C’est une série intérieure que Bettina Pittaluga expose au festival Planches Contact, à Deauville, car elle a dû se glisser dans les draps des autres. Intitulée In Bed With, la série présente des personnes belles et plurielles photographiées dans leur intimité la plus brute : dans les plis de draps douillets, dans la chaleur de couettes chatouilleuses, dans le secret de leur lit. Les photos de Bettina Pittaluga encapsulent un véritable moment de douceur, un ravissement pour les yeux.
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Chaque photographie raconte une histoire, celle de chaque modèle immortalisé·e, qui sera rapportée dans un projet de livre prochainement édité. Depuis le confort de notre lit, en télétravail, nous avons passé un coup de fil à la photographe franco-uruguayenne qui nous a parlé de sa relation à son art, aux autres et à son propre lit.
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Bonjour Bettina ! Peux-tu nous parler de la genèse de ce projet et de ton intention ?
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Il arrive un moment dans sa vie où on prend un petit peu de distance dans ce qu’on fait, et je me suis rendu compte que je prenais quasiment tout le monde depuis son lit, même pour des commandes de presse. C’était instinctif : le lit est mon lieu de travail. Quand il s’agit de faire le portrait de quelqu’un, il est plus logique d’aller vers quelque chose de plus intime, pour trouver l’essence de la personne.
Ce rapport au lit n’était pas anodin, donc j’ai commencé à écrire dessus. J’ai fait des études de sociologie avant d’être photographe, dont l’être humain est toujours au centre de mon travail. Il y a toujours un contexte, une légende : l’écriture est comme un second portrait, elle vient marquer quelque chose. Je voulais élargir la définition du lit, car dans le dictionnaire, il est réduit à un meuble.
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“L’écriture est comme un second portrait, elle vient marquer quelque chose.”
Pour cette série, j’ai donc retracé et réuni toutes les images que j’ai faites depuis 2012, produit de nouveaux portraits et interrogé chaque personne photographiée, depuis son lit, pour qu’elle me partage sa propre définition. C’est un double portrait magnifique de la personne. Tout ce qu’on apprend sur quelqu’un quand on l’amène à parler de son lit est génial… Il y a des personnes qui rejettent leur lit, par exemple, et il y a toujours une raison.
Au début, je voulais demander à chaque personne d’écrire, mais ça n’est pas un médium adapté à tout le monde, et ça ne reflétait pas forcément bien leur essence. J’ai donc fait des notes à partir des entretiens et je les mettrai à côté des portraits. Pour l’exposition à Deauville, il n’y aura pas ces notes, mais elles seront visibles dans un livre, qui verra le jour en 2025, je l’espère.
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Comment as-tu recruté tes modèles ?
Grâce à un casting sauvage à Deauville. Ce sont des personnes qui marchaient dans la rue. Dans ces photos, il y a parfois mes proches, notamment dans mes archives depuis 2012. Mais sinon, ce sont des personnes de Deauville.
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“Le lit est attaché à tout ce qu’on est ou ce qu’on a vécu.”
Que t’ont confié ces personnes sur leur lit ?
En fonction de ce que la personne traverse ou a traversé, le lit est un témoin de tout ça. Le lit est attaché à tout ce qu’on est ou ce qu’on a vécu. Une maman va me parler d’un radeau, quelqu’un d’autre va me parler des tissus et des couleurs. Une autre va me parler de sa hantise de ne pas avoir de lit, comme des personnes sans-abri qui vont me donner une définition totalement différente de ce qu’est le lit. J’ai des récits de personnes très malades, en fin de vie, des infirmières qui ont des réflexions sur le lit d’hôpital.
Tout le monde a des choses à dire sur le lit, même si tout le monde pense que ce qu’il dit sur le lit est très banal, c’est faux. Leur définition est toujours unique. Deux copines, par exemple, me parlaient beaucoup des bords de lit, qu’elles autorisaient à l’autre, et non leur lit entier. Ça en dit beaucoup sur l’éducation et la culture, sur l’intime, sur ce que c’est que de violer l’intimité de quelqu’un.
Il y a aussi des dialogues qui se créent. Beaucoup parlent d’insomnies, redoutent le lit et le moment du coucher, évoquent des rêves, des traumatismes, des cauchemars, des ébats sexuels, des naissances. Tout se raconte depuis le lit des sujets pour qu’ils soient le plus à l’aise. Il y a des personnes qui se sont préparées pour le jour du shooting, d’autres qui viennent à moitié nues ou en pyjama, en condition pour se glisser dans leur lit. Personne n’a été dirigé, l’essentiel, c’est que chacun·e y soit bien.
“C’est fou comment un endroit peut rester un sanctuaire après tant de violences.”
Que représente le lit pour toi ?
Je vais te lire mes notes, c’est écrit de manière instinctive :
“Depuis très petite, je fais tout depuis mon lit. Je travaille, je dors, je mets de la crème, je fais même du sport, je passe des coups de téléphone, je me suis désaimée, défiée, découverte, apprivoisée, acceptée depuis mon lit. Je joue, je crée, je mange, j’écoute de la musique, je me régénère. […] Je cachais même des paquets de gâteaux dans les lattes de mon lit et me faisais battre par ma mère pour ça. On m’a fait beaucoup de choses aussi depuis mon lit, ou celui des autres. On m’a frappée tous les jours, surtout les soirs avant de dormir. Et parfois, toute nue en sortant de la douche. On m’a abusée. On m’a regardée en secret. On m’a violée. On m’a fait des câlins. J’ai déjà dormi avec mes frères, des ami·e·s. […]
C’est fou comment un endroit peut rester un sanctuaire après tant de violences. Aujourd’hui, puisque j’ai le mien, je décide de qui est invité·e, qui a le droit d’être dessus, de dormir dedans. Il est mon allié. Je n’ai pas eu de maison pendant un an, donc j’avais mon matelas qui était dans un local. Je n’arrivais plus à avoir de repères, je n’arrivais plus à créer […]. J’ai beaucoup été réconfortée dans des lits, fait l’amour. Aujourd’hui, il est très grand mon lit, donc c’est important, il fait un septième de la superficie de mon appart […]. J’ai vu mon père mourir à petit feu dans son lit d’hôpital et dans le lit médicalisé qu’ils ont ramené chez lui. […] Le lit est l’espace que je veux toujours retrouver car je m’y sens moi. La position lascive est vraiment une position que je vénère. Le sommeil, je le respecte immensément et surtout, c’est toujours un honneur pour moi d’être invitée dans le lit de quelqu’un.[…]“
C’est intéressant de voir à quel point le lit peut être politique, colonisé, puis réapproprié. Merci pour ce partage très intime. On pourra retranscrire tes notes ?
Bien sûr. Ce projet est extrêmement intime, c’est normal de se dévoiler un peu. Ces personnes qui m’ont fait confiance me donnent de la force. Je me dois aussi d’être honnête et vulnérable avec ma définition du lit, parce que je suis quelqu’un d’assez timide à la base. J’ai vécu une enfance très violente, mais bizarrement, mon lit était le seul endroit où j’avais cette sensation que c’était le mien.
C’est assez étrange car cet objet incarne ce refuge et en même temps, on peut y subir de la maltraitance. Il y a ce double rapport qui coexiste. Une fille me disait que c’était une source d’angoisse parce qu’elle avait des insomnies, et de bien-être à la fois, parce que si elle avait passé une bonne journée, elle savait qu’elle allait trop bien dormir. Le lit est un objet ambivalent et trop souvent, on considère les objets comme juste des objets, mais ils ne sont pas que réduits à ça.
“J’ai vécu une enfance très violente, mais bizarrement, mon lit était le seul endroit où j’avais cette sensation que c’était le mien.”
C’est quelque chose que tu fais depuis toute jeune, d’interroger, de définir… ?
Oui. Mon livre préféré, c’est le dictionnaire, et j’ai toujours eu cette tendance à vouloir définir les choses. La première définition que j’ai demandée, petite, à mes proches, c’était “qu’est-ce que l’amour ?”. Par la suite, la sociologie a été une révélation. Quand la montée du Front National a commencé à être extrêmement intense, il y a treize ans, j’étais avec ma famille en Uruguay, et c’était la première fois de ma vie que je ressentais une honte d’être française. J’ai commencé à interroger tout le monde, même les inconnu·e·s, pour savoir s’il se sentait français.
À cette époque, on avait l’impression que les valeurs de la République française ou le drapeau, par exemple, devaient appartenir au Front National et qu’il fallait rejeter totalement tout ça. Tout le monde était hyper fâché par cette question. En Uruguay, le sentiment nationaliste est hyper normal, c’est une fierté de se sentir uruguayen. Bien sûr, on n’a pas la même Histoire. Mais ce qui était intéressant, c’était de voir toutes les réactions que ça a engendrées de simplement demander “est-ce que tu te sens français ?”. Ce n’était pas “si tu étais fier·ère de l’être”, mais juste “si tu te sentais français·e”.
Et on s’est tou·te·s réfugié·e·s dans nos lits aux dernières législatives, dans l’entre-deux-tours, en voyant le score du RN, à scroller sur X/Twitter…
Totalement, dans des groupes qui existaient en live ou en audio, à écouter des journalistes très politisé·e·s… Ça faisait du bien d’entendre d’autres voix et de savoir que le combat n’était pas terminé, qu’il fallait qu’on s’organise. Chacun·e a ses refuges.
Et on se demandait : qu’est-ce qu’il y a autour de ton lit ?
Des tonnes de livres ! Il y a Corps noirs : réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires, de Christelle Bakima Poundza, beaucoup de livres d’Alice Miller, dont Notre corps ne ment jamais, et des livres de photographes. En ce moment, il y a Deborah Turbeville. Ah, et il y a aussi bell hooks, À propos d’amour, et un livre de Douce Dibondo, La Charge raciale : vertige d’un silence écrasant. Cet appartement est petit donc à proximité, il y aussi toutes mes boîtes de tirages, mes classeurs, mon ordinateur.
Dernière question : tu préfères inviter les autres dans ton lit, ou être invitée dans le lit des autres ?
Les deux sont super. Je suis la grande sœur de ma famille, donc j’ai toujours beaucoup aimé protéger l’autre, générer une bulle de confiance, que l’autre se sente bien dans mon lit, parce que c’est un gage de confiance. Une fois que tu t’es réapproprié·e ton lit, il y a une puissance qui se dégage.
La dernière fois, mon amie est venue avec son bébé dans mon grand lit, et c’était comme une grande maison. On pouvait toutes être dedans, à discuter, à dessiner, si on dépasse, ce n’est pas grave, ça fait des souvenirs sous la couette. C’est un peu comme l’amour. J’ai mis beaucoup d’années avant de pouvoir ressentir puissamment ce qu’était l’amour, et maintenant quand je vais chez l’autre, je suis toujours honorée.
Vous pouvez découvrir la série In Bed With, de Bettina Pittaluga, au festival Planches Contact de Deauville, jusqu’au 5 janvier 2025.
Konbini, partenaire de Planches Contact.