La pratique photographique de Paz Errázuriz est intimement liée à l’histoire du Chili. Dans les années 1960, elle est une jeune institutrice qui touche à son appareil photo pour le plaisir et pour arrondir quelque peu ses fins de mois. Le destin politique de son pays fera passer son hobby au statut de raison de vivre. Tout s’accélère lorsque, le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet prend la tête du coup d’État qui le propulse à la tête d’une dictature militaire longue de seize ans. Parce qu’elle appartient au syndicat de son école, parce qu’on sait qu’elle est “de gauche”, nous explique-t-elle, elle se fait renvoyer avant que sa maison ne soit perquisitionnée par 35 militaires armés.
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C’était “finalement ce qui pouvait m’arriver de mieux”, estime-t-elle a posteriori, puisque c’est à ce moment qu’elle se décide à se “concentrer sur la photographie”. Ce n’est pas parce que la décision est prise que tout devient facile, bien au contraire. Paz Errázuriz a à cœur de rencontrer et célébrer les personnes marginalisées, invisibilisées par la société, bref, toutes celles et tous ceux que le régime dictatorial menace, étouffe, torture.
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Fixer le cours de la vie
Fatalement, ses sujets dérangent, elle ne reçoit aucune subvention et travaille seule, sur le temps long. Elle passe des mois, parfois des années, avec les gens qu’elle photographie, d’une part parce qu’elle n’a pas l’argent nécessaire pour s’y consacrer d’une traite, d’autre part et surtout pour créer des liens et un climat de confiance avec ses modèles. Son premier livre, sorti à la fin de la dictature, est censuré pendant de longues années.
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“Aujourd’hui, il se vend très cher”, rit-elle doucement, attablée à la Maison de l’Amérique latine, où elle expose ses “Histoires inachevées” jusqu’à la fin de l’année. “Les gens me demandent souvent d’expliquer ce titre. C’est très littéral, c’est ce que je ressens à la fin de tous mes projets. Enfin, je dis ‘fin’, mais ce n’est pas tout à fait exact, parce que je pense que rien n’a de fin, que tout est en cours. Mes séries parlent des gens, je vais vers des groupes de personnes et je deviens si liée avec elles que ç’aurait pu durer pour toujours. J’ai toujours le sentiment de leur devoir quelque chose et ça, ça ne se termine pas. Puis on ne vit que des choses ‘en cours’, c’est comme ça.”
Paz Errázuriz prend l’exemple de sa série La Pomme d’Adam (La manzana de Adán), qui lui a pris quatre années de travail, “pendant la dictature militaire”. “La prostitution était illégale. Ces personnes étaient persécutées, je n’aurais jamais eu d’aide pour travailler sur ce sujet. Je faisais tout toute seule parce que personne n’était prêt à m’aider, mais je suis fière de cela. Aujourd’hui, La Pomme d’Adam est une série très importante pour les jeunes.”
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L’artiste devient l’invitée de cette “grande famille” et loge à leurs côtés, dans leurs maisons closes. Elle immortalise ses membres en train de se préparer, posant dans leur chambre ou sortant ensemble, le soir. En filigrane de ces images en noir et blanc, sous les visages fatigués, derrière les volutes de fumée, les rouges à lèvres et les longs ongles, la série raconte la mise à l’écart de ces travailleur·se·s du sexe, les humiliations et violences physiques et psychologiques qui font partie de leur quotidien.
“Tatie Paz”
Au fil des années, Paz Errázuriz poursuit ses rencontres. Elle immortalise le quotidien de circassien·ne·s sur la route, de catcheurs et leur famille, des derniers survivant·e·s de l’ethnie Kawésqar, “l’un des derniers peuples de la Terre de Feu”. Dans les années 1980, elle part à la recherche de ses ami·e·s disparu·e·s à cause du régime dictatorial. Il se raconte que certain·e·s prisonnier·ère·s politiques ont été détenu·e·s dans des hôpitaux psychiatriques.
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Là-bas, elle ne les retrouve pas, mais elle rencontre “une réalité insupportable”, décrit la Maison de l’Amérique latine, où patientes et patients sont abandonné·e·s. Malgré ce “monde de privations et de vexations”, elle remarque les relations amoureuses qui se sont créées entre certaines personnes internées et elle décide d’immortaliser la douceur, l’affection, les fortes émotions qui résistent à l’aliénation.
“Ce n’était pas facile de travailler dans les hôpitaux, j’ai passé beaucoup de temps avant d’oser demander si je pouvais les photographier. Les patients étaient très heureux, ils n’en revenaient pas qu’on vienne les photographier, parce que tout le monde se fichait d’eux. Ils voulaient porter mon trépied, ils m’appelaient ‘Tatie Paz’. Je suis revenue après avoir développé leurs portraits et je les ai de nouveau photographiés en train de se découvrir, c’était un moment incroyable.”
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À bientôt 80 ans, Paz Errázuriz continue la photographie et voit son appareil comme “une clef magique qui [lui] permet d’ouvrir des espaces”. Celle qui a mis du temps à oser se considérer comme “une photographe” dans un milieu majoritairement composé d’hommes où il était difficile de se faire une place est aujourd’hui une figure incontournable de la scène chilienne. Résistante dans l’âme, elle a cofondé l’Association des photographes indépendants (AFI) du Chili au début des années 1980 pour se “protéger de la police”.
En ce mois de septembre, le Chili commémore les cinquante ans du coup d’État. Cette exposition, s’émeut la photographe, “fait partie de ces commémorations”. Entourée de ses photos, elle observe les visages rencontrés depuis des années : “C’est toujours difficile de quitter les gens, c’est comme un abandon. Encore maintenant, je ne sais pas comment réparer cela.” Paz Errázuriz peut se rassurer, avec ses images, le lien créé est indéfectible, l’abandon n’est que physique et la lumière ne s’éteindra jamais sur ces histoires patiemment glanées au fil du temps.
“Histoires inachevées” de Paz Errázuriz est exposé à la Maison de l’Amérique latine jusqu’au 20 décembre 2023.