Entre angoisse existentielle et personal branding, pourquoi poste-t-on (encore) des photo dumps sur Instagram ?

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Mahaut Delobelle/Konbini

Parce que ça vous amuse de voir le temps qui passe et d’être jugé·e·s ? On vous a demandé et on a essayé de comprendre.

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Quand on scrolle sur Instagram, il reste assez rare, aujourd’hui, de ne pas tomber sur un florissant photo dump. Alors que les stories ont largement remplacé la fonction du feed, nous raffolons pourtant des photo dumps, ces carrousels nés en 2021 après l’ennui paralysant du confinement et qui regroupent, de manière faussement aléatoire, des images de notre quotidien sans fard.

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Un peu comme le Finsta, le photo dump répond à des règles assez simples : il s’agit de jeter (“to dump”), de se décharger de ces photos qui pourraient finir à la poubelle (“dump”). Ces carrousels d’un autre genre ne sont pas censés être thématiques mais chaotiques, vos images ne doivent pas forcément avoir de rapport les unes avec les autres et doivent idéalement s’inscrire dans des temporalités différentes. Donc, non, votre carrousel sur votre récent voyage à New York ne constitue pas un photo dump : celui-ci serait plus assimilable au bon vieil album photo Facebook de 2008, dans lequel vous jetiez toutes les photos claquées de votre nouvel an 2009, ou de ce voyage en Inde avec votre mère.

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Petit plus dans la méthodologie du photo dump : il ne faut évidemment pas oublier d’écrire sa légende en minuscules, pour bien montrer qu’on n’en a vraiment rien à foutre. Autrement, l’illusion serait imparfaite. Comme le dit si bien notre journaliste tech et nihilisme Pierre Bazin : Le photo dump n’existe pas. Dans les années 2000, on mettait un maximum de gel dans les cheveux pour avoir l’air décoiffé. Le dump, c’est la version Instagram : beaucoup d’efforts pour faire croire qu’on n’en fait pas. Vous savez ce que sont les vrais dumps ? C’est les boomers qui postent des photos floues sur Facebook sans faire exprès, qui balancent des stories Insta en s’asseyant sur leurs téléphones. Ça, c’est l’essence du dump, l’essence de l’effortless.”

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Instagram exploite avec allégresse l’avènement (ou la résurgence) du photo dump, puisque les stars s’y sont mises, en atteste ce carrousel pseudo-insouciant de postrupture chaotique publié par Jennifer Lopez à la rentrée. Depuis peu, le réseau social commence à ajouter des changements esthético-pratiques, comme le fait de voir un aperçu flou de la photo suivante, et à récompenser les gentil·le·s qui postent des carrousels avec un meilleur engagement (3,1 fois supérieures aux publications classiques). Meta a également levé la limite des dix photos par carrousel, passée à vingt. Ça nous a fait le même effet que pour un scooter fraîchement débridé : on s’est senti·e·s comme les rois du pétrole.

Pourquoi adorons-nous poster des photo dumps ? Pourquoi en postons-nous plus que jamais ? Pourquoi est-ce divertissant de swiper vingt photos du quotidien banal d’un inconnu ? Pour sonder les raisons profondes de ces manies et angoisses qui hantent nos feeds, nous avons interrogé un échantillon assez large de photo dumpers. Retour sur une tendance bien établie, qui en dit bien plus sur nos angoisses que sur nos esthétiques.

Du beau ou du fail pour ne pas flooder

La plupart de nos photo bumpers ont commencé en “copiant les autres” et se sont pris·es au jeu. C’est le cas de Lucie, 34 ans, qui avait “peur de flooder et en même temps”, qui avait “envie de poster plusieurs photos” dans son feed. Le photo dump lui semblait être la solution parfaite : il est un remède efficace contre les flux incessants d’images. Pour Simon, 25 ans, qui n’aime pas beaucoup poster sur les réseaux sociaux, c’est le compromis idéal pour ne pas passer ses journées sur Instagram et moins ressentir la pression de la publication : “J’ai plein de photos qui dorment, un compte Instagram sans posts depuis très longtemps et la solution du photo dump permet de rattraper ça sans avoir à poster plein de fois.”

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© Mahaut Delobelle/Konbini

Toutefois, pour quiconque en douterait encore, le photo dump suit souvent une ligne éditoriale précise : il faut varier les typologies d’images, attendre un événement marquant et “ne pas oublier quelques photos de soi, sinon, il n’y a pas de likes”, complète Lucie, 34 ans. “Il faut toujours commencer son dump par une photo de soi, c’est la règle.” C’est ce que fait aussi Coumbis, 34 ans, qui commence toujours ses carrousels par une photo d’elle, et poursuit de manière bien organisée avec “un paysage, une photo de nourriture et le truc de toutes les filles cool : une photo sur fond blanc avec une citation un peu bitchy et un peu powerful“.

Pour Biljana, 23 ans, pareil, il s’agit d’exhiber une façade de cool girl, avec des selfies, de l’art et de l’instagramable”. Pour Fran, 25 ans, c’est une manière sympa de “rappeler au monde que ça nous arrive d’être jolies” et de poster “des photos de soi de manière moins cringequ’une image isolée tandis que pour Cheynnes, 29 ans, il s’agit plutôt de montrer “des successions de photos ratées”. “J’aime aussi mettre des photos de moi où je ne suis pas maquillée, où c’est flou et mal cadré. J’aime aller un peu à l’opposé de ce qui est instagramable mais j’ai bien peur que même en faisant ça, je suive en réalité une trend.”

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Les photo dumps racontent sommairement qui nous sommes, figent notre quotidien comme un moodboard et capturent une image de soi curatée à l’instant T. “C’est comme un Google Drive public”, pour Jules, 20 ans, ou “comme un minijournal intime sans mot. Ton photo dump, c’est un peu ta lettre ouverte au monde”, selon Coumbis. Cette lettre ouverte, pour Lise, 28 ans, résonne de manière moins positive que pour Coumbis : “Je poste en faisant comme si je m’en foutais mais ça prend en général bien vingt minutes, donc c’est vraiment du foutage de gueule. Ce que j’aime bien, c’est que ça prend quand même la teinte de mon humeur du moment. Et ma teinte Pantone préférée pour les dumps, je crois que c’est : dépression hivernale.” Chacun·e son style. Le dump est une expression de soi. Quand pour certaines, c’est bad bitch, pour d’autres, c’est déprime style. Tout le monde y trouve son compte.

De la satisfaction à la pression

Pour certain·e·s, il s’agit d’un jeu. Coumbis ressent de la pure satisfaction à curater ses photo dumps : “Je pense qu’on ressent la même satisfaction qu’un rappeur à la sortie du studio : tu as fait le taf. Tu as trouvé la parfaite photo d’intro, la parfaite succession d’images, le nombre de photos idéal pour raconter ton histoire et la caption parfaite“, affirme-t-elle.

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Pour d’autres, c’est un stress en plus. Lucie nous confie que malgré la détente, le photo dump ajoute une pression à son usage d’Instagram : “Je me rends compte que ça me stresse, je me mets la pression pour qu’il soit parfait alors que je pense que les gens n’en ont finalement pas grand-chose à foutre.” Et elle a bien raison, il ne faut pas se faire du mouron pour un photo dump. Même son de cloche pour Biljana : “Le stress vient du fait d’être vue, observée et jugée, plutôt qu’admirée.”

Redwane, 27 ans, de son côté, fustige les apparats qu’implique un tel usage : “On est tous des prouveurs professionnels et ça a pris de plus en plus de place, on veut tous montrer qu’on est bien, qu’on fait des trucs, qu’on vit des trucs, qu’on voit des trucs. Ça permet de faire rager des ex en leur montrant qu’on est super cool, super lookés, ou qu’on tape la discut avec Katy Perry [rires].” Pour Simon aussi, le photo dump a beaucoup à voir avec “l’envie de prouver, de montrer qu’on fait plein de choses, qu’on vit” : “Ce n’est pas totalement malsain mais ça résume bien certains de nos usages des réseaux sociaux.” S’il n’en poste pas beaucoup, il apprécie toutefois admirer ceux des autres, “car ça permet de comprendre un peu plus qui ils sont” : “C’est assez satisfaisant visuellement, les couleurs, les styles, les ambiances se mélangent et forment une petite pièce artistique intéressante dans le feed.”

De la marchandisation à l’angoisse du temps qui passe

L’usage du photo dump est davantage l’apanage les Millennials et c’est là où le bât blesse. Le photo dump nous met chaque jour face à un funeste constat. Nous sommes devenu·e·s les boomers de la Gen Z. Ils et elles préfèrent se contenter de stories ou n’ont pas de compte Instagram du tout. Nous, nouveaux boomers, ne suivons plus que des adulescent·e·s vieillissant·e·s et à 30 ans, nous trouvons encore une certaine satisfaction à curater une galerie de soi, alors qu’on devrait peut-être s’occuper ailleurs. C’est bien triste.

Le photo dump semble nous ramener aux origines d’Instagram et des réseaux sociaux des années 2010, quand il s’agissait encore de (sur)partager, et non plus de simplement “être” et “sembler être”. Aujourd’hui, il s’insère dans une logique moins innocente qu’aux débuts d’Instagram, devenu le temple de la sponsorisation, du branding, de l’influence, du gavage d’algorithmes et de l’incitation à nourrir la bête.

© Mahaut Delobelle/Konbini

Biljana fait un lien très intéressant avec l’Instagram du passé et la cannibalisation du discours des marques : “Notre quotidien devient la campagne publicitaire, l’individu, le produit. Avec l’application du vocabulaire de marque à des individus utilisateurs des réseaux (le rebrand, les eras…), le photo dump participe à nous essentialiser en une esthétique qu’on peut marketer. Réunissant des photos esthétiques, curatées tout en ayant faussement l’air spontanées, on se crée une identité visuelle qui contraste avec les posts de l’Instagram de 2012, réellement improvisés, publiés sur le moment. La spontanéité affichée du photo dump n’est finalement qu’une façade.”

Ce que le photo dump dit de nous, de nos usages, de notre société ? Lise a sa petite idée : “Ça montre qu’on est encore plus zinzin·e·s qu’avant. C’est le fameux ‘je n’ai pas le temps, je fais trop de trucs’ qui fait un featuring avec ‘je suis trop cool pour faire attention à ce que je poste’, alors que la personne en train de faire son dump est généralement en crise d’angoisse, prise dans un étau qui ressemble bizarrement à un mélange de LinkedIn et Bumble.” Thomas, 28 ans, partage la même réflexion : Pour moi, le photo dump, c’est juste une façon de montrer exactement les mêmes choses qu’on montrait en 2016 mais avec une petite énergie condescendante de ‘je suis trop busy pour passer du temps à poster tous les jours alors je fais un dump pour gagner 3 minutes (que je passerais sur TikTok à la place)’.”

Malgré ces faux-semblants, certain·e·s s’échinent à en faire des saisonniers, d’autres des mensuels ou ponctuels. La publication d’une image isolée dans son feed est devenue has been, voire honteuse : “J’ai l’impression de me dénuder quand je poste dans mon feed”, nous dit Lise. Jules nous explique que le photo dumping permet de se souvenir des moments passés avec nos amis, l’état d’esprit dans lequel on est et voir comment on évolue” : “J’aime bien l’idée que c’est un checkpoint de ma vie. Une photo de groupe, c’est tellement significatif de l’évolution collective. Si tu gardes le même entourage, tu vois tout le monde changer au fil du temps et c’est trop, trop satisfaisant à voir.”

Parfois, l’action de ne pas poster découle d’une angoisse de voir un instant figé, qui nous définit trop peut-être et nous enferme dans un temps qu’on aimerait voir rapidement glisser. Rayene, 29 ans, s’est mise au photo dumping après avoir disparu de son feed pendant deux ans, mais l’idée de poster l’angoisse encore : “J’ai traversé des périodes de dépression qui m’ont bloquée sur l’action de faire des publications qui restent.” Plus largement, le photo dump nous interroge sur ce qui fait événement, déroule le bilan de ce qu’il y a à retenir de cette vie qui passe et qui nous effraie tant elle va vite, fige en images notre recherche du temps perdu.