“De combien de morts supplémentaires avez-vous besoin ?” : 3 photographes racontent le Liban

Publié le par Lise Lanot,

© Ameen Abo Kaseem

Laura Menassa, Ameen Abo Kaseem et Lara Chahine nous écrivent depuis le Liban pour demander au monde de ne pas fermer les yeux.

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Ce mercredi 9 octobre 2024, la coordinatrice spéciale de l’ONU pour le Liban, Jeanine Hennis-Plasschaert, relevait devant la presse que “le Liban était confronté à un conflit et à une crise humanitaire aux proportions catastrophiques”, rapporte l’AFP. Selon “un décompte de l’AFP fondé sur des chiffres officiels”, depuis octobre 2023, “plus de 2 000 personnes ont été tuées au Liban, dont près de 1 200 depuis le 23 septembre dernier”.

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Imran Riza, coordinateur de la branche humanitaire de l’ONU, missionné sur le Liban, a également indiqué que le pays faisait face à “l’une des périodes les plus meurtrières” de son histoire et qu’il comptait “600 000 personnes déplacées à l’intérieur du Liban, dont plus de la moitié sont des enfants”. Nous avons interrogé trois artistes vivant et travaillant au Liban, afin qu’elles et il puissent s’exprimer sur les réalités de leur quotidien.

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© Ameen Abo Kaseem

Laura Menassa, photographe documentaire à Beyrouth

Sur son compte Instagram, Laura Menassa partage son journal photographique, une habitude prise en 2018, avec sa série A Quest for Identity, un projet qui racontait autant son quotidien que “les événements qui se passaient au Liban à ce moment-là : la révolution d’octobre 2019, la pandémie, la crise économique, l’explosion du port en août 2020, le manque d’électricité, etc.”. En mots et en images, elle raconte sa détresse et son impuissance :

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“Il faut savoir que ma génération, née au Liban ou non, a été bercée aux récits de guerre de nos parents et grands-parents. Certains disent même que l’on porte ce trauma avec nous, qu’il est générationnel. Il se passe toujours quelque chose dans notre région, la Palestine est occupée et son peuple massacré depuis plus de 70 ans sans que le monde ne bouge un petit doigt, la Syrie s’est fait raser, le Liban subit des guerres et des violences.

Il est parfois difficile de voir un futur serein mais, malgré tout, notre lien avec nos terres est fort. Beaucoup de gens préfèrent rester ici même s’il y a la guerre. C’est difficile de tout plaquer du jour au lendemain, c’est même un luxe, comparé aux autres qui n’ont pas le choix. Je crois que l’on se situe entre la colère et l’acceptation. Un jour, on est pleins d’espoir, le suivant, on réalise que ce n’était que futile.”

Le 23 septembre 2024, 23 heures 20, Beyrouth. (© Laura Menassa)

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“Un côté de l’histoire, de notre histoire. Alors qu’on était sur le toit, à la recherche de drones israéliens, on a observé la ville et on s’est demandé ce qu’il restait là, pour nous. Parfois, on dirait un jeu ; parfois, on tremble. Si on essaie de ne pas prendre tout ça trop sérieusement, est-ce que ce sera plus facile ou est-ce qu’on sera coincés dans le déni ? Si on dit que ça va, est-ce que c’est le cas ? فوضى داخلية. Ameen regarde les infos alors qu’on se tient là, impuissants : ‘J’ai l’impression qu’une montagne se tient sur ma poitrine.’

29 septembre 2024. (© Laura Menassa)

“J’ai quitté Beyrouth ce matin. C’était impossible pour moi de prendre une décision : partir ou rester, aucune option ne semblait être la bonne. Je peux voir Beyrouth depuis ici, et je ne peux pas m’empêcher de tourner ma tête en direction de la ville. J’ai l’impression d’avoir trahi mon peuple, mes amis, ma ville. Tandis que je marche le long de la côte, je me rapproche de Beyrouth tout en demeurant si éloignée.

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Je porte en moi cette culpabilité constante de ne pas souffrir assez pour me plaindre, et pourtant, on a assez souffert. Que faudra-t-il au monde pour comprendre que ce que partagent les États-Unis et Israël ne sont que propagande et mensonges ? Chaque soir, on a peur de s’endormir et de se réveiller face à de nouveaux massacres. Mon cœur est brisé en milliers de morceaux. Je n’aurais jamais pensé possible d’avoir autant d’amour pour une terre.”

Le 27 septembre 2024, à Beyrouth. (© Laura Menassa)

“Un homme suit les nouvelles concernant le massacre d’Israël à Beyrouth depuis son dekkene. Il me demande : ‘C’est ta première guerre ? N’aie pas peur.’ Je n’ai pas de mots pour décrire ce qui se passe, pas de mots pour raconter ce que les Palestiniens et les Libanais vivent et ressentent. Combien de bombes doivent tomber sur nos têtes avant que le monde ne se réveille ? De combien de morts supplémentaires avez-vous besoin ? Combien de traumatismes doit-on endurer ? Avons-nous si peu de valeur ? On ne veut pas être des héros.”

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Ameen Abo Kaseem, photographe documentaire et réalisateur palestinien-syrien, au Liban depuis juillet 2023

Konbini | Que souhaiterais-tu partager à un public français concernant ce qui se passe actuellement au Liban ?

Ameen Abo Kaseem | J’aimerais dire que j’ai passé ma dernière semaine secoué par des bombardements. Secoué dans les moments d’amour, de solitude, d’isolement, de calme, de créativité, d’ennui – même dans les moments de nostalgie. Ce n’est vraiment pas juste.

En tant que photographe, as-tu pris des images ces derniers jours ?

Non, par choix.

“Notre sang ne vaut rien pour le monde”

Pourquoi ?

Une leçon très récente venant de Gaza m’a appris que notre sang ne vaut rien pour le monde. Quand tout a éclaté, j’ai ressenti le besoin de dire aux gens d’arrêter une minute de brandir leur appareil photo et de faire les choses différemment. Ce qui est nécessaire de façon critique actuellement pour nous, c’est de construire un récit qui nous raconte sur le long cours. Je pense que cette prise de conscience est en train de se former.

© Ameen Abo Kaseem

Tu parles d’une “colère et d’une frustration collectives et d’un profond sentiment d’impuissance”. Comment documenter cela ?

Cela nous ramène à cette idée de récit sur le long terme, un récit qui serait comme un puzzle. On ne peut pas raconter toute l’histoire en une image, et on ne peut pas capter ces sentiments si profondément incrustés en nous sans inviter le public à suivre nos pas, sans leur montrer ce que c’est que de vivre de ce côté du monde. Je pense que ce dont on a urgemment besoin, c’est de travaux personnels au milieu du chaos. Même si quelqu’un ne traite pas directement de sujets politiques, on les sent à travers son œuvre. Comme on dit en arabe, “بحطوا بالخبز سياسية”, “ils infusent la politique jusque dans notre pain”.

Pourquoi choisir le noir et blanc pour tes images ?

Je pense que ça vient surtout d’un sentiment, celui de ne pas parvenir à voir les couleurs dernièrement. Et je pense que le noir et blanc correspond bien à ce qu’il se passe. Malgré le fait que tout ce qui se passe au Liban et en Palestine semble être des breaking news, le noir et blanc apporte une certaine intemporalité. Cela permet à tout le monde de s’y voir.

© Ameen Abo Kaseem

Tu travailles sur la mémoire. Aux César 2024, la réalisatrice Kaouther Ben Hania a parlé de “premier massacre en direct sur nos téléphones” en Palestine. Il se passe la même chose au Liban, en Syrie, au Yémen, au Soudan, au Congo. Comment poursuis-tu ton travail sur la mémoire dans ce contexte ?

Comme toujours, on a tendance à avoir la mémoire courte sur l’Histoire, et c’est une erreur. Malheureusement, l’histoire sera écrite par les plus violents. C’est là où notre rôle de photographes et d’artistes importe – afin de donner forme à cette histoire, à notre histoire. Dans vingt ans, quand on se retournera vers 2024, on verra à travers de nombreuses paires d’yeux différents.

C’est comme ça qu’on construit nos récits, et une fois que c’est fait, on ne peut pas nous les retirer. Il y a toujours de nouveaux points d’entrée à la mémoire. Pour le moment, je m’intéresse au langage cinématographique, particulièrement à la vidéo documentaire […]. Croyez-moi, notre histoire a été manipulée d’innombrables fois, rien qu’au cours des cent dernières années. Mais avec tous les accès qu’on a désormais, je pense que c’est plus difficile d’effacer les récits. Les photos sont des archives pour l’Histoire.

Lara Chahine, photographe libanaise-états-unienne à Beyrouth

Konbini | Que souhaiterais-tu partager à un public français concernant ce qui se passe actuellement au Liban ?

Lara Chahine | Je pense que tout ce qu’il y a à savoir est connu. La vérité est très claire et très documentée. Le problème, c’est l’apathie.

Tu as commencé la photo en documentant les manifestations d’octobre 2019 au Liban. Sur quoi te concentrais-tu à l’époque ? Sur quoi te concentres-tu maintenant ?

Je m’intéressais aux gens, au mouvement, à ce moment historique auquel nous prenions part. Maintenant, j’essaie de comprendre ce que je peux photographier tout en restant en sécurité et tout en garantissant la dignité des gens dont les histoires importent en ce moment, toutes les personnes en fuite (plus d’un million dans et hors du pays), celles qui ont perdu leur maison et/ou leur famille. […]

En juillet dernier, l’artiste libanaise Randa Mirza nous parlait du Liban comme coincé dans un cycle infini de violence. Quel est ton ressenti par rapport à cette affirmation ?

Aujourd’hui encore, ma mère me disait que je ferais mieux de partir, comme mon père l’a fait à l’époque. Je n’avais jamais compris que mon père avait fui à cause de la guerre. Elle m’a confirmé qu’il était parti en 1982 à cause de la deuxième invasion israélienne majeure au Liban. Il y a un cycle infini de violence, qui ne fait qu’aller et venir avec les années.

Sur les réseaux sociaux, de nombreux Libanais·es partagent des images de résilience et de solidarité. Est-ce quelque chose de commun, notamment venant d’artistes libanais·es ?

Je pense que tout·e Libanais·e, artiste ou non, a été profondément touché·e et blessé·e par l’histoire de la violence du pays. Ça nous semble naturel que l’art libanais soit forcément politique, même les bons jours, et cela s’intensifie évidemment en temps de guerre. C’est peut-être pour exprimer nos émotions indicibles, pour trouver un langage et faire en sorte que les gens regardent de notre côté, parce que l’art a un côté attractif tandis que crier dans le vide ne fonctionne pas.

“Je ne sais plus quoi montrer du Liban, désormais”

La façon dont des photographes étranger·ère·s viennent au Liban prendre des images en montrant peu de respect aux Libanais·es pose problème aux photographes du pays. Peux-tu nous en dire plus sur ce sujet ?

C’est une honte. C’est de la pure exploitation d’une situation et ça vient de médias qui sont eux-mêmes bellicistes. Ils soutiennent un récit propagé par l’Occident. Ils photographient des personnes vulnérables, qui ont tout perdu. C’est terrible. Je comprends que des professionnels venant de l’étranger aient une mission et un devoir mais ils ont aussi un devoir auprès de la population locale. On est tous humains. Si un journaliste étranger vient avec de bonnes intentions et sensibilités, je ne suis pas contre. […]

Que voudrais-tu montrer du Liban ?

Je ne sais plus quoi montrer du Liban, désormais.

Merci à Laura Menassa, Ameen Abo Kaseem, Lara Chahine et Cynthia Eid.