Pour vous, le cancan, c’est démodé, suranné, ringard ? Vous pensiez que c’était une danse franchouillarde en voie d’extinction, juste bonne à satisfaire la clientèle du Moulin-Rouge ? Détrompez-vous, le cancan, c’est bien plus que ça, et Monika Knap, “cancaneuse” tout droit sortie des cabarets montmartrois, fait renaître la discipline de ses cendres avec une énergie incroyable. Les filles, levez les jambes !
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Monika Knap ne veut pas dire son âge mais quand on l’écoute raconter ses débuts dans le métier, sa première audition et l’ambiance légère caractéristique de la France d’après-guerre, on devine qu’elle n’est pas née de la dernière pluie. Malgré tout, cette petite femme menue a un teint de pêche et une énergie à faire pâlir une prof de zumba. “Je n’ai jamais bu ni fumé”, précise-t-elle. Pourtant, Monika a beaucoup vécu la nuit durant sa carrière : des revues de Montmartre et Pigalle au cabaret de l’Alcazar, c’est comme si elle avait miraculeusement traversé le “Paris by Night” sans prendre une ride.
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En attendant ses filles, Monika déplace un gros sac de voyage à roulettes bourré de costumes. Elles arrivent une à une la bouche rouge et le sourire aux lèvres : Lisette, Antoinette, Anna, Élise, des accros du cancan qui viennent apprendre la technique de cette danse aussi friponne qu’acrobatique auprès de Monika. Élise, ingénieure et mère de deux enfants, n’hésite pas à faire une heure de transport, entre Sèvres et Nanterre, pour sa séance hebdomadaire.
Jupons, frous-frous, oui, mais une discipline de fer !
Une fois dans la salle de répète, la conversation tourne vite aux chiffons : “Qui n’a pas sa culotte ? Et où est ta jarretière ? Mes résilles sont filées.” L’habillage fait partie intégrante de la session, c’est un vrai plaisir pour les filles de se glisser dans les jupes à frous-frous tricolores des Années folles. Ces fameuses jupes que l’on retrouve sur les toiles de Toulouse-Lautrec, qui a immortalisé Louise Weber (dite La Goulue) et autres danseuses excentriques du XIXe siècle. Aujourd’hui ces tenues sont pour ainsi dire introuvables dans le commerce, Monika les fait faire par un tailleur pour chaque fille. “J’ai toujours été fan de la Belle Époque, les habits, l’ambiance canaille… Pour moi, ça fait partie intégrante de la culture parisienne”, commente Marlène, 31 ans, qui a découvert les cours de cancan depuis peu et vit à fond sa passion rétro.
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Une fois nippées, maquillées, “chignonnées”, les filles rejoignent la barre pour une série d’assouplissements ultraphysiques. Il y a les fameux battements exécutés à une cadence militaire, qui sont la base même du cancan, le lancer de jambe, le grand écart. Plus la leçon avance, plus le jargon devient pointu et plus le corps est sollicité. Du haut de son 1,67 mètre, Monika mène la danse et dicte le nom des figures : le port d’arme, la mitraillette – pour les plus guerrières –, l’écart éclaté (grand écart qu’on exécute après un saut de cabri aérien), le saute-mouton, la roue et la cathédrale, figure mythique où deux filles forment un toit avec leurs jambes tendues face à face.
Le tout doit être exécuté avec le sourire, bien sûr, et aussi quelques glapissements suraigus glissés aux entrées et sorties de scène ! Et pour finir la performance, un bon “coup de cul” : figure qui consiste à relever son jupon et montrer son postérieur culotté de frous-frous. Bref, tout y est, la prestation physique et le charme déluré. On ne peut s’empêcher de s’imaginer les bals du XIXe siècle où tout le monde venait s’encanailler et applaudir au cancan, et tout à coup, le XXIe siècle avec ses bimbos et son twerk nous paraît bien maussade…
Un doux parfum de scandale
Car le cancan, avec son passif sulfureux, est aussi un vrai symbole de liberté et de féminité. Avant son arrivée dans les bals parisiens, hommes et femmes dansaient le quadrille, une danse de couple ultracodifiée qui ne laissait aucune place à l’improvisation. Jusqu’à ce que quelques fortes têtes viennent chahuter la choré et que des dames audacieuses se mettent à cabrioler et montrer leurs cuisses. Là, bien sûr, la bonne société a crié au scandale et le “chahut-cancan” a même été censuré, mais cela n’a pas empêché des danseuses téméraires comme Céleste Mogador de devenir des stars et le cancan de rentrer dans les mœurs.
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C’est exactement ce côté canaille qui a séduit Ana, une Polonaise de 22 ans. Arrivée à Paris il y a peu pour apprendre le français, elle s’ennuyait à faire des pointes et des arabesques dans les beaux quartiers quand elle a découvert les cours de Monika.
“Quand j’ai découvert les cours de cancan, je me suis dit que c’était pour moi. Je voulais découvrir la culture française, danser, m’amuser et… montrer mes cuisses, aussi”, dit-elle en riant.
Antoinette, elle, est une vraie pro de la loulouterie. Chanteuse, danseuse burlesque et effeuilleuse, fan de la tradition française dans ses déclinaisons les plus rétro, c’est tout naturellement que le cancan est venu à elle.
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“Je fais du classique, de la barre au sol, du burlesque. Mais c’est ici que je m’amuse le plus, commente-t-elle. Monika est géniale, on rigole beaucoup avec elle.”
Les nombreuses vies de Monika Knap
Danseuse, chorégraphe, meneuse de revue, Monika a tout fait et connaît le métier comme personne. Voilà maintenant dix ans qu’elle enseigne le cancan et les danses russes, les deux passions qui l’animent depuis toute petite.
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“Petite déjà, je sautais partout. C’est comme ça que malgré ma petite taille, on m’a engagée dans une troupe dès mes 20 ans. À l’époque, c’était relativement mal vu, mais j’étais véritablement obsédée par la danse alors mes parents ont cédé. Quand j’ai commencé le cancan, ça s’apprenait à l’instinct, rien n’était normé, codifié. J’ai appris en faisant, et en côtoyant des grands du genre comme Roger Stefani et sa danseuse Minka, qui tenaient une revue à l’Alcazar dans les années 1960. Les gens s’amusaient beaucoup à l’époque. Au fur et à mesure des années, l’ambiance s’est dégradée. Dans les années 1990, c’était carrément morbide. C’était les débuts du hip-hop et de la danse urbaine, plus personne ne voulait entendre parler de cancan, tout le monde trouvait ça ringard !”
Ringard, vous avez dit ringard ?
si le cancan est un fleuron de la culture populaire française, il est complètement sous-représenté dans l’hexagone, à part au Moulin-Rouge et au Lido qui monopolisent le style sans vraiment le faire évoluer.
“Au Moulin-Rouge, le cancan représente cinq minutes du show seulement, et c’est la même chorégraphie depuis des années. Et puis, dans ces grandes maisons, les critères physiques sont drastiques, les filles sont toutes identiques. Il y a beaucoup de compétition, cela perd du côté libre et coquin qui fait le charme de cet art. C’est dommage”, soupire Monika.
Loin du culte de la performance, les cours de Monika se déroulent dans la joie et la bonne humeur malgré l’exigence des chorégraphies. En bonne pédagogue, Monika a le chic pour déceler une qualité physique à chacune des filles de manière à les mettre en valeur à tour de rôle.
“Ce n’est pas évident pour tout le monde de lever sa jambe jusqu’à l’oreille, dit elle en riant, mais je trouve toujours le point fort de chaque morphologie et chaque fille a son solo dans mes chorégraphies.”
Au final, les chorés sont très courtes parce que très très intenses. Même du temps d’Offenbach, le compositeur de référence des amateurs de cancan (Orphée aux enfers, La Vie parisienne, etc.), les fameux “galops d’enfer” ne duraient que 8 à 9 minutes. Néanmoins, à la différence du cross fit et autres entraînements de haute intensité en vogue en ce moment, le cancan vous offre un style d’enfer.
Allez les filles, lâchez vos leggings, l’heure est au “cardio jupon” !