Avec Border, présenté à Cannes en 2018, puis Les Nuits de Mashhad, en compétition officielle en 2023, le réalisateur irano-danois Ali Abbasi témoigne depuis ses débuts d’un intérêt certain pour les monstres, dans toutes les diversités et leurs aspérités. Cette année, il n’a pas fait exception à la règle puisqu’il est revenu sur la Croisette avec un biopic de Donald Trump, soit l’origin story de l’un des plus grands vilains du XXIe siècle.
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Pour plonger avec lui dans les arcanes de l’empire américain en retraçant l’ascension vers le pouvoir du jeune Donald Trump et son pacte faustien avec l’avocat conservateur Roy Cohn, le réalisateur s’est tourné vers Sebastian Stan, lui proposant un défi qu’il ne pouvait ni refuser et encore moins rater. Challenge purement artistique et performatif ou une prise de position politique, en acceptant d’incarner le plus tristement célèbre personnage de notre époque, l’acteur a complété le puzzle d’une filmographie du risque, mise au service de personnages troubles, qui aspire à sonder l’humanité dans ses recoins les moins glorieux.
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“La production du film s’est stoppée et a repris plusieurs fois et j’ai attendu de voir ce qui allait arriver car une part de moi pensait que si ça ne se faisait pas, ça ne serait peut-être pas plus mal”, raconte l’acteur que l’on a rencontré au 50e Festival du film américain de Deauville où il recevait son Hollywood Rising-Star Award pour sa carrière. “Puis, finalement, je me suis senti attiré par ce rôle comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Il y avait beaucoup de peur mais chez moi, la peur est souvent un bon indicateur pour accepter un rôle.”
Face à lui, l’impeccable Jeremy Strong, qui s’est souvent employé à ausculter le pire de l’establishment américain (l’ignominieux monde de la finance dans The Big Short, l’empire médiatique façon Murdoch dans Succession et désormais la fabrique de Trump), incarne un Roy Cohn acéré et c’est avec ces deux génies du mal aux commandes que s’est construit ce biopic en forme de fragments qui tente de saisir les fondations de l’homme derrière le mythe.
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Ne pas caricaturer la caricature
L’habile scénario de The Apprentice, composé par le journaliste politique Gabriel Sherman, évite soigneusement les poncifs du biopic Wikipédia ou une facilité trash, et préfère se concentrer sur les enjeux de la rencontre entre Cohn et Trump où prendront racine tous les excès et mensonges qui constitueront l’homme politique. De course à la présidentielle, ni même d’émission de téléréalité, malgré le titre du film, il ne sera donc question, et pour construire et nourrir son personnage, c’est avec le Donald Trump que l’on a peu — ou moins — vu que Stan devra composer.
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“C’était fou parce qu’on devait commencer à tourner en septembre 2022, puis en décembre 2022, puis en mars 2023 puis finalement en novembre 2023. Donc j’ai eu beaucoup de temps à consacrer à cette préparation. J’ai aussi beaucoup paniqué car ça prend le dessus sur ta vie. Je me réveillais, j’écoutais Donald Trump, je me brossais les dents, j’écoutais Donald Trump, j’allais au lit, j’écoutais Donald Trump. Je pense que pendant tout ce temps, j’ai écouté et regardé Donald Trump cinq à sept heures par jour.”
L’approche de Sherman et Abbasi, davantage humaniste que politique ou provocatrice, a obligé l’acteur à ne pas caricaturer l’homme pourtant devenu une caricature de lui-même, certainement le plus gros défi de ce rôle. Si le Trump grotesque et clownesque fait désormais office d’image d’Épinal, il fut un temps où il était un personnage beaucoup moins outrancier et Stan a donc dû jongler entre candeur et cynisme, violence et ridicule.
“Il y a énormément de ressources sur lui, des livres, des documentaires et je pense que j’ai lu toutes les interviews qu’il a données de 1977 aux années 1990. Mais j’ai aussi regardé toutes les imitations de lui que j’ai pu trouver, toutes les parodies du SNL ou d’inconnus sur TikTok. J’ai voulu voir le plus de choses possible sur lui mais c’était difficile car j’ai dû aller contre les projections des gens. Je savais que le public verrait le film avec des attentes précises et je crois que mon travail est justement de surprendre les gens en les faisant également s’identifier à lui, comme ça n’a jamais été fait.”
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Ces heures de visionnage et ce savoir accumulé — au prix d’une certaine forme de torture mentale — n’auront pas seulement servi l’interprétation du personnage mais également le scénario et la mise en scène d’Abbasi qui a choisi de faire toute la place à l’improvisation, derrière cette esthétique de carton-pâte façon soap opera.
“Ali a voulu faire un film façon documentaire et, souvent, j’arrivais sur le plateau sans savoir quelle tournure allait prendre la scène. Mais j’avais genre 300 vidéos de Donald Trump sur mon téléphone donc Ali pouvait dire, par exemple : ‘Et si tu parlais un peu du gala de charité auquel il s’est rendu en 1984 ?’. Et donc, je devais savoir de quel gala il s’agissait, qui y était et même quel immeuble il convoitait à ce moment.”
Derrière les prothèses
Dans son minutieux travail de reconstitution, Sebastian Stan sera épaulé de la cheffe costumière Laura Montgomery qui lui a imaginé la plus ringarde garde-robe, mais aussi d’un impressionnant travail de prothèses qui accompagnent cette célèbre bouche en cul-de-poule et cette mâchoire serrée, sans pour autant policer les apparences. Les décors semblent en carton mais les physiques sont abîmés. Mauvaises dents, surpoids et teint peu en santé, l’acteur ne s’est pas non plus épargné physiquement.
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“Les prothèses étaient très importantes mais on a eu des problèmes et tout le monde s’inquiétait — moi inclus — que je ne ressemble pas à Trump. Ali a donc voulu que je prenne également du poids car il disait que si les prothèses ne fonctionnaient pas, ça m’aiderait. Je buvais quatre Coca-Cola par jour, je mangeais n’importe quoi, je dormais mal et j’avais des reflux gastriques. Ça m’a mis dans un état… intéressant.”
Avant de se parer du masque qui l’a grimé en l’un des personnages les plus décriés de l’histoire contemporaine, Sebastian Stan a pu préparer le terrain et a perfectionné son langage corporel sur le tournage de A Different Man d’Aaron Schimberg, où il a une nouvelle fois endossé le mauvais rôle. Sous d’impressionnantes prothèses, il y est Edward, un aspirant et malheureux comédien new-yorkais qui souffre de neurofibromatose, une maladie génétique qui provoque la croissance de tumeurs sur la peau et les os, qui performe surtout dans des clips promotionnels pour la tolérance en entreprise.
Lorsqu’un traitement révolutionnaire lui permettra de se débarrasser de cette peau et de ces tumeurs, découvrant un physique avantageux, il changera radicalement de vie. Mais sous la peau, Edward va découvrir qu’il demeure en réalité le même homme misérable qui va développer une obsession malsaine pour Oswald, également atteint de neurofibromatose, qui joue son rôle dans une pièce de théâtre basée sur son ancienne vie.
D’abord homme pétri de honte face à l’horreur qu’il lit dans le regard des autres, voix voilée, épaules voûtées et gestes hésitants, il va devenir cet homme radicalement différent, séduisant mais inquiétant, et Stan — récompensé de l’Ours d’argent du Meilleur acteur à Berlin — de jongler avec les apparences à la façon d’un habile caméléon pour interroger la beauté et la laideur, celle qui constitue notre identité ou celle que l’on performe.
Quant à la reconnaissance critique que la France et l’Allemagne lui accordent cette année, il la dédie à ses racines européennes — il est d’origine roumaine — qui ont façonné “son envie de lutter contre le confort, la complaisance et la peur et lui ont donné le courage de plonger dans l’inconnu pour comprendre l’humanité, quelle que soit la difficulté du sujet”.