En photographiant les effets personnels de sa défunte mère, Russell Hart signe un projet bouleversant sur la démence, le deuil et la perte de soi

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Russell Hart

"Mon espoir est que ce projet résonne en quiconque ayant déjà affronté le déclin d’un parent et expérimenté cette lutte qui revisite et réinvente le sens de la famille."

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Du noir. Du blanc. Et des objets, rien que des objets, des piles d’objets. C’est souvent cette image qu’il nous reste en tête quand on traverse un deuil, qu’on l’éprouve, qu’on l’endure. Que reste-t-il d’un être cher qui trépasse ? Des souvenirs, quelques traces fragmentées, éphémères et intangibles, mais surtout des objets. C’est de cette manière que Russell Hart a expérimenté le deuil de sa mère, emportée par une démence longue d’une décennie. L’auteur a immortalisé tout, “tel qu’elle l’a laissé”, de ses quarante années de vie et ses dix années de démence, avant que le déclin ne l’emporte. 

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Il livre ainsi une “étude intime, à travers les objets et leur place, sur un parent vieillissant”, résume sa maison d’édition allemande. “Parfois, j’envie mes amis baby-boomers d’avoir perdu leurs parents rapidement. Les miens ont quitté cette vie en mille morceaux. Il a fallu deux années douloureuses à mon père pour mourir d’un cancer et, peu après, sans son mari pour la regretter, ma mère a commencé sa longue descente dans une profonde démence. Plus de dix ans plus tard, alors qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre seule, j’ai eu l’idée de vider le bric-à-brac de sa maison au style anglais et victorien. […] La vie de ma mère, au sens émotionnel, et le royaume sur lequel elle a régné avec succès, ont terminé l’année où mon père est mort”, raconte l’auteur.

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Le réfrigérateur avant que je ne le décongèle. (© Russell Hart)

Une existence matérielle et une identité altérée

Dans son ouvrage As I Found It. My Mother’s House, publié aux excellentes éditions Kehrer Verlag, le photographe et professeur états-unien donne à voir un “essai visuel” autour d’une double disparition, celle de l’effacement progressif de la mémoire et de l’identité de sa mère, de son vivant, et celle de son absence physique, après sa mort. Son existence spectrale se ressent dans chacune de ces photos, dans chaque pièce de sa maison, dans chaque tiroir qu’elle a rempli à ras bord, dans chaque objet qu’elle a accumulé.

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Son matériel de couture, ses notes adhésives pour se souvenir “de ne pas jeter”, sa chambre vide, ses cadavres de cigarettes délaissés sur son bureau, ses piles débordantes de feuilles de papier, “ses dernières factures, ses cartes de vœux”, ses clés non identifiées, son réfrigérateur gelé, les jouets de ses enfants qu’elle a conservés, les cravates de son mari qu’elle a pendues à une poutre du grenier, le mur qui porte l’empreinte du lit médicalisé sur lequel son mari est décédé, la dernière note tremblante qu’elle s’est écrite à elle-même sur le comptoir de la cuisine, la bouteille de whisky que son mari n’a pas pu boire avant de mourir et dans laquelle elle a glissé un mot à son fils : “Bois ça pour moi, avec moi”… Ces objets reconstituent l’identité altérée de sa mère au travers de ses manies de rangement logiques, ses rituels domestiques et sentimentaux, ses habitudes alimentaires et obsessionnelles, et ce qu’elle faisait de tout ce temps. “Elle était obsessionnelle et compulsive, et c’est un comportement que l’Alzheimer a corrigé”, se remémore Russell Hart dans la préface de son livre.

“Mon premier réflexe a été de photographier les intérieurs qui m’étaient si familiers, alors que je les vidais de leur vie. […] J’ai aussi commencé à photographier ces arrangements, à la lumière d’une lucarne de grenier, grâce à une technique minutieuse qui conservait tous leurs détails et leur tonalité. […] Ces sujets, essentiellement des natures mortes, ont pris le dessus sur mon projet. […] Cette tâche était la chose la plus solitaire et la plus difficile émotionnellement que je n’ai jamais faite, et elle a été rendue doublement difficile par les visites quotidiennes au centre de ‘soins de la mémoire’ de ma mère, où j’observais que sa personnalité et sa force disparaissaient.

En pensant que ça pourrait atténuer mon chagrin et ma solitude, j’ai commencé à prendre des photos pendant que je travaillais, pas pour l’amour de la mémoire. Je ne pense pas que mes parents aient eu la moindre idée de la magnitude du travail qu’ils m’avaient laissé, et je n’avais aucun moyen pour expliquer à ma mère, dans son état d’affaiblissement, ce que je faisais ou lui demander la permission de le faire. Si elle avait compris que je reconstituais son histoire de vie pièce par pièce, déconstruisant les années de travail qu’elle avait investies pour la préserver entière, elle aurait été affligée. Je pense qu’elle aurait été encore plus malheureuse si elle avait su que je faisais les photographies de ce livre, parce qu’elle a toujours été une personne privée.”

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Si son projet est éminemment personnel, Russell Hart souhaite qu’il “résonne en quiconque ayant déjà affronté le déclin d’un parent et expérimenté cette lutte qui revisite et réinvente le sens de la famille”.

Fermetures à glissière sauvées. (© Russell Hart)
Le bureau de ma mère, comme elle l’a laissé. (© Russell Hart)

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La couverture du livre As I Found It. My Mother’s House, de Russell Hart, publié aux éditions Kehrer Verlag.

As I Found It. My Mother’s House, de Russell Hart, est publié aux éditions Kehrer Verlag.