Comment se construit-on ? La peintre Meriame Louattani célèbre le mouvement de nos identités

Publié le par Lise Lanot,

© Meriame Louattani

Avec ses toiles, Meriame Louattani raconte ses questionnements introspectifs et nous pousse à faire de même.

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Alors qu’a débuté sa première exposition personnelle, l’artiste Meriame Louattani a partagé avec nous ses interrogations quant à la construction de nos identités, ce que signifie devenir adulte dans les années 2020 et sa passion pour Ranma 1/2. Rencontre vertigineuse et introspective.

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Konbini | Coucou Meriame ! Peux-tu nous expliquer le titre de l’exposition, “Livret de famille” ?

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Meriame Louattani | Ça m’est venu parce que j’avais ces questionnements autour de ma base, je questionnais un peu mon histoire, qui j’étais en tant que personne, et je ne pouvais pas m’empêcher de retourner à ma famille, son histoire, mes deux pays. En 2023, je venais d’avoir 30 ans, je suis allée au Maroc seule, sans ma famille, et je marchandais avec un gars qui m’a parlé des binationaux·ales. Ça m’a marquée, c’était un regard que j’avais toujours ressenti, et là on m’en parlait pour la première fois à haute voix. Je me suis dit : “Même si le monde a toujours décidé de ce que j’étais, qui je suis ? Qu’est-ce que je veux être ?”

J’ai fait tout ce travail de conscientisation et j’ai mêlé des références de la France, du Maroc, tout ce qui a créé un peu mon socle à moi. Je me suis renseignée sur des textes plus philosophiques, sur l’identité narrative, sur l’identité personnelle qui se constitue avec tes parents et qui n’est définitive qu’au moment de ta mort, comme un récit. Ça a pris beaucoup de sens pour moi. On est constamment en évolution et on a le droit de questionner tout ça. Je me suis placée en enquêtrice sur ce qu’on nous donne et qu’on ne questionne pas, de la part de nos parents notamment. Par exemple, quand on était enfants, ma mère nous répétait souvent quand on la saoulait : “Attention à vous, parce que le paradis, il est sous les pieds de la mère.” J’en ai fait un tableau, qui parle des croyances que les parents donnent, voire imposent.

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Meriame Louattani, Le Paradis sous les pieds de la mère.

“Je me suis placée en enquêtrice sur ce qu’on nous donne et qu’on ne questionne pas”

C’est un processus introspectif qui a dû être assez vertigineux à mener ?

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Oui, c’est vraiment ce sentiment-là que j’ai. Et c’est pour ça aussi que c’était important de faire cette exposition, de montrer quatre ans de travail, comme un appel : et vous, c’est quoi votre processus ? Et vous, vous êtes qui ? […] Plastiquement, après cette expo, il y aura d’autres choses. J’ai découvert des choses autres que la peinture, qui est ma base, ce à quoi je reviens constamment.

C’est marrant, tu gardes le même vocabulaire, l’idée de “base”, quand tu parles de ton identité artistique et de ton identité personnelle.

Mais oui, c’est fou, je ne m’en rends même pas compte. Mais c’est vraiment par la peinture que je suis entrée dans l’art. J’ai commencé à 7 ans parce que je m’ennuyais énormément. J’ai deux grands frères bien plus âgés que moi, ma mère qui travaillait beaucoup, j’avais une seule activité – la natation, le vendredi –, donc le reste de la semaine, je me faisais chier. Un jour, je suis tombée sur ma boîte de gouache, et c’était mon entrée pour me créer un monde à moi loin de l’ennui : c’est vraiment ma base. Plus je m’intéressais à la peinture, plus ma mère me parlait de Matisse, qui était pour elle un peintre marocain et pas français (rires). Ça a été un maître de la couleur pour moi. J’ai passé des heures et des heures à regarder une affiche de Fenêtre sur Tanger qu’on avait dans le salon. Il a quelque chose de très envoûtant dans sa manière de placer la couleur, de jouer sur les complémentaires, c’est un truc qui m’a beaucoup marquée quand j’étais plus jeune et que j’ai compris seulement plus tard. Je me suis dit : “Ah, c’est ça, la magie.”

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“Je laisse vivre jusqu’à ce que ça se débloque”

En plus de Matisse, qu’est-ce qui inspire ton travail ?

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Je me souviens bien des premières gouaches que j’ai faites, c’était Charmed. Comme quoi, la culture populaire a toujours été présente dans mon travail. […] Dans un de mes tableaux, on regarde Ranma 1/2, parce que la culture japonaise, les anime, c’est 80 % de mon enfance. Ranma 1/2, c’est un des premiers anime que j’ai compris, d’autant que la question du genre m’intéresse beaucoup, notamment dans la culture arabe, je joue avec ça et la caractéristique de ce personnage, c’est que quand il tombe dans l’eau froide, il se transforme en fille et il doit cacher cette double identité. Ce tableau, pour moi, il parle de ces après-midi avec ma cousine, mes frères. Se mettre devant des mangas, être trop heureux que le daron ait ramené le décodeur du Maroc. Avec le boîtier qui marchait une fois sur deux et quand le boîtier marchait, on était tellement heureux·ses parce que l’ennui s’éloignait. 

Face à ces tableaux, il pourrait y avoir des réactions de personnes qui se disent “J’ai pas connu ça, moi”, mais justement, qu’est-ce que tu as connu, toi ? C’est ça qui m’intéresse, ça me rassure dans ma position d’être humain·e. Je crée un lien avec toi : toi et moi on est peut-être différent·e·s, on n’a peut-être pas le même socle, mais on vit et on peut aller l’un vers l’autre. Petite, je passais mon temps à la librairie du village Emmaüs, je me perdais dans les rayons de livres d’art, parfois on m’en donnait et je reproduisais ce que je voyais. J’ai vécu une grande rencontre avec la mode et le textile ensuite. J’ai fait un bachelor en design de mode et c’est à travers la mode que j’ai compris comment regarder une œuvre. Quand je regarde une œuvre, au-delà du propos je me demande pourquoi l’artiste a fait ces choix-là et ça prend une autre dimension en même temps.

Toi, tu t’interroges beaucoup sur tes choix ?

Moi, je me prends beaucoup la tête, pas dans le mauvais sens du terme mais je travaille beaucoup en amont. Pour une œuvre, je pose la toile et le support puis je suis dans la fuite. Je reste des heures dedans et je fuis, je parle, je sors puis quand un truc me vient j’y retourne. Je laisse vivre jusqu’à ce que ça se débloque.

Et c’est évident quand une œuvre est terminée ?

Pour moi, il faut savoir s’arrêter sinon tu ne peux pas la partager, même si on a toujours la tentation de lui apporter quelque chose d’autre. J’aimerais que mes œuvres vivent par elles-mêmes et ça inclut la relation qu’elles peuvent avoir avec le public. Ça me fait mal au cœur de me dire que Fenêtre sur Tanger, ce tableau qui m’est si cher aujourd’hui, aurait pu être modifié si Matisse était toujours là et qu’il avait décidé de le changer. C’est un tableau qu’il a construit avec chacune des personnes qui l’a regardé. Mais c’est encore une question en suspens pour moi. Quelqu’un m’a parlé d’un peintre qui allait retoucher ses œuvres au musée d’Orsay. Ça peut être un choix, une envie. Je ne sais pas encore, je me pose souvent la question.

“Mes œuvres, ce sont mes questionnements”

C’est une bonne chose de s’interroger, on n’avance pas quand on est pétri·e·s de certitudes.

Ah ça, c’est clair. Je préfère remettre en question les choses. Je préfère me poser les questions qui sont inconfortables. Ça permet de ne pas avoir peur d’évoluer, du changement, ça permet de laisser la place à quelque chose d’inattendu.

Ça se retranscrit dans ta peinture ?

Oui, beaucoup. Mes œuvres, ce sont mes questionnements, ce que je perçois, ce qu’on vit. Mon tableau La Plaisanterie par exemple, je l’ai fait quand j’ai commencé à conscientiser certaines choses. C’est un tableau qui parle des femmes maghrébines, musulmanes ou pas, qui questionne leur voix, des voix qu’on n’entend pas, notamment celles des femmes portant le foulard, invisibilisées, on parle pour elles, on décide pour elles.

Pourquoi as-tu choisi ce titre ?

Un des personnages du tableau tient le livre La Plaisanterie (ou Les 5 femmes et les oranges) de Milan Kundera. Ça parle de comment une simple blague sur le parti communiste peut mener à des interprétations et j’avais l’impression que mon tableau pouvait être perçu de la même façon de l’extérieur parce qu’il traite d’un sujet sensible, qui peut être facilement cliché, discriminé, parfois “positivement”. J’adore ce tableau parce qu’il me fait peur, il m’effraie un peu dans ce que je peux faire d’autre, dans la place que je peux prendre. En tant qu’artiste franco-arabe, il y a des choses en moi qui ont envie de s’exprimer. Je crois beaucoup au bon moment, je ne force jamais ma création, je fais vachement confiance à ce qui se passe et là, à ce moment-là, c’était juste.

Le soir du vernissage, je fais ma première performance, ça parle de la cérémonie du henné, que je réinterprète et qui parle de ce rite de passage qui dit que tu deviens femme. Je voulais réinvestir cette idée et me faire ce rite à moi-même. C’est une belle conclusion à tout ça : ça y est, c’est moi qui décide. Ce n’est pas une question d’âge, de mariage, c’est une question de comment toi tu te sens. Être adulte, ce n’est pas juste payer ses impôts, ses charges. Avec notre génération, tout est plus flou, on n’a plus les mêmes attentes de la vie. Ma mère sera là, il y a le privilège de la mère de la mariée pendant la cérémonie du henné en plus. Je veux l’honorer parce que c’est elle qui m’a appris à être libre, qui m’a donné les armes. Je pense qu’elle comprendra. Et au pire elle dira : “Attention, le paradis est sous les pieds de la mère.”

© Meriame Louattani
© Meriame Louattani
© Meriame Louattani

L’exposition de Meriame Louattani, “Livret de famille”, est présentée à l’Espace 29, à Bordeaux, jusqu’au 28 novembre 2024.