Ses tapisseries s’éclairent et chantent lorsqu’on les touche : exposée à Paris, l’artiste franco-états-unienne Chloé Bensahel tisse des œuvres hybrides, faisant appel aux plantes comme aux nouvelles technologies. Au Palais de Tokyo, où cette trentenaire expose pour la première fois en solo jusqu’au 30 juin 2024, trois grandes tapisseries aux motifs géométriques et aux couleurs naturelles, tissées en fils de laine, coton, soie et fibres végétales, sont disposées en cercle dans un espace compartimenté par des voilages noirs.
Publicité
En les caressant du plat de sa main, le public se fait magicien : au contact du corps humain et comme irriguées par un réseau sanguin ou neuronal, les tapisseries s’illuminent tandis que des chants byzantins résonnent. “Elles font partie d’un groupe d’œuvres que je produis en continu qui s’appellent les Transplants, des tapisseries faites à base de plantes invasives comme l’ortie ou le mûrier qui sont des espèces ramenées de voyages coloniaux du XIXe siècle”, explique à l’AFP l’artiste, diplômée de la Parsons School of Design de New York et qui a aussi fait ses classes auprès de Sheila Hicks.
Publicité
Sheila Hicks, “mentor”
Cette figure mondiale de la tapisserie moderne a été son “mentor”, dit Chloé Bensahel. Elle lui a notamment permis de “rencontrer des tisserands japonais” et d’apprendre les techniques de tissage au Japon, approfondies par des résidences en Australie, à San Francisco et à Paris. Qu’il s’agisse de soie du XIXe siècle tissée en basse-lisse (technique traditionnelle de tissage à l’horizontal), d’une chemise ou de chaussettes brodées au fil d’or, l’artiste performeuse, adepte de la danse et des textes sacrés, donne vie à ses supports en les mélangeant “à du fil conducteur”.
Publicité
“Ce qui m’intéressait, c’était de créer des textes performatifs qu’on incarne. Les plantes ont des histoires qu’elles racontent mais les corps aussi et l’idée de faire une tapisserie interactive est vraiment venue de l’envie de faire un texte qui se raconte par le corps et d’insérer le corps dans l’expérience de l’œuvre”, explique-t-elle. À base de cuivre, le fil conducteur est inclus “dans la tapisserie reliée à un système informatique qui envoie une fréquence en permanence interférant avec le corps humain, conducteur lui aussi et qui déclenche le dispositif sonore”, détaille-t-elle. C’est en 2019 qu’elle a rencontré des ingénieurs de Google et découvert ce système, en résidence à la manufacture des Gobelins à Paris.
Invisible
Côté son, elle travaille avec des compositeur·rice·s – la chorale La Tempête et la compositrice Caroline Shaw – après avoir au départ “installé des électrodes sur des plantes pour capter leurs fréquences et les traduire en fréquences sonores” avec des instruments de musique. Elle explique : “J’ai voulu remonter dans l’histoire des plantes qui sont sur notre territoire pour imaginer ce qu’elles avaient à raconter”. Se servant du monde botanique comme allégorie du monde humain, l’artiste, aux racines nord-africaine, française et états-unienne, raconte “des histoires de migration, d’hybridation culturelle et de résilience”.
Publicité
“L’idée de la tapisserie interactive, c’est souvent de matérialiser quelque chose qui est invisible : c’est en touchant qu’on découvre un message secret ou codé. Les plantes c’est pareil, elles parlent entre elles un langage que nous ne percevons pas car dans cette ère de l’anthropocène, on pense qu’on est maître du monde naturel”, s’amuse cette “hypersensible” dont le “rapport au texte est clairement influencé par [son] judaïsme”, de son propre aveu. Pensionnaire de la Villa Albertine et en résidence actuellement au MIT de Boston, elle poursuit ses recherches afin d’imaginer “un textile qui bouge et change de forme” grâce “à des muscles artificiels qui lui permettent de se rétracter et de se détendre”, dit-elle.