Mélange homogène entre soul, blues, country et accent rock à la Black Keys, le son de Theo Lawrence & The Hearts s’émancipe de tout repère temporel et géographique. Impossible d’affirmer que la musique vient d’ici ou d’ailleurs, date d’aujourd’hui ou d’hier. Et qu’importe, car avec Homemade Lemonade, le quintette français signe un premier album intemporel.
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Venu nous présenter le projet en question, le garçon à la tête du groupe, qui nous attend dans le patio, ne laisse rien entrevoir de ses 22 ans. Autodidacte passionné et travailleur acharné à la voix soul d’un Paolo Nutini, Theo Lawrence a l’insatiabilité, le perfectionnisme et le talent d’un Dolan en bandoulière.
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Mais derrière son assurance, le jeune homme aux origines canadiennes a la méfiance d’un loup solitaire qui ne se prête au jeu de la meute que pour partager cette passion dévorante. “Tout mon temps libre est consacré à la musique, j’en fais dès que je le peux physiquement”, avoue le parolier, chanteur et guitariste.
Au sein d’une industrie quasiment uniformisée, le diamant brut originaire de la banlieue sud parisienne porte haut l’étendard – presque trop rare – de la sincérité. Avec leur premier opus, les membres de Theo Lawrence & The Hearts nous promettent une épopée sauvage sur la route de l’héritage inestimable d’une musique injustement relayée au passé.
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Konbini | Ton “déclic” musical, c’était quand ?
Theo Lawrence | Au concert de fin d’année de mon école primaire, quand j’avais dix ans. C’est assez inexplicable, mais en regardant les groupes sur scène, j’ai su que c’était ce que je devais faire. À partir de là, je n’étais plus que physiquement à l’école : mentalement, j’étais dans la musique. J’ai monté mon premier groupe, The Butter Cookies. Je trouvais ce nom génial ! [Rires.] Puis j’ai commencé à jouer quotidiennement.
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De cette époque, tu as conservé la même assiduité ?
Oui ! Je compose environ un morceau par semaine. Ça peut paraître scolaire, mais il ne faut pas oublier que la musique reste un métier et que ce n’est pas toujours agréable. On ne peut pas tous attendre vainement l’inspiration ! Il faut savoir la forcer. Ce qui implique parfois de s’asseoir avec du papier et un stylo, et d’extirper la chanson de sa tête.
L’aventure Theo Lawrence & The Hearts, ça a démarré comment ?
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J’ai rencontré Olivier [Viscat, bassiste, ndlr] lors d’un concert que je donnais avec mon ancien groupe du lycée. Ensemble, on s’est mis à la recherche d’autres musiciens, principalement au sein de la scène musicale parisienne. Il y a eu plusieurs changements de casting depuis [le guitariste Louis-Marin Renaud a rejoint la nouvelle formation de Her, ndlr], mais le groupe s’est officiellement formé en 2015 [il comprend aussi désormais Thibault Ripault à la guitare, Thibault L. Rooster à la batterie et Nevil Bernard à l’orgue et aux claviers, ndlr].
Je retiens surtout que j’ai eu la chance d’avoir été soutenu. Mes parents m’ont toujours poussé, même quand j’étais objectivement mauvais, tandis que beaucoup d’artistes excellents – que nous ne connaîtrons probablement jamais – ont eux été forcés à la raison et ont dû abandonner.
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J’imagine que, même si vous vous retrouvez sur la musique que vous faites, vous avez tous les cinq des univers musicaux différents. Comment décrirais-tu le tien ?
Comme une schizophrénie musicale. Je suis passé par énormément de phases, qui changeaient radicalement d’une année à l’autre. En 6e, j’écoutais du punk : les Ramones, les Sex Pistols, MC5… Puis je suis passé au rock psychédélique des années 1960, avec Jefferson Airplane, Grateful Dead ou Jimi Hendrix. Mais même si certains albums, comme ceux des Stoogies ou des Velvet Underground, passent le test du temps, je me lassais perpétuellement.
Vers 14 ans, j’ai commencé à m’intéresser à ce qui influençait les artistes que j’aimais. Et c’est là que j’ai découvert la musique du Sud des États-Unis, la soul de Memphis en particulier [traditionnellement opposée à la soul de Chicago ou de Detroit, ndlr]. Ça a été un vrai coup de cœur.
“Aujourd’hui, on se contente d’erzatz de la soul”
Qu’as-tu trouvé dans ce genre musical qui te manquait dans les autres ?
La pureté. Dans le gospel, la soul ou le blues, on est loin de la médiatisation, des codes de beauté et du formatage actuels. C’est physique, brut, plein d’imperfections… Ça rend le tout tellement plus sincère et touchant ! La perte de contrôle n’y est pas diabolisée, au contraire : si la voix déraille, ça prouve juste que l’artiste, le messager, s’est laissé emporter par la musique qui le traverse.
C’est pour ça que j’ai arrêté les cours de chant d’ailleurs : plus on m’apprenait des choses, plus on s’éloignait de l’émotion et moins ça ressemblait à ce que j’aimais. Après, on ne renie pas les autres genres musicaux ! Au contraire, on adore les mélanger ! Et au fond, ils partent presque tous du gospel, de la ferveur de la musique religieuse… C’est une filiation indéniable.
Quelles sont les influences majeures de ce premier album ?
Pendant l’enregistrement, on s’est beaucoup laissé bercer par les grandes voix de la Southern soul : la désormais très regrettée Aretha Franklin, Etta James, Irma Thomas… Les productions issues du studio Fame ou du label Stax Records (Wilson Pickett, Otis Redding). J’ai même vu Al Green célébrer une messe à Memphis. C’était incroyable.
Ça me fait surtout réaliser qu’aujourd’hui, malheureusement, on se contente d’ersatz de la soul… On colle cette étiquette dès qu’on a trois vibes et deux accords d’orgue, mais c’est très superficiel, voire creux. Et c’est dommage, parce qu’on passe à côté de toute la profondeur d’un style extrêmement riche, issu du blues et du gospel et influencé par la country.
À ce propos, ce n’est pas trop difficile d’inscrire la soul dans l’industrie musicale contemporaine ?
Disons que la tendance n’est pas à ce que l’on fait. Ce qui est un peu frustrant, parce que quand tu crois en ta musique, tu as envie que les gens la comprennent… Après, on n’en veut à personne ! On fait ce qui nous plaît sans considération de l’avis des autres, ce qui fait qu’on n’aborde pas forcément les sujets de notre époque. Mais écrire sur Instagram… Non merci [rires].
Dans l’industrie actuelle, ce qui plaît est souvent très vulgaire ou très dur. On cherche désespérément à choquer. On a l’impression que c’est une révolution alors que nous ne sommes que de pâles copies de nos aînés ! Les groupes des années 1960-1970 étaient beaucoup plus fous !
“La différence, c’est que tout est interdit aujourd’hui. Ce qui pousse les gens dans des extrêmes souvent pathétiques et vains : on fait des chansons sexuelles juste pour l’idée d’être sexuel, même si ça n’apporte rien…”
Après je n’ai rien contre la vulgarité ! J’adore ce clip de CupcakKe où elle lèche des gods par exemple [“CPR”, ndlr], mais parce qu’on sent que c’est une démarche sincère et c’est génial ! Vulgaire ou pas vulgaire, là n’est pas la question au final. C’est juste que je ne m’identifie pas à l’industrie actuelle. Et j’espère que notre musique parle aux gens comme moi, un peu perdus là-dedans.
Vous avez quand même des “héros d’aujourd’hui” ?
Bien sûr ! Les membres de Top Dawg Entertainment par exemple [label indépendant de hip-hop américain qui compte notamment Kendrick Lamar, ndlr] ou Ty Segall, qui défie toutes les règles du business [multi-instrumentiste, il enregistre la grande majorité de ses albums seul, ndlr].
En général, je différencie deux types d’artistes : ceux guidés par la gloire, et ceux guidés par la passion. Personnellement, je suis admiratif des groupes dont l’essence unique est la musique. Ça leur permet de gérer leurs choix artistiques indépendamment, loin de l’influence des labels qui veulent suivre la tendance. Ils restent les protagonistes de leur film et c’est inspirant pour nous, parce qu’au final, ceux qui sont dans l’industrie pour les bonnes raisons y restent.
“L’imperméabilité à la haine est vraiment hallucinante”
En tant que parolier du groupe, quelles sont les thématiques qui t’inspirent quand tu écris ?
J’exploite pas mal le thème de l’asociabilité, voire de l’agoraphobie. J’aime visiblement qu’on me laisse tranquille [rires]. C’est sûrement lié au sentiment constant d’être à la mauvaise fête, d’être “chez moi sans l’être”.
Comment tu l’expliques ?
Disons que je ne suis pas chez moi socialement parlant. Je n’ai pas envie de m’intégrer à la société actuelle, parce que les gens y disent n’importe quoi… Et il y a une imperméabilité à la haine vraiment hallucinante ! Les commentaires misogynes, racistes ou homophobes sont tellement ancrés qu’on n’y fait plus attention. Aujourd’hui, pour choquer, il faut vraiment y aller !
Personnellement, j’ai l’impression d’avoir moins de tolérance que la normale pour ce genre de paroles inconscientes… Je n’arrive pas à faire semblant et à m’accommoder : quelqu’un peut sortir de ma vie pour ça. Parce que je veux bien faire l’effort d’expliquer si c’est anodin ou une idée préconçue, mais on ne peut pas éduquer les gens en permanence !
D’autant plus que, dès que tu t’offusques, tu es immédiatement taxé de “politiquement correct”. Mais ce sont eux qui sont incorrects, en fait ! Et en plus de ça, ils discréditent un élan, un combat même, extrêmement important. On comprend pourquoi j’ai envie de rester chez moi et ne pas me gâcher la journée, non ? [Rires.] En studio, je n’entends rien et je me porte très bien.
Tu ne te vois pas dénoncer tout ça dans vos chansons ?
Ce sont des choses que je n’ai pas encore osé dire ouvertement, parce qu’on ne veut pas forcément devenir un “groupe social”, politiquement engagé. Certains le font hyper naturellement et je respecte ça. Mais pour l’instant, je préfère chanter ce qui me rend heureux. Peut-être qu’un jour je vais craquer et tout défoncer, qui sait ? [Rires.]
Je n’ai surtout pas envie de parler à la place des opprimés. Je n’aurais aucune crédibilité en tant que mec, blanc et hétéro. Je préfère laisser les personnes concernées raconter leur histoire.
Homemade Lemonade, le premier album de Theo Lawrence & The Hearts, est disponible depuis le 9 mars 2018. Le groupe sera présent au festival Rock en Seine le samedi 25 août (Grande Scène, 15 h 30) et se produira au Trianon le 27 novembre prochain.