Il y a 15 ans, j’en avais 18, quatre poils au menton et un amour grandissant pour un album qui venait de débarquer en criant gare dans les bacs. Un truc longuement titré Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not, qui était à l’origine une phrase tirée d’un film, adaptation de Samedi soir, dimanche matin (1958), un roman d’Alan Sillitoe considéré comme faisant partie du “kitchen sink realism”, un mouvement culturel d’après-guerre qui racontait la désillusion de la jeunesse britannique face à la société moderne.
Le livre brossait l’histoire d’un certain Arthur, 21 ans, ouvrier à Nottingham dans les années 1960. Il se saoule dans les pubs pour mieux repousser sa précarité, essayant tant bien que mal de trouver une porte de sortie dans ses relations amoureuses et au cours d’un laps de temps qui s’étale sur un week-end.
Si je filais la métaphore, on pourrait presque dire la même chose des Arctic Monkeys. À la différence que les bars et les femmes ont été échangés par des mediators, cordes de guitares et caisses claires et que Nottingham a pris le visage de Sheffield, cette grosse ville du Nord de l’Angleterre qui a vu naître Pulp, Joe Cocker et même Sean Bean, l’acteur qui meurt dans tous les films qu’il touche.
Ma rencontre avec les Arctic Monkeys s’est faite en deux temps. En premier lieu sur un site qui montait à l’époque. En 2005, des fans de la formation décident, après les avoir découverts en s’échangeant des MP3, d’ouvrir une page MySpace en leur nom. Ils y entreposent plusieurs morceaux que le groupe avait rendu accessible. On y retrouve alors deux monuments de leur carrière, le dansant “Fake Tales of San Francisco” et le génial “From the Ritz to the Rubble”, qui formeront les uniques pistes de leur premier EP sorti en 2005, Five Minutes with Arctic Monkeys.
Le groupe voit sa notoriété traverser les frontières de sa région de naissance, trouvant écho auprès de Londres. Le bruit grandit. Deux ans plus tard, les voilà en train de sortir leur premier album. Domino, la maison de disques qui les a signés, avance la date de sortie de l’opus, pressentant une forte demande de la part des fans. Nous sommes au mois de janvier 2006 et, avant que les douze titres ne soient dévoilés au public, les Arctic Monkeys sortent un clip pour leur deuxième single.
C’est le deuxième temps de ma rencontre avec le groupe. La vidéo est alors hébergée sur un site qui s’appelle “YouTube”. La plateforme n’a pas encore un an qu’elle diffuse déjà ses premiers clips. Je suis scotché devant le PC de famille, les yeux collés à l’écran. Des accords doucereux qui prennent leur temps, la voix d’Alex Turner pour le début du morceau. À l’image, l’actrice Lauren Marie Socha, que je connaîtrai bientôt dans Misfits. Elle observe la caméra.
Dans les premières secondes, j’hume l’Angleterre profonde, alors que je n’y ai encore jamais foutu les pieds. Ça fume, ça souffle de la fumée, ça parle avec un accent incompréhensible – en tout cas pour moi à cette époque. Et puis tout s’emballe. Je me rappelle comme si c’était hier la musique prendre mes tripes alors que la vitesse des images est multipliée par deux ou trois (ou quatre ?) pour mieux soutenir l’explosion du rythme. Les Arctic Monkeys viennent de m’embarquer. La claque s’appelle “When The Sun Goes Down”.
En 2006, la formation incarne le groupe de rock parfait. Savant mélange spontané des Strokes (pour les riffs), de Franz Ferdinand (pour le côté dansant) et des Libertines (pour le côté punk), la formation se distingue aussi dans ses paroles, compréhensibles pour quiconque.
“I Bet You Look Good On The Dancefloor”, “Fake Tales of San Francisco” ou “Mardy Bum” sont autant d’histoires de soirées alcoolisées qui tournent mal, d’anxiété pré et post-sorties, de relations bancales, du quotidien de jeunes de moins de 30 ans, ou à peine majeurs, qui sont confrontés au monde des adultes. Et puis, pour des Français qui ne comprennent pas grand-chose à la langue de Shakespeare, il y a cette énergie, cette rébellion qui transpire, assez loin du rock des Strokes qui semble presque guindé, froid, à côté de celui brut et chaleureux des Arctic Monkeys.
La puissance de la formation est catapultée par un batteur monstrueux, Matt Helders. Dans “The View From The Afternoon”, la chanson qui introduit l’album, il enchaîne les cassures de rythme, laissant les riffs de guitares se répondre, construisant un morceau à l’apparence déstructurée mais amplement maîtrisé par un sens aigu de la musicalité. Pour tout batteur qui se respecte, ce titre est une formidable décharge d’énergie, ce qui faisait dire à l’époque au magazine Allmusic que la “sonorité” des morceaux de l’album “vous rend encore plus vivant que si vous jouiez vos chansons avec votre propre groupe”.
Et le clip de “The View From The Afternoon” en est bien la preuve.
Sans prétention aucune, et avec une pochette d’album qui voit un de leurs amis fumer une clope face à l’objectif, les Arctic Monkeys sortent le 23 janvier 2006 un album qui va marquer une génération, la leur. “Riot Van”, “A Certain Romance”, “Dancing Shoes”, “The View From The Afternoon”, “When The Sun Goes Down” : ils sont tous là et, quinze ans plus tard, ils continuent encore de résonner.
Publicité