Des familles riches, chics et leurs liens sacrés documentés pendant des décennies par Tina Barney

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Tina Barney/Kasmin, New York

Durant quarante ans, la photographe états-unienne s’est fascinée pour la société américaine, la famille et l’aristocratie européenne. Son travail est exposé au Jeu de Paume.

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Il s’en passe des choses dans les tableaux photographiques de Tina Barney. Souvent, le cadre déborde, tant le mouvement de ces vies minuscules prend de place. Il est hypnotisant de se retrouver face à une de ses images vivantes, où des détails grouillent, des histoires de familles se racontent, des regards s’accrochent et des gestes se figent. Partout, les intérieurs sont cossus, le mobilier est ostentatoire, les motifs sont chargés.

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Dès les années 1970, la photographe états-unienne s’est lancée dans la documentation des vies de celles et ceux que l’on appelle “l’élite”, qui créent le rêve bourgeois américain et qui composent l’aristocratie européenne. Sans poser de jugement, jamais, elle ausculte les rituels familiaux, ces “liens sacrés” qui se tissent dans le domestique de génération en génération, et raconte dans chaque photo une histoire palpitante.

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Jill and Polly in the Bathroom, 1987. (© Tina Barney/Kasmin, New York)

“La démarche qui consiste pour une communauté à répéter des événements année après année, des rites qui deviennent tradition, semble avoir toujours été le principal centre d’intérêt de tout ce que je photographie”, déclarait-elle au New Yorker en 2011. Durant toute sa carrière, Barney a mis un point d’honneur à s’intéresser à la famille nucléaire, plus qu’à une documentation classiste de la société. Plus que “des” familles, c’est davantage des images d’Épinal de sa propre famille qu’elle recherche inlassablement au fil de ses projets.

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“Sans doute les gens pensent-ils [que je consacre mon travail] à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie. Ces photographies traitent de la famille, de personnes de la même famille qui se côtoient d’ordinaire au sein de leur propre maison. Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit”, défendait Tina Barney auprès de Bomb Magazine, en 1995.

The Reunion, 1999. (© Tina Barney/Kasmin, New York)

Chaque été, de ses débuts aux années 1990, l’artiste photographiait sa propre famille à New York et en Nouvelle-Angleterre. Sa mère et sa sœur sont d’ailleurs les sujets qui reviennent dans ses images, car le projet de Tina Barney est avant tout “intime et testimonial”.

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Ambiance Succession et American Beauty

À Paris, au Jeu de Paume, se déploient 55 tirages grand format, monochromes et en couleur, de différentes séries : des familles majoritairement, mais aussi des commandes de magazines, des portraits de célébrités, et quelques productions personnelles inédites. La visite se fait agréable, tant les images respirent et invitent à une méticuleuse observation.

Au cours de cette visite, vous tomberez sur des familles manifestement fonctionnelles ou dysfonctionnelles, tantôt chaleureuses, tantôt glaciales : une gestuelle que les enfants empruntent à leurs parents, cette tradition de lire le journal en famille le week-end, des réunions solennelles en costumes trois-pièces pour un non-événement, une fête d’anniversaire un peu chaotique où des enfants jouent aux chaises musicales, une servante noire prenant soin d’une petite fille blonde dans un décor opulent…

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The Children’s Party, 1986. (© Tina Barney/Kasmin, New York)

Les modèles sont peu guidé·e·s par la photographe et ses compositions débordent. “Métaphoriquement, c’est peut-être ma façon de dire : ‘Ici, tout semble aller pour le mieux, mais faites attention car tout pourrait s’effondrer’“, analysait la photographe auprès du Smithsonian.

Les photographies de Tina Barney sont témoins du temps : parfois, l’artiste suit une famille sur des décennies et en fige les nouvelles dynamiques et tensions, jusqu’aux petits-enfants. Prenons par exemple cette image du marchand d’art Peter Tatistcheff et de sa fille Marina, prise dans la chambre rose de la petite fille en 1987 puis de nouveau, en 1997. Si les lieux n’ont pas changé, les dynamiques familiales ont été éprouvées par le temps. La petite devenue adolescente fume désormais une cigarette, droite et distante de son père, alors qu’elle jouait, sur la première photo prise alors qu’elle était enfant, dans son lit au côté de son père.

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The Young Men, 1992. (© Tina Barney/Kasmin, New York)

“Je ne choisis pas ces personnes, elles sont ma vie. Ces décors sont ma vie. Ce qui me stimule, c’est la lumière, en premier lieu, puis les textures et les couleurs […] et les motifs. Je crois que l’idée de faire des photographies de grande dimension avait trait à mon amour du détail, au sentiment que le moindre objet compte et a de l’importance”, racontait la photographe lors d’une conférence avec Christopher Lyon au MoMA, en 1990.

Devant les images de Tina Barney, on se prend à imaginer les secrets qui hantent ces familles, et des récits pour chaque personnage. C’est un peu comme regarder Succession ou American Beauty. Est-ce que cette femme tout apprêtée, souriante et bronzée est heureuse auprès de son mari ? Est-ce que cette enfant, habillée de pastel, ne préparerait pas une rébellion ? Il est certain qu’on ne ressort pas indifférent·e d’une exposition consacrée aux photographies de Tina Barney car se plonger dans ces espaces intimes et étrangers nous amène à questionner ses propres “liens sacrés” autophagiques, et peut-être, à déterrer quelques souvenirs.

The Daughters, 2002. (© Tina Barney/Kasmin, New York)
Jill and Mom, 1983. (© Tina Barney/Kasmin, New York)
Musical Chairs, 1990. (© Tina Barney/Kasmin, New York)
Family Commission With Snake (Close Up), 2007. (© Tina Barney/Kasmin, New York)

L’exposition “Family Ties”, de Tina Barney, est à voir au Jeu de Paume (Paris) jusqu’au 19 janvier 2025.

Konbini, partenaire du Jeu de Paume.