Rencontre avec une artiste qui a vécu la révolution de Jasmin de l’intérieur, et qui relativise l’impact de ce mouvement politique et social sur la culture de son pays.
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Avec son premier album, Khonnar, la productrice et DJ tunisienne Deena Abdelwahed prend un nouveau virage musical : celui du live. Elle délaisse l’ambiance club pour une musique plus discursive et libérée de cette mode des sonorités arabes, pour mieux les transformer et les digérer. Rencontre.
Ce nouvel album, Khonnar, est très différent de ton précédent EP, Klabb, qui t’avait fait connaître… Tu cherchais un projet plus taillé pour le live ?
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Oui, à ma façon. En tout cas, ça n’est pas pour le club. L’idée était d’avoir la liberté d’intégrer une grande part d’improvisation en live. J’ai fait en sorte que les arrangements puissent changer, que je puisse chanter dessus. Le but, avec Klabb, était d’avoir des dates où jouer. Quand InFiné s’est intéressé à moi, c’était grâce au live, mais je n’étais pas encore prête à sortir quelque chose de pensé comme Khonnar. Quand je fais un live, je suis bloquée par le stress, je ne parle à personne… Je voulais surtout que les gens sachent que je ne suis pas uniquement inspirée par des sons arabes, qu’ils voient que je ne suis pas Reporters sans frontières, version musique. Mon arabité, c’est mon identité, pas un truc qui existe juste parce qu’on s’intéresse beaucoup à ces musiques actuellement. Pour ça, il y a Habibi Funk, qui adore les musiques arabes, bien plus que moi d’ailleurs.
Tu viens de Tunis même ?
Mon père vient du Sud de la Tunisie, et j’ai vécu au Qatar, à Doha jusqu’à mes 18 ans. Quand j’ai eu mon bac, je suis allée à Tunis pour étudier, et pour y vivre. Doha, ça n’était pas franchement une ville de musique. Pas du tout même [rires]. Mais grâce à Internet, je le suis, branchée sur Michael Jackson, les Destiny’s Child, Will Smith…
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Tu as un passé de chanteuse de jazz, il me semble…
Oui quand je suis allée à Tunis, je me suis fait des amis musiciens, surtout un guitariste de metal qui commençait à beaucoup s’intéresser au jazz. On avait 19, 20 ans. C’était des reprises qu’on jouait dans des hôtels, par exemple, pour gagner un peu de sous.
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Tu as aussi accompagné Fawzi Chekili…
Oui, c’est un des grands jazzmen de Tunis, un des plus actifs durant les années 1970. C’est notamment lui qui a fondé le groupe Carthago. C’est le premier qui a cru en moi musicalement. On faisait des duos, j’allais chez lui pour répéter.
La découverte des musiques électroniques s’est faite quand ?
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J’ai commencé par tout ce qui est soul, hip-hop, J Dilla, le sampling, puis le breakbeat… Et petit à petit, je me suis intéressée à la musique dansante. Surtout via le Chicago Juke et le footwork. C’est une musique très rapide, à 150 ou 160 BPM. C’est de la Chicago House mais très accélérée et beaucoup plus ghetto. Ça ne rappe pas vraiment, ça sort des mots de manière répétitive. C’est à partir de là que j’ai réellement découvert la musique électronique, et que j’ai rencontré le collectif World Full Of Bass, de Tunis. Les fêtes n’étaient pas hyper bien organisées, comme toujours d’ailleurs en Tunisie. C’est un peu la même chose en Italie. Tout le monde voit grand, mais c’est mal organisé. Cependant, c’est cool. J’ai commencé à mixer du footwork, dès 2010.
À ce moment-là, à quoi ressemble la scène électronique tunisienne ?
C’est surtout la techno berlinoise qui dominait, à côté des Club Med, etc. Il y avait trois DJ qui avaient le monopole des deux ou trois clubs qu’on connaissait. Ils avaient cette curiosité, ce goût du risque, ils voulaient que ça grandisse. J’ai fait une résidence dans l’un de ces clubs, c’est là que j’ai fini par trouver un consensus entre ce que j’aimais et ce qui pouvait plaire aux gens, sans tomber dans les rythmiques 4X4.
C’était un principe de ne pas tomber là-dedans ?
Oui, je me suis surtout dit que dans la musique arabe, celle qui passe à la radio, dans les taxis, qu’on ne choisit pas, il y a beaucoup de rythmiques intéressantes. C’est dommage de mettre ça de côté. Dès qu’on met un truc bien tradi, tout le monde se met à danser, en transe. Il y a tellement de gens qui font de la techno et de la house…
À cette époque, tu es encore à la fac, et la révolution de Jasmin contre Ben Ali arrive… Comment la vis-tu ?
À ce moment-là, j’étais aux Beaux-Arts, et quand l’Union générale tunisienne des étudiants organisait une manifestation, j’y allais. Je n’étais pas politisée, mais il ne fallait pas les laisser seuls. On savait qu’il y avait beaucoup de problèmes, la police universitaire était toujours là, en civil. Les manifs se sont multipliées jusqu’à janvier 2011, c’était normal d’y aller pour nous, de venir voir leurs AG…
Il y avait des attentes pour changer des choses, culturellement et musicalement ?
Non, ça n’était pas une révolution culturelle ou artistique. C’était une révolution sociale et politique. On ne voulait plus d’un État policier. On savait que la culture changerait par la suite, mais c’était secondaire. Le problème ultime, c’était la façon dont la police traitait les gens. On ne pouvait pas bouger, à chaque fois qu’on faisait quelque chose, la police bloquait, c’était irrespirable. On ne pense pas à la culture quand il y a de la torture dans les prisons. Quelqu’un qui critiquait Ben Ali ou le système était mis en prison sans que personne n’en entende plus parler. Tu disparaissais, comme en Égypte aujourd’hui. C’était la vie ou la mort. Quand j’ai vu des étudiants faire des grèves de la faim parce qu’ils étaient injustement expulsés des universités pour leurs activités politiques, je ne pouvais pas penser aux clubs et à la musique.
Est-ce que cela a tout de même débouché sur des améliorations concernant la culture et la musique ?
Ça respire, oui. Je suis assez inspiré par les scènes reggae et ragga tunisiennes, très engagées et revendicatrices. Ces gens avaient beaucoup de problèmes avec la police, pour se produire sur scène… Aujourd’hui ça va mieux. S’il y a quoi que ce soit, le public réagit et la police a désormais peur de la presse et de l’opinion.
En Tunisie, les rappeurs étaient tous contre le système, ils étaient chassés. Mais ce qui est toujours bloqué, ce sont les salles de concert. Par exemple, ils ont construit une sorte de cité de la musique à Tunis, initiée par Ben Ali. Elle a fermé pendant la révolution, puis a rouvert, avec de la corruption autour, toujours. C’est un truc de malade, on dirait un centre commercial avec une salle d’opéra, des studios… Ils ont dit qu’on pourrait bénéficier de l’endroit, mais puisque c’est gouvernemental, il faut une permission. Si ça ne leur plaît pas, tu ne passes pas ta musique là-bas. C’est sans fin. Il n’y a que les clubs, qui essaient d’être abordables, mais ils doivent payer une blinde pour les licences d’alcool, pour la police, en bakchich… Ceux qui ont le droit de vendre de l’alcool se trouvent pour la plupart dans les zones touristiques, avec des loyers très chers, hors du centre de Tunis. À chaque fois qu’on veut boire un verre, on doit rouler vingt minutes en voiture, prendre le périphérique…
Dans le centre, il n’y a que des bars de merde avec que des mecs dedans. C’est impensable pour leurs propriétaires d’installer une scène pour faire venir des musiciens. Ils préfèrent les pizzas et les spaghettis bolognaise pour faire leur chiffre d’affaires. Je pense que les Dunes électroniques ont montré un nouveau concept aux Tunisiens : les festivals, ou comment ramener 5 000 personnes dans le sud du pays. Depuis, les festivals ont poussé comme des champignons, éphémères, certes, mais ça a amené des DJ de l’extérieur, et ça donne une chance aux producteurs comme moi de rencontrer enfin leur public.
Il y en a pas mal au Maroc aussi…
Oui, mais c’est très cher, et puis on a parfois l’impression de revenir des dizaines d’années en arrière : “Venez voir l’Africain sauvage qui fait de la musique !” Et puis c’est le plus souvent organisé par des Néerlandais d’origine marocaine, qui ramènent surtout des Néerlandais.
Avec les Dunes électroniques, même si les organisateurs sont Niçois, même si le line-up pouvait sembler occidental, ils ont ramené des DJ locaux. Tu as donc 5 000 Tunisiens qui ont fait 600 kilomètres en bagnole depuis Tunis pour faire la fête et qui envahissent le désert. Le problème, c’est que le ministère de la Culture veut avoir un œil sur tout ce qui se passe. C’est-à-dire que si on veut organiser un événement, il faut que ça passe par eux pour avoir les permissions. Pourquoi ? Pour moi, c’est par jalousie. Ils veulent toujours avoir leur petit logo sur notre truc pour qu’on pense que c’est grâce au ministère qu’il y a des choses qui se font dans les quartiers. Alors que c’est un groupe d’artistes qui a tout fait. Ils donnent juste leur bénédiction.
Vu de France, on a l’impression qu’il y a une scène électronique arabe globale…
J’aimerais bien, mais non. La presse a poussé cette idée parce que tous les mouvements musicaux depuis les années 1950 marchent comme ça. Le jazz new-yorkais, l’italo-disco, etc. On est formatés pour penser de la sorte. Mais non. Il y a une musique traditionnelle, une musique pop, une scène à Beyrouth, les scènes rap des années 1990 algériennes ou palestiniennes… Mais j’associe toujours cela à l’influence occidentale. On dit souvent qu’on ne peut pas toucher à la musique arabe. Mon idée, c’est justement d’en faire ce que je veux. J’essaie de casser tout ça, mais sans faire de l’expérimental, sans dire : “Eh regardez, j’ai fait ça !” Comme un petit garçon qui aurait fait de la merde et qui voudrait le montrer à tout le monde. J’essaie de comprendre pourquoi tout le monde attend le mouvement arabe, alors qu’il n’y a rien.
Le panarabisme musical, c’est du bullshit ?
Malheureusement. J’essaie de me pencher sur ces mouvements, qui viennent de la culture ghetto ou très locale, et qui utilisent des moyens ou des techniques occidentaux, à ma façon. Le gqom d’Afrique du Sud, la cumbia colombienne, le baile funk brésilien, le kuduro angolais… Ils font tout cela, et c’est ce qui m’inspire dans mes DJ sets, puis dans mes live.