Dans les colonnes de Libération, une dizaine de femmes, scénaristes, actrices, techniciennes, dénoncent les conditions de travail sur les tournages des films Joachim Lafosse, le cinéaste belge qui a récemment réalisé L’Économie du couple, Les Intranquilles ou Un silence. Ses collaboratrices décrivent des faits pouvant s’apparenter à du harcèlement moral et sexuel tandis que l’une d’entre elles rapporte une agression sexuelle.
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Durant toute sa carrière, le réalisateur de 49 ans, reconnu, célébré et prolifique, aurait fait “de la tension, la manipulation, la perversion et l’abus la matière première de son cinéma” et ce dès le tournage de son deuxième long-métrage, Ça rend heureux, selon Vania Leturcq, sa première assistante réalisation, alors âgée de 21 ans, qui décrit des “colères”, des dénigrements et des humiliations.
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“Un comportement sans limite et ouvertement sexiste”
Sur son second film, Nue propriété, Valérie Houdart, la première réalisatrice, rapporte des faits d’agression sexuelle — “nous sommes alors les deux derniers à travailler dans les bureaux, Joachim me plaque dans un coin, entre un mur et une porte et m’embrasse” — et physique lorsque le dernier jour de tournage, il actionne une bouteille d’air comprimé dans son oreille, lui provoquant un acouphène pendant deux ans après l’incident. Le réalisateur nie ses accusations.
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Sur Élève libre, son quatrième long-métrage sorti en 2007, Émilie Flamant, scripte de 21 ans, rapporte des pleurs de la part de tous les postes clés et décrit une ambiance “pesante” où le réalisateur “hurlait, humiliait et créait le conflit exprès”. La monteuse Sophie Vercruysse qui a travaillé sur six films de Lafosse résume : “Un film sur deux, ça se passait mal” et décrit un réalisateur qui, sans cesse, “souffle le chaud et le froid”.
Elle et plusieurs collaboratrices décrivent également ambiance sexualisée sur les tournages de ses films, que Lafosse dément. Sophie Vercruysse a une relation sexuelle avec le réalisateur “après des mois d’insistance” avant de se confronter à un silence radio de sa part puis d’apprendre le vécu similaire d’une autre femme ayant collaboré avec lui. “Quand je l’appelle, il me répond qu’il a besoin de séduire toutes les femmes avec qui il travaille.”
Juliette Godot, scénariste sur Les Intranquilles, présenté en Compétition officielle au Festival de Cannes, rapporte une déclaration d’amour de la part de Lafosse, qui n’était pas réciproque. Sa relation avec le réalisateur va alors se dégrader, jusqu’à ce qu’il juge ses idées “indignes d’une scénariste”. Après trois mois d’humiliation, elle se met en retrait du projet. Lou du Pontavice, qui la remplacera, dénonce “un comportement sans limite et ouvertement sexiste”, qu’elle rapportera au producteur du film, Anton Iffland Stettner de Stenola, sans que des suites ne soient données. Huit scénaristes seront en tout crédités au générique des Intranquilles.
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Témoignage d’actrices
Virginie Efira, qui a tourné pour le réalisateur sur Continuer en 2018, a elle aussi accepté de témoigner de ses méthodes et agissement, décrivant “l’un des pires tournages de [sa] vie” et “une équipe qui n’en pouvait plus”. Et de poursuivre : “C’est quelqu’un qui n’a accès qu’à une seule réalité, la sienne, incapable de se remettre en question, et une sorte de moteur viscéral à vouloir faire surgir la déstabilisation chez l’autre, à générer le conflit pour se sentir vivant et probablement pour créer. Il va aller dans l’endroit de la transgression, pour vous mettre dans tous vos états, pour que vous soyez déstabilisée, infériorisée, ou en colère.” L’actrice belge raconte avoir pris une “distance très forte avec lui” sur ce tournage, au point de refuser toute interaction : “Il essayait de me parler, je courais en disant, je ne peux pas te voir, je ne peux plus te voir !”
Louise Chevillotte, qui a remplacé Lisa Debauche sur le tournage d’Un silence, suite à son renvoi par Joachim Lafosse après qu’elle a craqué, “vidée, épuisée, dénigrée”, témoigne quant à elle de “cris” et de “propos tranchants et humiliants”. Après le tournage, elle alertera les producteurs belges du film, Stenola Productions, du comportement du réalisateur. “Ils m’ont envoyé paître en me demandant si j’étais pour une uniformisation des réalisateurs”, rapporte-t-elle. En décembre 2023, un mois avant la sortie du film en salle, elle prévient la production française qui lui assurera, cinq mois plus tard, avoir pris “les mesures et précautions nécessaires”.
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Le seul homme à avoir témoigné contre Lafosse à Libération est Jacques-Henri Bronckart, son ancien producteur. Il dénonce un réalisateur qui a besoin de “foutre le bordel”, raison pour laquelle il a arrêté de collaborer avec lui après la sortie de Continuer, en 2018. Le réalisateur a accepté de répondre à Libération mais indique n’avoir “jamais cherché à heurter ni humilier intentionnellement qui que ce soit”, concédant avoir pu “être sec, stressé et angoissé mais pas humiliant”.
Par cette enquête édifiante, le journal pose une nouvelle pierre à cette urgente et nécessaire auscultation de cette vision du cinéma dépassée et dangereuse, centrée sur la figure d’un réalisateur tout-puissant, qui engendre des rapports de force, de l’emprise et de la maltraitance, aux conséquences graves pour les victimes.