Cannes : Megalopolis de Coppola, une fable gréco-romaine aussi fascinante qu’indigeste

Publié le par Adrien Delage,

© Le Pacte

Le retour très attendu du cinéaste américain au Festival de Cannes nous subjugue autant qu’il nous rend perplexe.

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Megalopolis, c’est quoi ?

Faut-il encore vraiment présenter Francis Ford Coppola, l’un des plus grands cinéastes américains du XXe siècle ? L’homme à l’origine de films légendaires comme la trilogie du Parrain, Apocalypse Now, Conversation secrète, Outsiders ou encore Dracula revient cette année au Festival de Cannes, où il a déjà remporté deux Palmes d’or, en 1974 et 1979. En compétition officielle, Coppola présente potentiellement son dernier effort, Megalopolis, un projet aussi ambitieux que maudit, qu’il développe depuis plusieurs décennies et qui lui a coûté énormément, autant humainement que financièrement.

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Francis Ford Coppola a commencé l’écriture de Megalopolis au début des années 1980, sur le tournage d’Outsiders. Dès cette époque, le cinéaste visionnaire le considère comme son ultime chef-d’œuvre, si bien qu’il acceptera de tourner une partie de sa filmo (Dracula, Jack, L’Idéaliste) uniquement dans le but de prendre des cachets “faciles” et de financer Megalopolis. Au cours des décennies suivantes, le réalisateur organise des lectures de scénarios avec des acteurs de renom (Robert De Niro, Leonardo DiCaprio, Nicolas Cage ou encore James Gandolfini) et commence même à filmer une trentaine d’heures de rushs à New York.

Francis Ford Coppola se voit remettre sa première Palme d’or par l’acteur Tony Curtis pour <em>Conversation secrète</em> le 25 mai 1974 au Festival de Cannes. (© AFP)

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Mais son rêve tourne au cauchemar le 11 septembre 2001, date fatidique des attentats islamistes qui endeuillent la Grosse Pomme et les États-Unis. Coppola supprime alors ses premiers jets, désemparé face à cette attaque terroriste qui vient briser ses ambitions et sa vision artistique de Megalopolis, censé faire de New York le personnage principal de l’histoire en la transformant en une sorte de ville futuriste utopique. Officiellement, le Godfather du cinéma américain enterre définitivement le projet en 2007, lors d’une interview donnée à un petit blog américain.

Mais, surprise, après douze années de hiatus, Coppola annonce en mai 2019 qu’il a repris le développement du script et même rencontré de nouveaux acteurs, dont un qui intégrera définitivement le casting principal, Shia LaBeouf. Après avoir entretenu le mystère pendant plusieurs années, le cinéaste débute finalement le tournage en novembre 2022 avec un casting de rêve : LaBeouf donc, mais aussi Adam Driver, Aubrey Plaza, Giancarlo Esposito, Laurence Fishburne, Dustin Hoffman ou encore Nathalie Emmanuel (Missandei dans Game of Thrones). Megalopolis, déjà entré dans la légende par la détermination de son géniteur et sa production en dents de scie, se voit logiquement dérouler le tapis rouge de Cannes deux ans plus tard.

Malgré la sélection ultra-pop, éclectique et relevée de cette année, avec entre autres les nouveaux longs-métrages de Yórgos Lánthimos (Kinds of Kindness), David Cronenberg (Les Linceuls), George Miller (Furiosa : une saga Mad Max), ou encore la présence exceptionnelle de Meryl Streep et George Lucas en invités d’honneur, personne ne pourra voler la vedette à Francis Ford Coppola et sa nouvelle création, attendue comme le Messie dans le plus grand festival de cinéma au monde. Alors sans plus attendre, voici ce qu’on a pensé de Megalopolis, le dernier projet audacieux et sibyllin d’un monstre sacré du septième art.

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Pourquoi on sait pas trop si c’est un nanar ou un chef-d’œuvre ?

Difficile d’exprimer en quelques mots, encore plus à chaud, une critique de ce Megalopolis à la stature opulente sans avoir l’impression de se lancer dans une exégèse interminable et surtout parfaitement objective. Il y a tellement de choses à dire sur ce film de Coppola qu’on sort persuadé de sa pérennité dans les débats, dans les manuels d’école de cinéma, autant pour ses qualités indéniables que ses errements narratifs. Si vous en doutiez, oui, le Napoléon du cinéma est bel et bien de retour, et sa conquête du cinéma américain voire mondial pourrait s’achever sur une œuvre aussi riche qu’absconse.

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Dans les (très) grandes lignes, Megalopolis est une fable quasi mythologique qui oppose deux visions du progressisme et de l’urbanisme pour reconstruire New Rome, une version futuriste et décrépite de New York. D’un côté, César Catilina incarné par Adam Driver, scientifique de génie bien décidé à transformer la ville dans son intégralité pour la faire renaître grâce à sa découverte d’un matériau novateur, le Mégalon. De l’autre, Franklyn Cicéron, campé par Giancarlo Esposito, maire avide au service du capitalisme qui veut transformer la Grosse Pomme en casino géant, à la manière d’un Las Vegas 2.0.

Au milieu de ce duel digne des légendes gréco-romaines (César et Cicéron de leurs noms évocateurs), plusieurs voix dissidentes s’élèvent à travers les personnages secondaires du film, parfois pour leur propre intérêt, parfois pour défendre la cause d’un peuple démuni et victime de cette lutte olympienne. Mais le scénario de Megalopolis, obscur, étrange, inattendu voire incomplet par moments, s’efface rapidement au profit de ce que propose véritablement Coppola avec son potentiel dernier film : une expérience visuelle et sonore singulière, de celles qui marqueront les mémoires, autant pour des bonnes que des mauvaises raisons.

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Megalopolis est une corne d’abondance remplie d’idées et de propositions artistiques, une œuvre qui repousse les codes et les barrières du format cinématographique, parfois littéralement lorsque, en plein film, les lumières de la salle se rallument pour laisser place quelques secondes à un speaker, qui vient donner la réplique à Adam Driver sur scène, devant un public aussi amusé que médusé. C’est un film fascinant, instable, surchargé, agaçant, épuisant, quelque part transcendant. La dernière prouesse de Coppola est la plus insaisissable, la plus troublante, celle dont il a accouché difficilement après 40 années passées à se battre pour réécrire son script et trouver des financements (pour un résultat insuffisant aux yeux des studios et producteurs américains, le film n’a toujours pas de distributeur aux États-Unis).

Au premier plan, Coppola rejoue un événement majeur de la Rome antique, la conjuration de Catilina. Un complot politique pour le contrôle de Rome et sa république, traduit par un affrontement entre plusieurs orateurs et politiciens en quête de pouvoir, dont Lucius Sergius Catilina et Cicéron, qui a entraîné une véritable guerre sociale et mis en péril le plus grand empire de l’Histoire. Dans Megalopolis, le cinéaste pousse cette métaphore mythologique jusqu’à l’extrême. Le film s’ouvre sur une scène de débat entre César et Franklyn entourés du peuple, recréant l’environnement d’une agora romaine pleine d’excentricité et de coups bas. Le montage, survolté et épileptique, qui ferait passer Baz Luhrmann pour un amateur, nous entraîne dans un tourbillon de propos philosophiques, artistiques, scientifiques voire métaphysiques jusqu’à l’overdose, intéressants mais fouillis, dont les voies semblent impénétrables sauf pour son créateur.

Coppola fait dialoguer ses personnages avec des textes littéraires, citant au détour de chaque scène Rousseau, Shakespeare, Darwin ou encore Marc Aurèle, se permettant même de glisser quelques répliques en latin. Dans cette mise en scène aussi inspirée qu’aléatoire, il recrée les conditions d’un opéra filmé, thématique chère à sa vision de cinéaste dont il avait déjà fait usage dans Le Parrain, 3e partie ou encore Apocalypse Now, avec la fameuse scène de la “Chevauchée des Walkyries”. Coppola joue intentionnellement avec la patience et l’attention de son spectateur dans ce cirque ambiant, jusqu’à carrément le mettre en scène dans une séquence d’amphithéâtre complètement hallucinée, où les personnages deviennent des figures anachroniques de l’Antiquité, enfilant leurs plus belles toges de politiciens calculateurs et corrompus.

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En arrière-plan, on en vient à se demander si Coppola n’a pas réussi la mise en abîme ultime avec Megalopolis. Le personnage interprété par Adam Driver semble en réalité représenter une version autobiographique du réalisateur, reclus dans sa tour d’ivoire symbolisée par le Chrysler Building, à la merci de ses doutes, de son deuil (involontairement mis en parallèle avec la triste disparition de sa femme Eleanor Coppola en avril dernier), mais surtout de sa peur de manquer de temps. Le temps et son passage, concept majeur du film, qui devient palpable entre les mains de César, capable de l’arrêter à sa guise. L’architecte ambitieux marche sur des horloges comme si le tableau surréaliste de Dalí prenait vie à l’écran, cherchant à dompter une propriété fondamentale de l’univers que l’Homme ne pourra jamais outrepasser. Le manque de temps, ou la peur quintessentielle probable d’un réalisateur qui, à 83 ans, a failli ne jamais livrer son ultime entreprise.

Cette mise en abyme de lui-même, de sa carrière et de son soi intérieur, Coppola la traduit également à l’image. Son style visuel ostentatoire est décuplé, éclectique, complètement fou, parfois fauché, jamais vraiment similaire et homogène au fil des plans. Au mieux, il convoque le film noir/de mafieux, sa zone de confort indéniable et jouissive, au pire, il tente des séquences baroques à la lumière saturée et étincelante digne d’une mauvaise pub de parfum. On oscille entre l’atmosphère crépusculaire d’un Greig Fraser, le grain plus terne et classique du vieil Hollywood, la folie d’effets spéciaux douteux importés de Bollywood, pour finalement accoucher d’une vision artistique certes stupéfiante et ésotérique, mais aussi à la limite du nanar décomplexé.

À force de vouloir englober et traiter dans un patchwork opulent de 2 h 30 pléthore de thèmes sociaux, politiques et artistiques, Coppola nous déroute. Megalopolis est à la fois une œuvre de SF Art déco, un péplum bling-bling, une histoire d’amour passionnelle, un pamphlet contre le capitalisme, une fable sur l’utopie et ses limites, une réminiscence du conflit Est-Ouest en référence à la guerre froide, une œuvre puissante mais un poil élitiste sur la communication et les débats, qui croule peut-être sous le poids de sa vision démiurgique. Francis Ford Coppola clôt avec audace, confusion et générosité un pan de son cinéma, du cinéma américain, de façon parfois innovante, parfois rétrograde, mais qui ne laisse jamais de marbre et confirme son statut d’artiste mégalomane et unique.

On retient quoi ?

L’actrice qui tire son épingle du jeu : Nathalie Emmanuel, impressionnante et naturelle.
La principale qualité : La liberté créative folle de Coppola, de la mise en scène aux décors en passant par l’écriture, les costumes et les transgressions de genres cinématographiques.
Le principal défaut : Les acteurs et actrices en roue libre qui cabotinent, vraiment, vraiment beaucoup.
Un film que vous aimerez si vous avez aimé : à part peut-être une expérience récréative mais risquée sous crack, LSD et marijuana en même temps, absolument aucun film ne ressemble à Megalopolis.
Ça aurait pu s’appeler : “Veni, vidi, vici”.
La quote pour résumer le film : Megalopolis est à la fois une œuvre de SF Art déco, un péplum bling-bling, une histoire d’amour passionnelle, un pamphlet contre le capitalisme, une fable sur l’utopie et ses limites, une réminiscence du conflit Est-Ouest en référence à la guerre froide, une œuvre puissante mais un poil élitiste sur la communication et les débats, qui croule peut-être sous le poids de sa vision démiurgique.”