Les œuvres de Lila Neutre sont toujours sociologiques, philosophiques et politiques. Qu’il s’agisse de repenser nos corps comme des langages, de déconstruire les genres et normes, ou de débattre des rapports de domination dans une perspective intersectionnelle, il y est toujours question de sociologie, philosophie et politique. Diplômée des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence et de l’École nationale supérieure de la photographie à Arles, l’artiste française est aussi chercheuse et enseignante. À 35 ans, elle est d’ailleurs l’autrice d’une des premières thèses de recherche-création françaises qui s’intéresse à la manière dont le vêtement et l’apparence peuvent servir les luttes collectives pour la justice sociale et l’inclusion.
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Dans sa série Twerk Nation, Lila Neutre considère cet art de la danse comme “une pratique à la fois sportive, artistique, féministe et politique”. Son projet se divise en “plusieurs typologies d’œuvres où le corps est considéré comme un espace de résistance et d’expression” et “met en lumière les dynamiques d’empouvoirement et de soumission qui coexistent au sein du milieu, révélant sa richesse autant que ses paradoxes”. Tout d’abord, “Le Glossaire illustré” décrypte le vocabulaire lié à la culture twerk et “interroge nos habitudes de regard, les biais sexistes, racistes ou exotisants qui conditionnent nos rapports aux corps et aux sexualités”.
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Ensuite, “Féminishift” joue avec les textes misogynes et hétéropatriarcaux de célèbres chansons populaires, à travers des banderoles géantes similaires à celles des suffragettes, tandis que “La Famille Maraboutage” suit des danseur·se·s. Enfin, ses “Objets photographiques” présentent des diptyques sculpturaux de performeuses de twerk sous la lumière de néons. Dans le cadre de l’exposition “Performance” au Centre Photographique Marseille, au sein de laquelle sa série figure, et de cette commande du Cnap, nous avons pu échanger avec l’artiste pour qu’elle nous parle de toute la richesse de son travail. Rencontre.
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Konbini | Bonjour Lila ! Raconte-nous comment l’idée de ton projet Twerk Nation t’est venue à l’esprit.
Lila Neutre | La danse est au centre de mes préoccupations depuis plusieurs années. Depuis 2013, je m’intéresse aux communautés dites “sous-culturelles” qui utilisent leurs corps comme des dispositifs de résistance aux impératifs sociétaux. Parmi elles, des performeuses de burlesque, des joueuses de roller derby et des danseur·se·s de voguing avec qui je construis le travail documentaire The Rest Is Drag. Bien que singuliers dans leur origine et leur développement, le twerk et le voguing engagent le corps dans des mouvements très athlétiques, souvent assimilés à des attitudes suggestives et sexuellement connotées. Dans une culture comme dans l’autre, les techniques du corps expriment une capacité de résilience et une émancipation vis-à-vis des formes de domination que subissent les communautés queers et racisées. J’ai trouvé dans la culture twerk un ensemble de gestes et de symboles déjà bien connus, qui me passionnent et me mettent en mouvement.
Comment as-tu enquêté et comment t’es-tu documentée sur la culture twerk ? Qu’as-tu appris et déconstruit ?
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La culture est bien plus complexe que ce qu’on imagine. Pour la comprendre, je me suis immergée dans des espaces où la danse est pratiquée et enseignée, comme à la Waka Waka Dance Academy ou à l’International Twerk Championship. Je porte alors mon attention sur la mise en scène de soi, la présence des réseaux sociaux et le travail des apparences qui surgit dans les détails de la matière, des gestes et des coiffures… Je découvre un monde queer au sein duquel se joue une compétition organisée en catégories thématisées et pour laquelle les concurrent·e·s ont fabriqué leur costume. Ce sont de fortes réminiscences de cosplay et de voguing. Quand je travaille avec une communauté, je m’intéresse à la manière dont elle s’invente et s’autodétermine. Dans le monde du twerk, l’histoire prend racine en Côte d’Ivoire. Le mapouka, ou “danse du fessier”, y était traditionnellement exécuté par les femmes bété dans le cadre de célébrations ou d’événements importants, notamment le rite du passage à l’âge adulte.
Personnellement, je pense que les danses du bassin (dont le twerk est l’une des réactivations possibles) sont aussi nombreuses que variées et qu’il est difficile d’identifier une source précise et univoque. De même, je me méfie de l’appellation “danse africaine” et invite à lire le très beau texte d’Ariane Mawaffo sur le sujet. Mais plus que de chercher la vérité derrière la légende, je note que les pratiquant·e·s de twerk sont sensibles et attentif·ve·s à la problématique de l’appropriation culturelle et qu’ils et elles veillent à rendre hommage à ce qui les a précédé·e·s. D’un point de vue formel, j’ai tenté de déconstruire l’imagerie brute et urbaine associée au twerk dans les médias et productions culturelles mainstream. J’ai aussi compris que le twerk devait se concevoir dans un réseau plus large de mouvements et de danses dites “afro-urbaines” et qu’il y a encore beaucoup à faire pour qu’elles soient considérées à leur juste valeur. Enfin, je confirme qu’every booty can twerk !
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“J’ai tenté de déconstruire l’imagerie brute et urbaine associée au twerk dans les médias et productions culturelles mainstream”
Comment as-tu articulé et construit ton exposition autour des différentes parties qui composent cette série ? Car elles sont nombreuses !
C’est ma manière d’aborder cette tension centrale entre l’idée que le twerk puisse être un outil d’empouvoirement féministe et, en même temps, un pur produit de l’industrie musicale qui exploite le corps des femmes. Plus que de résoudre cette contradiction, le corpus Twerk Nation propose une réflexion sur l’ambivalence et la complexité de nos luttes, qu’elles soient évidentes ou discrètes. Les différentes séries de pièces proposent, chacune à leur manière, des pistes de réflexion sur ce thème. Les “Objets photographiques” documentent les conditions matérielles dans lesquelles le twerk se pratique et se diffuse ; le “Glossaire illustré” décortique ses références et ses ambiguïtés ; les portraits de “La Famille Maraboutage” mettent en avant la dimension fierce et le travail sur les corps. Esthétiquement, je travaille par un système d’échos. Il y a des formes qui se déploient et se répondent dans l’espace, comme le travail du texte sur les banderoles et dans le glossaire ou l’usage de couleurs fluorescentes qui traverse les séries, des objets en métal et plexiglas à l’encre des sérigraphies.
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Le mot “misogynoir” apparaît en fin de parcours, comme une ultime dénonciation de ces discriminations que subissent les femmes noires – notamment les performeuses de twerk, par rapport aux femmes blanches qui s’y forment et ne font pas face aux mêmes préjugés et imaginaires.
“Misogynoir” se différencie des autres pièces du “Glossaire illustré” en ce qu’il n’est ni illustré ni défini. Il est self-explanatory d’une certaine manière, et c’est aussi la clé de voûte de la série. Si le twerk peut être considéré comme une pratique de résistance face aux normes de beauté et de séduction occidentales qui ont historiquement dévalorisé et stigmatisé les femmes noires et racisées, celles-ci continuent de subir des discriminations systémiques à l’intersection du sexisme et du racisme. Les vixens (twerkeuses professionnelles et figurantes de clips majoritairement issues de minorités marginalisées) subissent la pression d’une industrie qui valorise leur corps tout en les maintenant dans des conditions précaires : sous-payées et privées de stabilité contractuelle, elles sont exposées à différentes formes d’exploitation.
Il n’est pas anodin de relever que c’est la performance de Miley Cyrus aux MTV Video Music Awards de 2013 qui a fait connaître le twerk à très grande échelle. Cette popularité s’accompagne d’un phénomène de gentrification et d’institutionnalisation que j’essaie d’aborder via l’autoportrait. En me mettant en scène dans les pièces du glossaire, j’intègre la figure de la femme blanche hétérosexuelle d’une trentaine d’années, participante type des cours de twerk. J’ajoute à la dimension ironique et au pastiche une réflexion plus profonde sur le tokenism et les stéréotypes sexistes et racistes.
“Je dis souvent que tout mon travail pourrait se résumer en une phrase : rendre sa profondeur à la surface”
Qui sont les personnes que tu as photographiées et comment les as-tu rencontrées ?
J’ai photographié différentes personnes dans différents endroits : à la Waka Waka Dance Academy à Lille d’abord, puis au championnat du monde de twerk à Madrid où j’ai rencontré Soupless et Fleur (deux figures importantes du milieu). La Famille Maraboutage est un collectif marseillais fondé en 2017, connu pour ses soirées festives et inclusives mêlant musique panafricaine, danses et performances. J’avais vraiment envie d’inscrire leurs portraits dans des paysages emblématiques du sud de la France, à côté de chez moi, notamment dans la sublime carrière de pierre de Sarragan et dans les dunes de sel ou d’ocres. Je les ai rencontré·e·s en réalisant l’image promotionnelle pour la saison culturelle Marseille Brille, puis je leur ai montré mon travail et on a fonctionné sur la base de rendez-vous individuels avec des volontaires : Maëlle, Marie-Khane et Dino se sont prêté·e·s au jeu.
Quelles ont été tes inspirations au sens large pour cette série ?
Les références à la culture populaire et au militantisme féministe sont nombreuses dans Twerk Nation : de la chanson “Bum Bum Tam Tam” de MC Fioti (qui renvoie d’ailleurs à la Bum Bum Cream de Sephora dont le marketing capitalise sur l’exotisme des physiques “à la brésilienne”) aux fesses de Fanny, en passant par les mouvements féministes latino-américains et les suffragettes. J’ai aussi beaucoup pensé au travail de l’artiste sud-coréenne Nikki S. Lee et notamment sa série de “projects” dont j’ignore toujours si je la trouve géniale ou très problématique.
Dans ce travail, Nikki S. Lee s’infiltre, littéralement, au sein de sous-cultures et groupes sociaux en adoptant leurs codes, leurs comportements et leurs apparences. À travers des images d’elle prises par d’autres, Nikki S. Lee questionne la notion d’appartenance et la porosité entre authenticité et performativité. J’aime cette idée d’identités fluides, interchangeables, parfois fabriquées et toujours en interaction avec le social. Twerk Nation se pense aussi comme une exploration des manières dont les corps peuvent performer une appartenance, résister aux stéréotypes et réinvestir des espaces historiquement marqués par des dynamiques de pouvoir.
Que souhaites-tu transmettre au public à travers cette série ?
Je dis souvent que tout mon travail pourrait se résumer en une phrase : rendre sa profondeur à la surface. J’aime l’idée de modestement participer à la considération d’espaces-temps habituellement négligés ou considérés comme futiles.
Quels sont tes futurs projets ?
Twerk Nation va continuer de vivre sa vie, notamment à Nantes avec une exposition au Centre Claude Cahun qui ouvrira ses portes le 5 février 2025. Je travaille sur une exposition personnelle prévue au Mrac Occitanie à Sérignan en 2025-2026 et sur un court métrage documentaire portant sur mon travail de thèse, aux côtés d’Alex Tilman et Émilie Balteau, deux réalisatrices du Centre international de recherche-création. Et bien sûr, je rêve de poursuivre ce travail sur le twerk en allant à la rencontre des danseur·se·s de la scène bounce de la Nouvelle-Orléans.
L’exposition “Performance” est à voir au Centre Photographique Marseille, jusqu’au 18 janvier 2025.