Suzanne Jouannet est une actrice du monde d’après. Elle est arrivée dans l’univers du cinéma après le confinement qui a tant affaibli le milieu, dans une industrie post-MeToo en pleine mutation, pour ne pas dire en crise. Une chance. Son autre force ? Venir du monde du théâtre sans rien connaître à celui du cinéma français. Elle est confinée chez ses parents en région parisienne lorsqu’elle réalise une audition pour ce qu’elle croit être un test afin d’intégrer une agence d’acteur. Elle passe en réalité le casting pour le prochain film d’Yvan Attal au côté de Charlotte Gainsbourg et de leur fil Ben Attal.
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“Cette agent m’avait repérée quand j’étais au cours Florent. Quelque temps après cette fameuse audition, elle m’a en fait proposé le casting du film Les Choses humaines… et jackpot, j’ai été prise. C’était fou. Je n’avais jamais été sur un plateau. Je ne savais même pas ce qu’était un callback, ni même un film choral. Au début, je croyais que c’était un genre de comédie musicale et qu’il y allait avoir des chansons !”
[ndlr : un callback est quand on vous rappelle pour passer un ou plusieurs autres essais pour un rôle ; un film choral est un film où l’on suit plusieurs personnages sans qu’il y en ait un principal, comme Love Actually]
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Les Choses humaines est un film intense, difficile. L’histoire d’un procès sur un jeune homme (Ben Attal) accusé de viol par la fille de son beau-père où Jouannet tient le rôle de cette victime qui tient tête malgré son traumatisme. Difficile car il faut oser incarner une victime de viol dans un film sur la présomption d’innocence un an après les “César de la honte“.
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La question ne se pose même pas pour Suzanne et elle accepte le rôle sans hésiter. Pour elle, c’est même une chance de pouvoir tenir un tel rôle pour sa première fois devant une caméra. Sa performance lui vaudra de figurer parmi la prestigieuse liste des Révélations des César, antichambre de la catégorie Meilleur espoir où elle ne sera finalement pas nommée. Qu’importe. “C’est fou. Je ne comprends toujours pas comment c’est possible !”, glisse-t-elle.
Nous si. Sa prestation dans Les Choses humaines est remarquable. Décrocher un rôle si important sans avoir jamais tourné devant une caméra est une prouesse. On lui demande comment s’est passé le tournage de la scène la plus intense de son personnage, un long plan-séquence où elle raconte l’agression face au jury. Elle sourit :
« C’est ma petite fierté… On l’a faite en une prise. Le tournage devait durer deux jours, en dix minutes c’était fait ».
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Rimbaud et mathématiques
Suzanne Jouannet est de toute évidence un petit génie du cinéma et le confirme dans La Voie royale, l’histoire d’une fille d’éleveurs, surdouée en maths, qui tente d’intégrer les grandes écoles à travers une prépa extrêmement exigeante. Ce n’est pas tant un film sur la prépa que sur les transfuges de classe, que Suzanne Jouannet interprète avec une grande justesse. Mais aussi sur les grandes écoles, l’inégalité des chances, le milieu des éleveurs, l’administration, les gilets jaunes, la place des femmes dans les sciences.
Le film n’est pas l’histoire d’une success story et c’est là toute sa réussite. Les thèmes politiques y sont abordés subtilement, en filigrane du parcours du personnage principal, sans jamais être cliché mais en restant très percutants dans leurs propos.
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Suzanne prépare ses rôles en faisant beaucoup de recherches. Pour La Voie royale, elle a avalé des dizaines de documentaires d’Arte sur les maths et la physique. Une découverte pour celle qui a fait un Bac L :
“Moi, j’étais plutôt du genre à écrire des poèmes de Rimbaud sur mes examens de chimie ! J’avais zéro, évidemment. Alors dans le film, j’ai adoré dire des trucs où je ne comprenais rien à ce que je racontais et découvrir qu’on pouvait être passionné des maths comme je suis passionnée par la comédie.”
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Elle appelle l’autre aspect de sa préparation “les rêveries” :
“Je passe beaucoup de temps à réfléchir au personnage. Je le fais entrer dans le monde des ‘et si ?’, ‘et s’il fait ça ?, et s’il se passe ça ?’.”
La Voie royale traite de la vie étudiante de manière très réaliste et sans grossièreté. Bien sûr y sont évoqués le bizutage, la vie étudiante, la pression, les remarques autant de professeurs que d’étudiants, avec au centre, le personnage principal que Jouannet incarne avec beaucoup d’humilité.
Dostoïevski, Électre et Scorsese
Le 7e art n’a pas toujours été une évidence pour la jeune femme et il est même arrivé assez tardivement dans son parcours.
“Je ne viens pas d’une famille particulièrement cinéphile ou investie dans le milieu artistique. Mon père m’a montré quelques films, mais c’est surtout ma sœur qui m’a inspirée car elle faisait du théâtre et je voulais faire comme elle.”
Il y aura plusieurs déclics. Adolescente, elle assiste à une pièce de théâtre où des jeunes de 20 ans interprètent Les Frères Karamazov de Dostoïevski :
“J’ai mis une semaine à m’en remettre. Je n’arrêtais pas de penser à ces jeunes qui jouaient comme s’ils avaient envie de bouffer le monde. J’ai bien vécu ma scolarité mais il me manquait quelque chose. Grâce à cette expérience, et aussi en voyant ma sœur faire du théâtre, j’ai voulu être actrice, donner vie aux mots“.
Son autre révélation s’appelle Électre, du nom de la pièce éponyme :
“C’est en jouant ce rôle que j’ai compris la différence entre jouer au théâtre comme un enfant et interpréter. J’ai découvert que le théâtre pouvait être très fort et intense mais aussi libérateur. Que même jeune je pouvais être quelqu’un d’autre. Je réglais mes comptes sur scène. D’autant que comme Électre, j’étais une ado en conflit avec ma mère à l’époque. C’était fou de me dire que je pouvais m’identifier à un personnage de l’antiquité.
J’ai aussi tout de suite voulu incarner des personnages dont je ne partage pas la même histoire personnelle.“
L’autre révélation viendra, comme pour son personnage dans La Voie royale, grâce à un professeur au lycée qui la poussera à s’intéresser au théâtre et surtout, au cinéma.
“Avant, je ne comprenais pas trop ce qu’était le cinéma. Et puis j’ai vu Casino de Scorsese et là j’ai compris. J’avais 16 ans”.
Après le bac, Suzanne tente la fac. Elle y restera dix minutes. “Je suis entrée dans l’amphi et j’ai paniqué. J’ai menti six mois à mes parents en leur disant que j’y allais alors que je n’allais plus qu’aux cours de théâtre. J’ai fini par leur dire que je ne voulais me concentrer que sur ça.” Elle poursuivra ses études au prestigieux Cours Florent à Paris, avec l’espoir de faire du théâtre jusqu’à ce que le cinéma la choisisse finalement.
“Je me suis longtemps sentie illégitime, au début. Mais une fois que j’ai commencé à faire les interviews pour Les Choses humaines, que sur mes papiers administratifs, c’était écrit que j’étais comédienne, j’ai arrêté de questionner ma place. Les doutes sont toujours là, mais je ne peux plus nier que j’ai un pied dans le milieu”.
Suzanne Jouannet n’a tourné que deux films. Les deux sont très politiques et abordent des questions brûlantes d’actualité où tout le monde n’irait pas forcément se frotter si vite.
“Je m’en réjouis ! Bien sûr que j’avais envie de faire de la comédie mais je me trouve vraiment chanceuse de pouvoir faire des films sur de tels thèmes, c’est ça qui me donne le plus envie de jouer et de défendre mes personnages. Dans Les Choses humaines, tout n’est pas blanc ou noir, ce film m’a fait me poser mille questions et c’est ce que j’aime. Mais une fois que j’avais cerné mon personnage, ma vision était très claire. Je me suis jetée corps et âme dans mon rôle et ma vérité.”
Fan de Meryl Streep, Adjani et Dominique Blanc, la jeune femme souhaite secrètement de tourner des biopics. Son rêve ultime : incarner Sarah Bernhardt, dont elle a toujours eu un tableau dans sa chambre d’ado… à côté de ceux d’Harry Potter.