Phénomène en salles, Black Panther concentre à lui tout seul des enjeux de société, d’un féminisme affirmé à la représentation d’une culture afro-américaine au sommet.
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Juillet 1966 : Black Panther naît chez Marvel de l’imagination de Stan Lee au scénario et de Jack Kirby aux dessins. Certains diront même que la panthère noire aurait inspiré le nom du mouvement afro-américain révolutionnaire du Black Panther Party, lancé trois mois plus tard en Californie par Bobby Seale et Huey Newton.
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Une fois de plus, la pop culture fait son travail d’avant-gardisme, donnant aux États-Unis son premier super-héros noir dans un comics, 33 ans après la naissance de Superman (DC Comics). Préfigurant Le Faucon (1969), Luke Cage (1972), Blade (1973) ou Black Lightning (1977), T’Challa incarne une avancée culturelle importante, alors que le mouvement des droits civiques gronde au pays de l’Oncle Sam. À cela, il faut ajouter le fait que Black Panther soit originaire d’un pays africain imaginaire ultradéveloppé technologiquement et économiquement, le Wakanda.
Mais 52 ans après la naissance de la panthère noire, que pouvait-on attendre de la dernière production de Marvel Studios, désormais propriété de Disney ? Héros du 18e long-métrage de l’univers cinématographique de l’écurie, le personnage incarné par Chadwick Boseman s’inscrit dans un processus d’industrialisation cinématographique et scénaristique des super-héros.
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Prochain élément de la famille des Avengers, Black Panther est enfin présenté plus en détail dans ce film réalisé par Ryan Coogler. Si son émergence en tant que super-héros noir a été une première dans le monde des comics en 1966, l’adaptation de ses aventures au cinéma en 2018 marque un nouveau tournant.
Hommage à la culture africaine et à l’afro-futurisme
À quel niveau un film au budget de 200 millions de dollars aura déjà évoqué de manière aussi assumée et positive l’Afrique ? Black Panther, tentpole parmi les tentpoles, est le premier. Jamais Hollywood n’aura mis autant de moyens pour concrétiser une représentation forte de la culture africaine, à travers l’adaptation d’un comics existant et des personnages qui s’expriment à l’écran avec un accent africain.
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Dans cette fiction, bienvenue au Wakanda. Le monde entier croit savoir qu’il s’agit d’un pays en développement ayant peu de chances de devenir une puissance de soft comme de hard power. En réalité, c’est tout le contraire : ce pays africain imaginaire a deux particularités, celles de n’avoir jamais été envahi par des puissances coloniales et d’avoir réussi, grâce à ses avancées technologiques (permises notamment par la maîtrise du vibranium, un métal imaginaire indestructible), à se cacher du reste du monde.
Gratte-ciel, transports modernes, innovations hallucinantes : le Wakanda est à l’avant-garde du progrès humain et un symbole de l’afro-futurisme, ce mouvement culturel conceptualisé en 1994 et aux définitions multiples. Selon Ryan Coogler, il construit des ponts entre les anciennes traditions africaines et la potentialité du futur. “Une vision rafraîchissante” que met en avant Black Panther, permettant à l’afro-futurisme d’entrer soudainement dans la culture mainstream.
Interrogé par Les Inrocks en 2014, l’écrivain britannique d’origine trinidadienne Anthony Joseph résumait d’ailleurs l’afro-futurisme comme “un courant qui choisit de se tourner vers le futur afin de corriger les erreurs du passé”. Un mélange entre tradition et modernité illustré aussi par le travail de Ruth E. Carter, la costumière de Black Panther, qui a élaboré près de 1 000 pièces dans le cadre de la production du film.
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Interrogée par Vogue, elle explique :
“J’ai sélectionné des détails vestimentaires des tribus indigènes pour les intégrer à des modèles futuristes. Comme la culture que Ryan Coogler a créée est unique, j’ai pu combiner des éléments venant de différentes tribus africaines – dont la couleur rouge, la forme triangulaire, les colliers des femmes girafes et les ouvrages de perles – sans craindre les accusations d’appropriation culturelle.”
Ruth E. Carter ne s’est pas contentée de travailler avec des designers d’origine africaine comme Ozwald Boateng et Ikiré Jones : elle a puisé dans les différentes cultures du continent africain afin d’ancrer les personnages dans leur environnement.
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Plusieurs exemples sont particulièrement intéressants :
L’élégante coiffe de la reine Ramonda (Angela Bassett). Elle rappelle une coiffe du peuple zoulou, appelée “izicolo”, qui est habituellement portée par les femmes mariées lors de cérémonies officielles. La costumière se serait inspirée de la femme politique sud-africaine Winnie Mandela pour créer la garde-robe de la reine Ramonda.
T’Challa (Chadwick Boseman) porte, au-delà de son costume de super-héros, un caftan brodé. Le caftan brodé est récemment devenu un élément incontournable de la garde-robe masculine, tout particulièrement au Nigeria.
Il fut un temps où le style vestimentaire était limité à des boubous majestueux. Désormais, les vêtements en brocart, en tissu ankara et en lin sont brodés à l’instar des tenues de T’Challa dans le film.
La super armée des Dora Milaje, exclusivement composée de femmes, arbore des tenues impressionnantes. Leur uniforme, notamment les nuances de rouge et les lances qui leur servent d’armes, rappelle les vêtements portés par les Masaï en Afrique de l’Est. Elles arborent également les hauts colliers que les femmes de la tribu Ndebele du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud portent traditionnellement pour indiquer leur niveau de richesse et leur statut.
La princesse Shuri incarne la nouvelle génération du Wakanda, et ses vêtements le reflètent. Tout ce qu’elle porte symbolise le futur, à l’image du personnage. Ruth E. Carter a utilisé des matériaux recyclés afin d’ajouter une touche d’avant-garde et a créé une garde-robe riche en tenues blanches. Shuri a les cheveux tressés tout au long du film – une coiffure qui a récemment fait son retour aux quatre coins du globe, au même titre que les coiffures naturelles.
Pour sa part, Nakia (Lupita Nyong’o) a des bantu knots, des petits chignons réalisés à partir d’une tresse. Quant à la reine Ramonda (Angela Basset), elle arbore des dreadlocks grisonnantes.
Aucune trace de cheveux colorés : toutes les femmes sont chauves ou ont une coiffure africaine. Ruth E. Carter a mis en avant les cheveux naturels des Africains et des Africaines, sans se laisser influencer par les modes occidentales.
Pour autant, une nuance est à apporter : en discutant avec Damilola Odufuwa, rédactrice en chef de Konbini Nigeria, il m’est apparu que Black Panther restait avant tout un film américain à destination de la communauté afro-américaine.
En cause, selon Damilola, le fait que le Wakanda soit un lieu certes lié à l’Afrique, mais imaginaire : “Ce n’est pas réel, donc il est dur pour les nations africaines de prétendre que c’est africain juste parce que le film évoque de manière aussi vaste le mélange des cultures.”
Aussi, trois autres éléments viennent soutenir cette idée, selon elle :
- Le film est avant tout porté par des acteurs anglo-saxons, comme Michael B. Jordan, Chadwick Boseman, Angela Bassett, Forest Whitaker, Daniel Kaluuya ou encore Letitia Wright.
- On peut entendre des accents africains un peu caricaturaux, comme dans Un prince à New York.
- La bande originale a plus été composée par des Afro-américains que des Africains. En outre, seuls des musiciens originaires d’Afrique du Sud (comme Sjava) sont présents, mais il n’y a pas d’artistes kenyans, nigérians ou ougandais, alors que le Wakanda est supposé être du côté de l’Afrique centrale, et non du sud de l’Afrique.
Un film profondément féministe
Des accents aux costumes, Black Panther soigne sa forme pour rendre hommage à la culture africaine. Mais l’un des thèmes de société le plus prégnant dans le film est le féminisme, implanté notamment grâce au travail de Ta-Nehisi Coates dans le comics de 2016, avec A Nation Under Our Feet. Si la panthère noire est un super-héros masculin, les femmes qui l’entourent sont aussi importantes que lui.
Et il suffit de jeter un coup d’œil à certains personnages pour s’en rendre compte :
- Nakia est une guerrière autonome. Si elle a un passif avec T’challa, elle n’en est pas moins indépendante et très attachée à défendre avant tout le Wakanda. Elle est introduite dans Black Panther telle une super-héroïne, prenant la défense de femmes lors d’une mission. C’est en cela qu’elle est une véritable guerrière, et non un simple faire-valoir lié sentimentalement au personnage principal.
- Même principe pour Okoye, jouée par Danai Gurira (The Walking Dead). Générale des Dora Milaje, elle incarne une puissante guerrière qui épaule Black Panther. Rasée, elle rejette d’ailleurs une perruque lors d’une mission, comme pour mieux exprimer sa féminité naturelle.
- Shuri, la petite sœur de Black Panther, n’est pas non plus là pour faire de la figuration. Incarnée par Letitia Wright, elle est la caution “technologique” du super-héros, tel Q dans la saga James Bond. Comme Okoye et Nakia, elle vient en aide plusieurs fois à la panthère noire, apportant un soutien logistique et technique à son frère. Aussi, elle n’apparaît jamais comme un personnage sexualisé.
Pour Damilola, c’est probablement sur le plan du féminisme que Black Panther réussit le mieux :
“La position féministe du film est très importante : historiquement, on nous a toujours raconté que les femmes avaient plus de pouvoir en Afrique, bien avant les Britanniques, Français et autres puissances coloniales qui ont apporté leurs idées à propos des rôles des genres.
Résultat, le Wakanda, qui est un lieu qui n’a jamais été colonisé, montre à la fois la réalité de l’égalité des genres et permet de voir comment les femmes ont leur mot à dire.”
Une culture afro-américaine au sommet
Si Black Panther est avant tout important quant à la représentation cinématographique qu’il fait des Afro-Américains dans le contexte d’un film de super-héros, c’est parce qu’il a été produit, réalisé et mis en musique à l’aide d’un casting majoritairement noir et, il faut le souligner, anglo-saxon.
Comme le souligne le Time, qui a mis l’acteur Chadwick Boseman à sa une avec la mention “A Hero Rises”, Black Panther est “le blockbuster le plus magnifiquement noir que Hollywood n’ait jamais produit”.
Avec ses 200 millions de dollars de budget, il s’agit du blockbuster le plus cher à avoir jamais été réalisé par un cinéaste noir, ici Ryan Coogler – qui s’est aussi occupé du scénario, aux côtés de Joe Robert Cole (American Crime Story).
Du haut de ses 31 ans, il est incarnation de la réussite : né à Oakland, il est à la fois bon en maths, en sciences et en football américain, ce qui lui a permis d’entrer à l’Université Saint Mary de Californie. Sur les conseils d’une professeure, il s’est mis à écrire et à fréquenter des cours de cinéma, jusqu’à rejoindre les bancs de l’USC School of Cinematic Arts.
Sur place, il réalise des courts-métrages, dont Locks, Fig, The Sculptor et Gap. Il enchaîne avec un premier long-métrage, Fruitvale Station, qui le voit mettre en scène Michael B. Jordan. Celui-ci deviendra sa muse, et bossera à nouveau avec lui sur Creed.
Ses thèmes favoris ? L’abandon, l’engagement politique et la famille. Un triptyque idéologique qui sied parfaitement à Black Panther, film dans lequel il poursuit sa collaboration avec son acteur fétiche. Marvel, clairement, n’a pas choisi n’importe qui.
Les acteurs et les artistes retenus pour Black Panther jouent aussi de la représentation d’une culture afro-américaine au sommet, entre Michael B. Jordan (The Wire, Creed), Lupita Nyong’o (oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour 12 Years A Slave) ou Angela Bassett (nommée aux Oscars comme aux Emmy Awards).
Kendrick Lamar, à la baguette de la bande originale de Black Panther, termine ce tableau. Reconnu comme l’un des meilleurs rappeurs américains, avec des albums aussi puissants et différents que Good Kid, M.A.A.D City (2012), To Pimp a Butterfly (2015) et DAMN. (2017), il se fait désormais producteur pour le nouveau Marvel, rassemblant un casting hip-hop monstrueux : Jorja Smith, Schoolboy Q, 2 Chainz, Vince Staples, Ab-Soul, Anderson Paak, Jay Rock, Future, The Weeknd et Travis Scott.
Et le Time de préciser à ses lecteurs :
“Si vous lisez ceci et que vous êtes blanc, voir des gens qui vous ressemblent à l’écran n’est pas quelque chose auquel vous pensez souvent. […] Ceux d’entre nous qui ne sont pas blancs ont plus de mal à trouver une représentation de nous-mêmes, une représentation multiple de notre humanité. Se reconnaître dans des personnages est nécessaire pour se sentir vus et compris, mais aussi pour être vus et compris. Sinon, tout le monde est perdant.”
Un Black Panther pour deux visages politiques
La question la plus intéressante soulevée par le scénario de Black Panther est son attachement à ne pas établir une différence peu subtile entre le bien et le mal, tant la complexité politique est de mise. Qui peut dire que le Wakanda est une nation vertueuse, tant ce pays africain a décidé de se cacher du reste du monde pendant des années afin de se protéger des autres et de nourrir son exception culturelle, économique et technologique ?
Le personnage campé par Michael B. Jordan, Erik Stevens (aka Killmonger), vient illustrer une ambiguïté scénaristique à la hauteur de celle du Dark Knight de Nolan : enfant dont le père a été tué par l’ancien de roi du Wakanda, il réussit à prendre le pouvoir du pays après avoir respecté un rituel spécial. Il décide alors de changer brutalement la politique internationale du pays en envoyant des armes à ses “frères” noirs dans le monde entier pour qu’ils se soulèvent, façon Malcolm X.
S’il ne réussit finalement pas à concrétiser sa violente quête, certains se posent la question : ne serait-ce pas lui, le véritable Black Panther, super-héros désormais affilié, dans l’inconscient populaire, à la mouvance révolutionnaire défendue au cours des années 1970 par les Black Panthers ? Et le roi T’Challa, le “véritable” Panthère noire, d’être comparée avec le pacifiste Martin Luther King dans un discours à l’ONU teinté de naïveté (“remplacer les barrières par des ponts”).
Le film s’attache aussi à ancrer dans une réalité historique et africaine le Wakanda. Il s’ouvre ainsi sur une scène qui fait ouvertement référence à l’enlèvement de 276 lycéennes perpétré par Boko Haram, dans la ville nigériane de Chibok en avril 2014.
Interviewé par une youtubeuse afro-américaine originaire du Nigeria, Nate Moore, producteur exécutif de Black Panther, a évoqué ce choix scénaristique :
“L’une des premières choses dont nous avons parlé était le Wakanda, que nous souhaitions différent du comics. Quand le film commence, personne ne connaît le Wakanda. Nous voulions le faire exister, qu’il possède de nombreuses ressources, sachant qu’il se situe en Afrique, un continent qui est rongé par des conflits de différentes sortes. Nous voulions poser la question dans notre histoire de savoir si ce pays se sentirait responsable.
Le Wakanda n’aurait pas eu la même valeur si nous n’avions pas fait cela, parce que c’est un vrai problème, que les gens doivent connaître si ce n’est pas déjà le cas. Nous ne voulions pas exploiter [cette tragédie, ndlr], nous voulions la mettre en avant.”
En ce sens, Black Panther n’hésite pas à aborder, peut-être peu subtilement, des enjeux et évènements politiques qui ont marqué autant le continent africain que la communauté afro-américaine et qui sont encore d’actualité en 2018. Une volonté rare pour un blockbuster aussi imposant.
Un tournant pour Hollywood
Black Panther est aujourd’hui l’exemple le plus visible de la représentation de la communauté afro-américaine dans la pop culture au cinéma. En adaptant une histoire se déroulant dans un pays imaginaire africain pour mieux rendre compte “des espoirs et rêves d’une nation invisible dont les besoins d’affirmation se réalisent enfin”, d’après John Jennings (professeur à l’université de UC Riverside), le nouveau Marvel est un tournant pour Hollywood.
En cause ? Tout simplement son succès. Avec près de 201 millions de dollars engrangés en quatre jours aux États-Unis, les médias américains comme les studios se rendent compte qu’il existe un public pour ce genre de films – seulement 13,6 % des rôles principaux sont incarnés par des acteurs de couleur, selon un rapport réalisé par l’Université de Californie. Résultat : de nombreux projets vont obtenir un feu vert grâce à la réussite financière de Black Panther, donnant par ricochet une meilleure représentation de “l’empowerment” de la jeunesse afro-américaine.
Les projets ne manquent pas : si Blade a ouvert la voie en 1998, on peut aussi citer deux productions récentes liées à la collaboration entre les deux grandes écuries de comics et Netflix, soit Luke Cage (Marvel) et Black Lightning (DC Comics).
Le héros de cette dernière série est particulièrement politisé : Black Lightning raconte l’histoire d’une Amérique raciste, inégalitaire et soumise à la violence des gangs. Le cocréateur et showrunner de cette série, Salim Akil, s’est entouré de scénaristes partageant une expérience commune du racisme ou d’autres formes de discriminations. Représentations, quand tu nous tiens.