Novembre 2006. Alexandre Cazac accompagne sa femme, pianiste de profession, à un récital de Francesco Tristano, alors jeune concertiste fraîchement diplômé de la prestigieuse Juilliard School de New York. En plein milieu du concert, le jeune pianiste entame une reprise audacieuse du “Strings of Life” de Derrick May, véritable classique de la techno de Détroit. Ancien DJ et amateur averti de musiques électroniques, Alexandre Cazac n’en croit pas ses oreilles.
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En poste chez Pias, Alexandre Cazac entrevoit enfin l’opportunité d’entamer une aventure musicale plus personnelle. Aux côtés de Yannick Matray et Sébastien Devaud (alias Agoria), il crée InFiné Music et sort un premier disque avec cette pièce de piano solo de Francesco Tristano. Musique électronique ou classique contemporain ? Musique populaire ou musique savante ? Ce sont ces frontières ténues qu’InFiné n’aura de cesse de tutoyer pendant plus de dix ans.
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Dance expérimentale sauce Terry Riley avec Arandel, poèmes électroniques avec Rone, tubes minimal techno avec Oxia, pop savante avec le trio Aufgang et plus récemment, adaptations de Philip Glass au piano avec Bruce Brubaker ou encore bass music mutante avec la tunisienne Deena Abdelwahed. Riche d’une quarantaine d’albums et d’une centaine de singles (!), le catalogue d’InFiné Music est d’une richesse saisissante. Et quelle plus belle introduction que la compilation InFiné10 : Tomorrow Sounds Better With You, rétrospective concoctée par les anciens stagiaires du label, pour découvrir (et redécouvrir) ce label emblématique du paysage électronique français.
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Konbini | Quelle est la genèse d’InFiné ? Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Alexandre Cazac | Une rencontre humaine d’abord, il y a 12 ou 13 ans. Yannick était lyonnais comme Sébastien Devaud [alias Agoria, ndlr] et moi j’avais signé le morceau “La Onzième marche” de ce dernier chez Pias, avant de poursuivre la collaboration avec lui en tant que manager.
J’ai commencé à travailler dans la musique au début des années 1990 et le désir de faire des choses différentes a très vite été mon moteur. Après avoir accumulé de nombreuses expériences, notamment en travaillant pour des labels indépendants anglais ou allemands, l’envie de développer une structure qui puisse les égaler et proposer des choses qui me semblaient inédites s’est imposée.
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Yannick Matray | Après avoir côtoyé Agoria du collège au lycée, nous nous sommes perdus de vue pendant plusieurs années, avant de nous retrouver quand j’étais administrateur du Fair (Fonds d’action d’initiative rock). Agoria fut le premier lauréat estampillé “musiques électroniques”. Instantanément, nos retrouvailles ont créé un lien qui allait au-delà de la musique. Pendant des années, nous avons échangé sur nos envies communes de défendre des musiques qui sortiraient des sentiers battus.
Il me parlait souvent d’Alexandre, qui lui faisait découvrir des musiques qui avaient influencé les producteurs de techno. J’étais curieux de rencontrer cet Alexandre qui l’avait accompagné dans la sortie de deux albums qui cassaient les codes classiques de la musique dite electro, en proposant des tracks plus pop avec des featurings voix de Sylvie Marks, Ann Saunderson, Tricky, Neneh Cherry, Peter Murphy… La rencontre avec Alex fut donc une évidence.
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Francesco Tristano, pianiste classique formé à la Juilliard School, qui reprend “Strings of Life”, hymne de la techno de Détroit : n’est-ce pas là toute la substance de ce qu’est InFiné, à savoir une plateforme dédiée aux crossovers artistiques et à l’effacement des frontières entre musiques savantes et musiques dansantes ? Quelles étaient vos cultures musicales respectives aux débuts du label ?
Alexandre Cazac | C’est absolument cela ! Disons que nous aimons les artistes qui sortent des sentiers battus, s’affranchissent de la norme. Francesco synthétisait ce désir de liberté, de culture autant que d’innovation. Personnellement j’ai commencé à avoir une écoute “active” de la musique avec la new wave, quand Les Inrocks étaient encore un fanzine. C’est New Order qui m’a fait découvrir Tangerine Dream et Public Enemy. Je me souviens de la première fois que j’ai écouté “Blue Monday” de New Order : j’ai voulu voler le disque pour le réécouter tout de suite. J’ai blanchi le vinyle du Pump Up The Volume de M|A|R|R|S tellement je l’ai écouté.
Yannick Matray | J’ai rencontré Alexandre peu de temps après qu’il a découvert Francesco Tristano Schlimé lors d’un concert. Je reste encore persuadé que son enthousiasme à ce moment-là m’a instantanément convaincu de m’engager dans une aventure artistique qui voulait décloisonner les esthétiques. Je n’attendais que ça. Je me souviens ne pas avoir hésité une seconde. Après The Smiths, mon premier amour, “Blue Monday” fut, comme pour Alexandre, une révélation qui m’a ouvert la voie vers des musiques plus synthétiques. Et j’écoute toujours très souvent Serge Gainsbourg, je ne m’en lasse pas.
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J’ai lu dans un article qu’InFiné était défini comme un label “transgenre”. Acceptez-vous cette définition ? Le site Sourdoreille vous résumait en ces mots : “piano, electro, minimal, techno”. Quels sont les autres termes qui caractérisent InFiné ?
Alexandre Cazac | J’aime bien “transgenre”… Disons que c’est notre sens de la diversité qui nous distingue, peut-être parfois cette once de côté subversif qui nous fait résister aux trop légers “airs du temps”. Bien entendu, nous avons démarré avec “du piano et de l’électro”, mais je pense qu’avant tout nous avons su préserver le luxe de suivre nos artistes et d’en accueillir des nouveaux, quels qu’ils soient. Plus qu’un genre ou un instrument, le fil conducteur reste fidèle à notre premier “motto” : musique facile pour auditeurs exigeants [le slogan original du label est “Easy music for the hard to please”, ndlr].
Yannick Matray | Pour accompagner le discours d’Alexandre, je dirais même une once de liberté et d’exigence !
Une Autrichienne, un Libanais, un Italien, des Français et désormais une Tunisienne : le vivier d’InFiné a toujours été très cosmopolite. Comment l’expliquez-vous ? Êtes-vous attentifs aux scènes émergentes dans les pays du Sud ou ailleurs ?
Alexandre Cazac | C’est dans l’ADN de la mission : soyons des artisans, mais soyons mondiaux. Nous sommes nés dans la French Touch, mais j’ai toujours été persuadé que le projet s’enrichirait si nous savions accueillir des artistes de partout. Par la suite, nous devions savoir être internationaux, ce qui reste aujourd’hui une épreuve pour des producteurs français. Effectivement, et plus que jamais, nos oreilles traînent sur les Internets et c’est bien hors d’Occident que viennent les vents du renouveau. Quelque part entre Karachi, Bogota et Beyrouth !
Yannick Matray | Au quotidien, je pense que ce qui nous unit au sein du label sont le désir d’aventure et l’envie d’ouverture. La plupart du temps j’ai le sentiment que nos choix artistiques se font naturellement, presque instinctivement. En tant qu’artisans nous nous engageons corps et âmes, nous nous efforçons d’être à la hauteur de nos artistes.
L’histoire d’InFiné est intéressante parce qu’elle commence il y a dix ans. Le label a connu l’avènement du MP3, puis celui du streaming et enfin la résurgence du vinyle. Comment avez-vous vécu toutes ces évolutions ? Comment le modèle économique a-t-il évolué ? Rone est-il encore aujourd’hui l’artiste qui permet de soutenir le reste des sorties du label ? Quels conseils donneriez-vous à une personne désireuse de lancer son label indépendant aujourd’hui, notamment en matière économique ?
Alexandre Cazac | Pfff, la question… Si nous avions la solution cela se saurait ! Plus sérieusement, on fait comme on peut, on s’accroche comme des forcenés pour poursuivre. C’est un sacerdoce que nous avons l’immense privilège de partager avec quelques personnes qui nous accompagnent dans notre quotidien. Disons qu’il faut aussi une bonne dose de créativité pour constamment se réinventer. Nous sommes des artisans attachés depuis toujours à l’objet et à ses détails. Nous avons toujours essayé de faire des CD et des vinyles aussi beaux que possible, notamment grâce au studio de graphisme Les Éclaireurs, qui nous accompagne depuis le premier maxi. Nous nous réjouissons bien entendu de la nouvelle vie du vinyle, mais sachez que c’est un exercice de très haute volée que d’être capable d’en fabriquer, et plus encore de ne pas perdre d’argent.
Nous avons ouvert notre histoire avec l’ère du digital, qui était un magnifique appel d’air pour ceux qui avaient, comme nous, l’envie de réinventer une façon de faire et de partager de la musique. Nous avons bénéficié de la liberté que le digital offrait notamment pour faire passer des musiques différentes, plus longues, moins normées… mais attention les portes sont en train de se refermer ! Fini de rigoler, les gros reprennent la main. Heureusement, il y aura toujours de nouveaux interstices dans lesquels ils mettront du temps à se glisser.
Oui, Rone est notre soleil, pas forcément celui qui fait le plus grand nombre de streamings ou de ventes en CD, mais celui qui vient de remplir une Philharmonie de 4 000 personnes sans une pub ou un seul article. Et puis c’est aussi celui qui a réouvert la boîte à poésie qui avait été un peu oubliée par un pan de la musique électronique.
Le conseil : être acharné ou ne pas être ! Attention, c’est parfois dangereux pour les gens qui vivent autour.
Yannick Matray | Nous avons en France le privilège d’avoir des institutions telles que l’Adami, le FCM, la SPPF, la SCPP et la Sacem qui soutiennent les producteurs et donc les artistes dans leur démarche créative. C’est une chance unique qu’il faut préserver.
Pourquoi avoir confié la direction artistique de la compilation de vos dix ans à vos anciens stagiaires ? Où sont-ils aujourd’hui ?
Alexandre Cazac | Sans eux nous ne serions pas là ! Je suis ultra fier du fait que presque tous soient toujours dans la musique : certains dans d’autres labels, certains dans le live ou encore d’autres artistes !
Yannick Matray | Parce que sans eux nous ne serions rien, tellement ils nous apportent de l’énergie et l’envie de continuer cette aventure ! C’est notre famille qui nous accompagne et nous fait grandir. On leur doit beaucoup !
Quelques anecdotes, souvenirs marquants ou insolites de l’histoire du label ?
Alexandre Cazac | Bruce Brubaker était le professeur de piano de Francesco Tristano. C’est Carl Craig qui m’a fait découvrir Bernard Szajner. C’est Rone qui nous a présenté Pedro Soler et son fils Gaspar Claus. Arandel n’est pas né sur Terre. Notre plus jeune artiste va faire l’ENA.
Yannick Matray | Nous avons failli signer un extraterrestre du nom de Gordon Shumway !
Quelle est la chose déterminante à propos d’InFiné dont personne ne se doute ?
Alexandre Cazac | Je suis né à Rome, j’ai été DJ et mon beau-père est un grand peintre, mais chut !
Yannick Matray | Mon grand-père était champion de lancer de javelot… Quand j’y pense j’ai envie d’aller planter l’étendard InFiné à l’autre bout du monde.
Qu’est-ce que vous écoutez en ce moment ? Les artistes français sur lesquels vous misez ?
Alexandre Cazac | J’adore la voix d’Alma Forrer, ce matin j’ai découvert le compositeur minimaliste Julius Eastman. Depuis quelques semaines je re-goûte au plaisir du hip-hop rageur avec des Palestiniens. À la maison, on écoute le disque Mozart-Clementi de Vanessa Wagner. What else ? Et sinon j’attends toujours que Voiron fasse une suite à son addictif “Hardchore”. Quand tu veux Valentin !
Yannick Matray | En ce moment j’écoute beaucoup Chet Baker : quelle beauté, quelle émotion dans sa voix. Et je vais prêcher pour notre paroisse en vous parlant du prochain album de Carl Craig, qui est au départ un pari un peu fou (faire interpréter ses tracks par un orchestre) et au final une réussite qui dépasse toutes nos attentes. Le travail de Carl Craig en tant que producteur est proche de l’orfèvrerie.
Le label InFiné célèbre ses dix ans le vendredi 17 et samedi 18 mars à la Gaîté Lyrique.
La compilation InFiné10 : Tomorrow Sounds Better With You est disponible ici et en écoute sur toutes les plateformes de streaming.