les mots du principal intéressé, Russell Crowe : “Ce qui est fou avec ce film, c’est que 20 ans plus tard, je suis certain qu’il sera diffusé quelque part dans le monde ce soir en prime time. […] Rares sont les films qui durent ainsi.”