“Dans un contexte historique où les Iraniennes revendiquent leurs droits avec détermination et courage”, Anahita Ghabaian Etehadieh a choisi de regarder son pays “à travers l’objectif des femmes”, écrit-elle en introduction de l’ouvrage Espace vital, qui regroupe les travaux de 23 photographes iraniennes de ces 40 dernières années.
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Le livre n’est ordonné de façon ni chronologique ni thématique – un choix important pour Anahita Ghabaian Etehadieh. La galeriste spécialisée dans la photographie a imaginé l’ouvrage comme “des allers-retours” entre les générations, mais aussi les thématiques et les styles. Ces allers-retours offrent une grande liberté au lectorat, qui se balade à travers ces créations aux visages divers accompagnées de textes explicatifs concis et accessibles.
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Grâce à cette liberté, le lectorat se rend compte par lui-même des liens qui unissent et créent une évolution entre les travaux des artistes. On distingue par exemple précisément trois générations qui se succèdent, de la révolution de 1979 à aujourd’hui. “La première génération s’intéresse beaucoup plus à ce qu’il se passe à l’extérieur du pays, à la révolution, à la guerre. La deuxième génération (Shadi Ghadirian ou Gohar Dashti) commence à toucher à des sujets plus intimistes. Les photographes de la troisième génération (Ghazaleh Hedayat, Atoosa Alebouyeh ou Maryam Firuzi) parlent davantage d’elles-mêmes, elles se photographient elles-mêmes, là où les générations précédentes ne s’étaient pas du tout mises en scène.”
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Cette volonté de se mettre en scène “distingue complètement la troisième génération de la première génération qui n’a pas osé ou n’a pas pensé à le faire. Le regard sur soi est différent et nouveau au fil des générations”, poursuit Anahita Ghabaian Etehadieh. Le propos n’en devient pas pour autant égocentré ; au contraire, il s’universalise à mesure que les photographes parviennent à se montrer et se raconter. Ce n’est pas seulement la société iranienne qui est montrée, mais les femmes du monde entier, les êtres en général.
Multiplier les styles et les voix pour raconter la réalité
Au fur et à mesure que le temps passe, les artistes — évidemment inspirées par leurs aînées – traitent de sujets de plus en plus secrets et tabous, qui concernent le corps et l’intime dans des séries où “la frontière entre photo documentaire et photo conceptuelle n’existe plus”, affirme la curatrice. “Je vois plutôt des allers-retours entre des photos qui concernent des faits réels et des photos qui sont le résultat de rêves, de non-réel.”
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Les dialogues initiés au fil des pages créent “un équilibre entre ces questions d’actualité, la société, mais aussi des questions très personnelles et intimistes”. Cet équilibre était d’autant plus important à atteindre qu’Anahita Ghabaian Etehadiehv note à quel point l’Iran est un pays méconnu :
“Nous avons un pays à la culture millénaire, qui n’est pas touristique, dans une région assez sensible. On parle de la ‘French Touch’ qui fait le tour du monde 365 jours par an, mais qui parle des Iranien·ne·s – sauf lorsqu’il s’agit d’actualités graves ? Ce livre permet de poser des regards différents.
Les photographes, par les séries qu’elles réalisent chacune, proposent une image qui n’est pas celle qui est habituellement projetée et accueillie dans les médias. Les sujets abordés ne sont pas les mêmes, mais ils racontent un pays, une population qui n’est pas forcément bien connue.”
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Si la passionnée de photo n’a “pas du tout voulu regrouper les séries avec un titre”, elle note des thématiques récurrentes. “On aurait pu faire des chapitres, on avait assez de matières, mais cela créait des ruptures. […] On parle de la guerre à quatre ou cinq reprises mais les images ne sont pas côte à côte, ce sont à des moments différents du livre. Certaines femmes du livre parlent clairement de féminisme mais on n’a pas cherché à les mettre les unes à côté des autres”, note-t-elle. Ainsi, les propos des artistes ne sont pas enfermés, circonscrits à des étiquettes.
Poésie visuelle et métaphores
Réticente à l’idée de trouver des points communs entre des travaux si différents, Anahita Ghabaian Etehadieh note une constante inébranlable : l’omniprésence de la poésie qui habite chaque projet, qui infuse chaque page. “Les Iranien·ne·s forment un peuple très poétique, tout le monde lit Rumi, Hafez, Omar Khayyam. Il y a une vraie empreinte de la poésie dans la photographie iranienne – qu’on trouve aussi dans le cinéma iranien. L’usage des métaphores, la façon de raconter des histoires, c’est bien un fil rouge de l’ouvrage.”
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Prises individuellement, les séries photo racontent l’Iran et son peuple. Prises de façon collective, elles se trouvent de nouvelles parures, ajoutent des couches au palimpseste de l’histoire de cette société millénaire. “Ce qui est intéressant, c’est de mettre bout à bout des histoires, des contes sur le passé, le présent, le futur que chacune de ces femmes posent sur elles-mêmes, ce que ça aurait dû être, ce que ça aurait pu être”, résume la galeriste.
Elle se réjouit de voir dans Espace vital un “projet inédit, très important où, pour la première fois les femmes sont ensemble dans un livre”, bien qu’elle confie avoir été sceptique à l’idée de concevoir un ouvrage réunissant uniquement des femmes. L’idée a finalement éclos, permettant un livre dont le titre prend tout son sens au fil des pages. Y dialoguent “des séries sur des sujets importants pour soi-même et pour les autres qui permettent de s’exprimer et de sécuriser un espace vital sans avoir recours aux mots”. “Pour chacune de ses photographes, les sujets sont importants, ils leur ont permis d’extérioriser des choses qui leur tenaient à cœur”, conclut Anahita Ghabaian Etehadieh avec poésie, toujours.
Le livre Espace vital, dirigé par Anahita Ghabaian Etehadieh, est disponible aux éditions Textuel.